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Supplique

Mère, je n’osais me présenter devant vous mais la nécessité m’y pousse. Quand vous m’êtes apparue en songe, cette image si puissante où vous sembliez enfin apaisée, drapée de cette couleur azurée liquide et souveraine qui est votre essence, tenant en votre main la sauge purpurine, le rameau argenté de l’olivier, l’amarante pourpre et la palme d’albâtre, regardant vers un avenir pacifié, me montrant la voie à emprunter à travers la béance de votre dos, j’ai enfin compris que je ne pouvais plus repousser cette rencontre.

Mère, je ne suis légitime en rien, ambassadeur d’un pays de limbes, émissaire sans mandat, porte-parole de ma seule suffisance, mais je sais que je recèle en moi tout ce qui a fait les miens, de l’inavouable au plus éclatant, de la violence à la bienveillance, de la terreur à la joie, de l’infantile à la sagesse, de la destruction à la création, de la mort cruelle à la vie fragile.

Mère, je vous ai bafouée, avilie, méprisée, ignorée. Dans mon immense orgueil, je vous ai oubliée, reniée, traçant mon seul chemin sans prêter attention à votre souffrance, à ce sang qui perlait partout où portaient mes scarifications et mes empreintes. Pendant des siècles de siècles, je vous ai confisqué votre royaume. Je l’ai asservi, instrumentalisé, exploité, disposé, sans jamais prendre en compte un autre intérêt que le mien, ignorant que mes pas assurés me menaient à ma perte. Ô, comment ai-je pu être aussi puéril et vain ? Ne savais-je pas en moi-même, sans me l’avouer, dans mon inconscient endurci, que cette voie était sans issue ?

Mère, les millions de vies que vous abritiez hurlent leurs douleurs dans ces vides que j’ai taillés de ma domination triomphante. Depuis les temps immémoriaux qui ont sculpté mon identité, j’ai toujours été dans le déni, l’illusion, le récit auto-centré, ignorant l’autre, les autres.

Et Vous.

Mère, votre colère n’est que méritée. Maintenant que s’enflent le vent de la désolation, la chaleur mortelle, les eaux envahissantes, que mes mains ne saisissent plus que le sable inerte et la terre souillée pulvérulente, que la mort hideuse s’annonce, que l’anéantissement menace, je ne peux que vous présenter ma prière. Je sais que vous vous remettrez de mes outrages avec ce temps éternel dont vous disposez. Je sais que d’autres me succéderont, plus sages, moins agressifs, moins impudents, moins imbus d’eux-mêmes. Je sais que je ne vaux que ce sort que vous ne m’avez jamais souhaité mais que l’urgence impose. Des vies innombrables attendent, tremblantes, que moi, le super-prédateur, je baisse la garde jusqu’à disparaître.

Mère, je suis capable du pire comme du meilleur. Si ma soif de posséder est incommensurable, mon détachement du quotidien l’est aussi. Je suis un pur esprit avide de sécurité comme d’aventures. Ancré dans le réel que je m’invente et la tête dans le ciel insondable. Rongé d’angoisses mais ouvert à tout vent. Capable d’un égoïsme morbide et d’une immense altérité. Porté par l’intérêt immédiat mais d’une générosité improbable, contre nature. Matérialiste indécrottable et créateur impénitent.

Mère, je veux changer de voie. Arrêter les destructions, la course au profit immédiat. Me remettre à ma place, en votre sein. Protéger toute vie de ma puissance de démiurge. Aider les plus faibles, les plus atteints par mon incurie. Oublier la technique, me poser, écouter, ressentir, accueillir. Créer du beau. Réparer. Rêver. Ne rien faire. Contempler.

Vivre enfin, sans attente, sans projets, sans tordre ma réalité.

Mère, laissez-moi tenter de me transformer, revenir au carrefour où j’ai choisi la mauvaise route, repartir vers la Vie. J’ai détruit les forêts, rasé les montagnes, exploité les océans, asservi les espèces, asséché des contrées, rendu insalubres d’autres, souillé l’air, le sol, l’eau, haï, haï, ô combien haï tant d’êtres. Mais j’ai aussi créé sans objet et sans espoir, peint, sculpté, composé, chanté, conté, écrit, aimé, aimé, ô combien aimé tant d’êtres, bâti les cathédrales, les mosquées, les temples, les villes superbes, beautés sublimes jetées face au néant de mon existence, bornes intemporelles de mes faiblesses et de cette incompatibilité tragique entre mon esprit infini et mon corps si limité et définitivement mortel.

Je ne veux plus que créer le meilleur, pour le bien de tous celles et ceux qui nous accompagnent.

Parce que je rêve que la Beauté de l’Art sauvera notre Monde.

Mère, me laisserez-vous cette chance, m’accorderez-vous le temps de trouver cette voie ? Aurais-je droit à la rédemption ?

Je suis désormais devant vous, toute honte bue, car j’ai enfin découvert où m’adresser pour vous implorer. Ce songe m’a ouvert le chemin.

Vous êtes en moi et autour de moi.

Moi, l’Humain, votre enfant prodigue.

Vous, la Terre.

Mon Unique Terre à laquelle je dois la Vie.

Accueillez-moi à nouveau.

Accueillez ma supplique.

Se rincer l’œil et mordre à belles dents

Cette nouvelle a été éditée en 2021 dans « Esprit de corps », recueil d’un collectif d’auteurs, par l’éditeur Chemin faisant (Ploemeur) qui en détient les droits. Le thème des 14 nouvelles, dont celle-ci, était les expressions idiomatiques en rapport avec les parties du corps.

Je vous parle d’un temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître.

J’avais échoué dans Cotonou pour vendre la 504 break. Parmi tous les arnaqueurs, Théophile m’avait inspiré confiance. Il avait trouvé le client, un Nigérien. L’affaire conclue, la commission versée, il me restait quinze jours à passer avant de remonter en taxi-brousse jusqu’à Niamey pour prendre l’avion.

J’avais de l’argent, du temps, l’envie de mieux connaître les gens d’ici. La proposition de Théophile de venir vivre quinze jours à la concession avec toute sa famille ne pouvait pas se rater.

Il faut imaginer un carré d’environ trente mètres de côté. Je ne l’ai pas mesuré mais j’imagine que les colonisateurs devaient utiliser une chaîne d’arpentage pour diviser exactement en unités métriques cette étendue sablonneuse en bordure du golfe de Guinée. Une rue numérotée à peine carrossable, parcourue de mobylettes et petites motos. Des clôtures en cannes ou bambous serrés. A l’intérieur, deux manguiers dont les feuilles mortes tombées la nuit sont balayées chaque matin, absence d’automne, pas de saison pour la mort végétale. Une cour de sable où s’emmêlent chèvres naines, porcelets noirs avec leur énorme mère allaitante, poules et coq. Sous un arbre au feuillage dentelé épais, une cuisine en plein air, bassines émaillées en tous genres, vaisselle de plastique criard, braséros en vieux bidons coupés, petits tabourets pour s’isoler du sable. Une longue cabane en matériaux de récupération, bois peint, bidons rouillés dépliés, mais aussi cannes, un toit en tôles léopard. Des ouvertures sans fenêtres avec de simples volets pour les tempêtes et les intrus, les pièces côte à côte donnant chacune sur la cour. Et bien sûr, plusieurs générations. Grands-parents, filles et fils avec maris et brus, petits-enfants de tous âges. Une bonne vingtaine de personnes de l’ethnie Adja-Fon. Personne ne parle français à part Théophile qui a fait des études. Il sera donc mon seul interlocuteur, mon interprète pas forcément fidèle. Peu m’importe, ce sera encore une fois seulement des sourires, des mimiques, une expérience minimaliste de l’altérité. Que retiendrai-je de ces gens-là ?

Des poissons fendus sèchent sur des claies de bois écorcé au-dessus d’un feu. Famille de pêcheurs dans la lagune voisine, le lac Nokoué. Ils vendent ces poissons mais ne les consomment pas parce que c’est tabou pour la famille. Nous mangeons donc du riz, du manioc, un peu de viande, surtout celle de porc ou du poulet ou ces étranges croupions géants de dindes américaines qu’aucun Occidental ne veut consommer et qui débarquent ici congelées de cargos frigorifiques entiers. Les dernières mangues, des avocats. Je bois leur eau, j’ai abandonné l’Hydroclozanone, ne serait-ce que par respect. Mon estomac et mes intestins sont blindés de plusieurs mois de vie dans la brousse, je ne prends aucune précaution, je verrai en rentrant si je me suis chopé des parasitoses mais pour le moment, je ne mets pas cette peur entre eux et moi.

Théophile me demande de ne pas marcher pieds nus dans le sable à cause des « chiques », puces parasites qui s’implantent sous les pieds et grossissent en lentilles, il faut les enlever avec des aiguilles et une lame de rasoir. Il me dit que ce sont les porcs qui les ont amenées. Je n’aime pas ces bêtes noires, plus sangliers que cochons, qui n’ont pas peur de l’humain, courent partout, même dans la rue.

Le jour, Théophile est mon guide. Nous sillonnons les pistes sur nos petites motos, halte dans les villages ou chez les copains. Il est connu, il a réussi, il gagne de l’argent avec les Européens. La nuit se passe à boire et à discuter, très peu dormir, ni lui ni moi n’avons besoin de sommeil. Nous partageons la même couche dans sa cellule, simple large banquette en bois avec une paillasse bourrée de fibres sèches.

Théophile est un conteur. Je passe des heures à l’écouter, prendre des notes. Je me moque si ce qu’il raconte est vrai, ce qui m’importe, c’est le récit. Cela me servira un jour…

J’effleure à peine son monde étrange, peuplé d’esprits, de jumeaux, de fétiches, de marabouts, de sorciers, de tabous, de mauvais sorts, de désenvoûtements, de peurs primales, de protections ésotériques. Pensées magiques. Impossible de savoir qui est l’autre, simple quidam sous protection ou marabout maléfique.

Théophile se prétend sorcier. Je veux bien le croire et ramener une partie de cette Afrique en moi. Commence alors un enseignement contre rémunération des premiers arcanes, je n’aurai accès qu’à ceux-là. Formules magiques, produits à consommer, scarifications, je veux devenir un sorcier blanc. Les nuits passent et je m’enfonce dans un monde où réalité et rêves se confondent.

Je suis le seul Blanc dans ce quartier pauvre. Les Européens expatriés vivent en centre-ville ou dans leurs villas protégées, les touristes dans leurs hôtels. Que vient faire ici cet homme barbu dont il est si difficile de deviner l’âge ? Les barrières de la couleur de peau, de la langue, de la culture, de l’argent, du post-colonialisme sont immenses, infranchissables, pourtant tous les humains sont mes frères et mes sœurs. Je sais que c’est illusoire mais je veux absorber un peu de cette vie ici, et emporter en Europe ce petit bout de concession.

Je donne le superflu, j’essaie de vivre comme elles et eux.

Le colonisateur a implanté les concessions et les rues mais son élan civilisationnel s’est arrêté là. Aucun réseau. Ni eau, ni électricité, ni égouts, ni téléphone. Nous vivons avec la lumière du jour et l’eau de la borne que les femmes vont chercher dans leurs bidons sur la tête. Je me lave dans la lagune. Pas de WC dans la concession.

Comment chier ? C’est ma question un peu pressante le premier matin quand il est l’heure de la créer bien moulée. La réponse est simple : il me faut faire comme tout le monde ici dans le quartier. Aller à la « brousse ».

J’ai été mesquin envers les colonisateurs parce que, dans leur mépris, ils avaient pensé aux « indigènes ». De loin en loin, sur l’espace de quatre concessions, la nature est préservée. Herbes hautes, buissons et arbres rabougris dans le sable, c’est la « brousse ». C’est là que l’on vient se soulager. Ce matin-là, je m’attends à trouver un égout à ciel ouvert, vu la densité du quartier mais il n’en est rien. La nature est « sauvage », nulle sentinelle en embuscade. Le service de nettoyage est efficace. Je ne suis pas le seul, bien sûr et, une fois tombé le pantalon et accroupi un peu à l’écart derrière une maigre touffe, je me rends compte que je suis l’attraction. Femmes et hommes de tous âges ne se gênent pas pour se rincer l’œil. Comment c’est fait le cul d’un Blanc ? Et le devant ? Je ne sais pas si je les ai déçus, je ne suis pas spécialement fier de cette partie de mon anatomie, mais en tout cas, ils m’ont bloqué. Le cerveau des intestins s’est mis en drapeau. Refus d’expulser. J’ai bien senti comme une déception dans mon assistance, vu le peu de temps passé dans le « grand » coin, mais j’ai tout remballé et suis rentré d’un pas pressé, sans un regard pour mon public probablement amusé. Comment faisait Louis XIV sur sa chaise trouée face à sa nombreuse assistance fière de cette distinction ?

Ce sera donc la nuit que j’opèrerai en toute discrétion, seul avec moi-même, instant de recueillement, la truffe au vent.

Il fait encore nuit quand je me lève le lendemain, une pâle lueur à l’Est. Théophile ensommeillé me dit que c’est l’heure où les esprits, qui se sont évadés pendant la nuit, vivant leurs propres vies et aventures, réintègrent les corps des dormeurs à l’orée du réveil. Je penche pour le vent de l’aube mais pourquoi pas, je veux bien opérer en leur compagnie. L’air est frais, le silence parfait, entre les bavards de la nuit et les bruyants du jour, moment en bascule. Il fait encore sombre mais je ne crains pas les mauvaises surprises glissantes sous mes pas. Ah, voilà l’endroit de la veille, un air de déjà vu, une familiarité propice pour prendre mes aises ! Instants délicieux de soulagement, je ne m’étendrai pas.

Mais voilà que derrière moi, une fois la dépose opérée, un fracas de branches brisées, d’herbes froissées et un souffle rauque doublé de grognements. Je me lève prestement, rajuste le pantalon et me retourne. La bête est énorme, bien 300 kg, sombre sur sombre, je devine juste ses yeux fixes et ses défenses. Un sanglier, non, un verrat très gras. Il devait être à l’affut, tout près, a du se rincer l’œil lui aussi et s’interroger sur la pâleur peu coutumière de ce cul d’humain. L’animal m’observe, un rien pressé. Je sens que je gêne. Vu la hauteur au garrot, les défenses acérées et la détermination du suidé à peine domestiqué, je préfère m’effacer. Qu’ai-je à défendre sinon mon étron ? Je m’écarte à reculons, à la recherche d’un bâton. Mais ce n’est pas moi qui intéresse le cochon. Dès que je me suis un peu éloigné, il se précipite, engloutit à belles dents, avec force lapements et grognements, ma belle production.

Premier petit déjeuner ? Je suis écœuré. Mais j’ai trouvé l’éboueur. Pas étonnant qu’il soit aussi efficace vu sa taille et sa splendeur. Ecosystème particulier, rien ne se perd, rien ne se crée.

Mais je comprends les interdits de deux religions du Livre. Le Coran parle d’une partie impure, l’Ancien Testament des pieds fourchus du démon.

Moi, je me suis fait ma religion.

Et ce midi je dirai : « Non, merci, pas de cochon… ».

Fissure de timidité

Nouvelle retenue, avec cession des droits, par l’éditeur SHORT-EDITION.COM  et présente dans 145 distributeurs d’histoires courtes 

Version en anglais

Version en allemand

Version en néerlandais

Madame, je vous dois une confidence. J’ai trop longtemps tu mes sentiments mais rien ne me sert de les réprimer si leur violence n’a de cesse de me bouleverser. Je ne pensais pas vous les exprimer puisqu’il n’y a pas d’issue. Vous avez votre vie et j’ai la mienne. Nous sommes heureux chacun avec les nôtres. Pourquoi soulever une tempête, pourquoi laisser entrevoir un autre possible, puisque nous savons l’un et l’autre que la voie que nous avons choisie est celle de la sagesse ? Certes, elle peut paraître bien mièvre face aux folies de la passion, mais nous avons assez vécu pour savoir que rien ne peut se construire au sommet d’un volcan.

Mais je m’illusionne peut-être et vous accorde une identité de pensée qui n’existe que dans mes songes. Peut-être que ces mots vous étonnent, ces sentiments vous choquent, vous ne voyiez qu’une amitié là où j’étais certain d’un amour partagé. Dans ce cas ne m’en veuillez pas, ne me rejetez pas ! N’y percevez que les signes d’un égarement ! J’ai la faiblesse d’espérer que, grâce à votre discernement, vous saurez me pardonner cet étalage indécent.

Madame, je vous dois une confidence. Dès que je vous ai aperçue, j’ai su que vous ne pourriez m’être indifférente. Quel est le mystère de cette reconnaissance immédiate ? Une façon d’être qui évoque les souvenirs enfouis de l’enfance ? La recherche incessante d’un idéal féminin à travers la figure de la mère ou le souvenir de mes premiers émois ? Ou des processus beaucoup plus prosaïques tels que l’odeur ou le mécanisme inconnu d’une bonne compatibilité génétique ? Dès que je vous ai vu marcher, cette allure juvénile, cette finesse de votre corps, et ce regard droit, ce regard brillant accueillant l’autre, j’ai su que j’allais succomber.

Oh, le processus fut lent, souterrain, mais il a tracé son sillon et s’est alimenté de tous ces insignifiants moments en votre présence ! Les mois ont passé, peut-être les années, je ne sais, mais il a bien fallu un jour que l’on cesse de se croiser, que l’on se parle et se découvre, quelques phrases quelconques échangées, le début d’une amitié.

Madame, je vous dois une confidence. C’est ce soir-là, quand vous étiez dans la lumière du soleil, nullement gênée par les rayons du couchant, que j’ai chaviré. Avez-vous perçu mon embarras alors que je me cachais dans l’ombre protectrice du soleil rasant ? Moi d’ordinaire si disert, mon trouble était tel que je ne pouvais vous faire la conversation. Avez-vous senti ma gêne, mon élocution chaotique ? C’est un cliché de l’écrire mais c’était exactement ce que je ressentais : je restais sans voix. Ébloui par ce qui émanait de vous. L’impression était si forte que votre image m’est restée profondément gravée dans la mémoire. Ces yeux devenus clairs, magnifiés par un maquillage discret. Ces cheveux indisciplinés aux mèches de couleur moins soutenue. Cette chaude carnation rehaussée par quelques éphélides. Ce sourire réservé, presque énigmatique, peut-être légèrement moqueur. Vos épaules nues dans la chaleur de l’été. Vous ne me lâchiez pas du regard, vous m’attendiez et je devais secouer le charme qui me paralysait. Nous avons été dans notre bulle, les discussions de nos voisins à peine conscientes, échangeant des propos intimes en toute confiance, comme si nous étions des anciens amants et que rien n’était tabou entre nous… De vous quitter dans la nuit fraîche a été un arrachement.

L’acmé de cette soirée totémique n’a jamais été dépassée. Nos échanges sont distendus, parfois triviaux, parfois chaleureux, parfois distants, parfois fusionnels. Maintes fois, j’ai tenté de vous retrouver seule parce que je voulais savoir ce que vous aviez dans votre ventre, dans votre cœur, dans votre tête, mais vous vous êtes toujours échappée. Et quand, lassé d’avoir pris tant d’initiatives sans retour de votre part, je me sentais prêt à abandonner, à renoncer à cette quête, soudain vous m’encouragiez d’un sourire éclatant, d’un regard chaleureux, d’un signe de la main.

Madame, je vous dois une confidence. Je sais que nous nous sommes reconnus, que nous sommes constitués de la même matière de rêves. Que nous vivons dans nos mots, dans notre tête. Que notre monde intérieur est bien plus vaste que ces trois dimensions limitant notre corps. Que nous vibrons aux mêmes beautés, aux mêmes émotions. Que nous sommes du même bois de chimères. Je sais que ce sentiment d’appartenance nous dépasse et que nos liens essentiels perdureront. Je sais enfin que vous êtes bien plus sage que moi, que vous avez accepté que cet amour ne puisse être vécu dans cette vie et que nous devons tous les deux seulement en caresser l’écume.

Madame, je vous dois une confidence. Nous sommes du même bois de fées. Nous sommes comme ces arbres frères qui se côtoient dans la forêt. Nous grandissons ensemble, puisons dans le même substrat. Nous augmentons notre ramure et pourtant, jamais nos branches n’entrent en contact, quelques centimètres d’espace par où passe la lumière du soleil, légère faille entre nos frondaisons. Les forestiers connaissent bien ce phénomène étrange. Ils ignorent par quel mécanisme, par quelle sorte de communication, les arbres peuvent se tenir à une si faible distance sans se toucher, comment ils savent se respecter tout en se développant. Ils lui ont donné un nom poétique : les fissures de timidité.

Madame, j’accepte qu’entre nous s’impose une fissure de timidité. J’accepte que notre communion soit un mystère pour nous et pour les autres. J’accepte que cet amour secret se love dans nos têtes. J’accepte que nos corps ne se connaissent jamais. Nous resterons si proches mais sans nous toucher, nous respectant, évoluant ensemble vers le même soleil.

Madame, je vous demande une seule faveur.

Qu’à travers cette fissure de timidité, s’épanche notre tendresse.

Zorro

C’est à mon tour. Tous les convives se tournent vers moi, je suis sous les projecteurs, et je déteste ça. Je jette un regard implorant vers le clown à côté de moi qui fait semblant de s’intéresser à ses mains. Il a raison, c’est la règle du jeu, je dois me lancer toute seule.

Comment leur expliquer que j’aime le mec le plus perché, le plus barré de la ville ? Même pas boarder-line, carrément out-line. Je m’étonne tous les jours, à voir ses pitreries, ses éclats, ses coups d’épée contre les moulins à vent, sa totale inadaptation à ce monde, pourquoi il n’est pas encore sous camisole chimique, ou de force, dans un univers capitonné bien mieux adapté à ses coups de tête. Probablement parce que c’est un grand simulateur, capable de vous débiter les plus profondes inepties, à vous tordre de rire, avec le plus grand sérieux. Ce doit être pour cela que moi, la petite bourgeoise, réservée, bien élevée, très mesurée, je vis avec ce grand malade depuis plus de dix ans.

Au moins je ne m’ennuie pas.

Ils s’impatientent. Je m’y jette en me sentant rougir…

Je venais d’arriver à la rédaction. La petite dernière à qui l’on refile tous les marronniers, les inaugurations glauques, les installations des nouveaux commerçants, de préférence les coiffeurs visagistes, les fêtes patronales, les kermesses des « Toujours jeunes », les enquêtes minables, les noces d’or, tout ce fatras indigeste dont la presse régionale tire son audience. Tu connais la règle des « 100 visages » ? Mes mentors me l’ont inculquée au marteau-pilon. Dans une double-page locale, tu dois te débrouiller pour pondre des articles avec un maximum de photos d’un maximum de quidams, au moins 100 au total, de façon à ce que chaque lecteur local reconnaisse au minimum un visage. C’est comme ça que tu rachètes le journal le lendemain. Malin ! Plus subtil que le temps de cerveau disponible pour te faire gober cette boisson gazeuse marronnasse dont je tairai le nom, même en rêve, pour éviter que mon Auguste de mari ne me fasse une attaque.

Depuis une semaine la rédaction croulait sous les mails d’un illuminé. Péremptoires, comminatoires, imprécatoires. Plusieurs dizaines par jour. Remarquablement bien écrits, style vieille France. J’imaginais un instit à la retraite, cheveux blancs et barbe taillée. Il convoquait la presse le vendredi soir pour assister à son action contre le mât du Dac Mo, le vendeur d’hambourgeois yankees. Un type qui voulait abattre des mâts publicitaires, ça valait bien un Don Quichotte. Tout le monde se marrait, mais comme il y avait à la même heure un pince-fesses à la mairie en présence de tous les élus prêts à lâcher leurs petites phrases au parterre de journalistes, ils m’ont collé la corvée.

Ça ne m’emballait pas du tout. J’avais à 20h une réunion de l’association de bienfaisance de l’église Saint Gildas, à 21h la générale du chœur féminin post-ménopausé de Notre Dame de la Charité et le lendemain, toute une flopée d’interviews, à commencer par l’association Plages propres qui intervenait sur le marché de bonne heure. Rien à faire de son mât. En zone commerciale. Un vendredi soir.

J’y suis allée en scooter. Le soleil se couchait. De loin, j’ai trouvé le mât beau, orangé par les rayons du soir, avec ses lettres DM qui tournaient. Un mât de cocagne. Un sémaphore. Un amer. Pourquoi tant de haine ? Bon, c’est vrai qu’il était un peu haut, même que l’on ne voyait que lui. Si tu n’aimes pas les Dac Mo comme mon cacochyme instit compulsif mythomane, cela peut agacer, mais en faire une grande cause nationale…

Au pied du mât, un attroupement. Je ne voyais rien. J’ai garé mon scooter au plus près, sorti ma carte de presse et j’ai fendu la foule pour aller interroger Pépé râleur.

Le choc. Accroché au mât par un bras, l’autre en visière face au soleil, le corps de biais les pieds calés contre la sole, un grand type, glabre, musclé, juvénile, silencieux, immobile. Avec une panoplie de Zorro, la cape au vent, le pantalon moulant, l’épée à la ceinture, une fausse moustache. Et à travers le masque d’incroyables yeux bleus rieurs. Sans même voir son visage, je suis tombée raide amoureuse de mon Buster Keaton du Dac Mo.

Il a bien fallu lui poser des questions, essayer de ne pas rire à ses déclarations grandiloquentes, faire des photos de l’artiste et de la foule (penser aux 100 visages), prendre les tracts qu’il distribuait maintenant, rappelant la loi, le règlement de publicité et l’inaction de la mairie. En vraie professionnelle, j’ai pris aussi son numéro de portable. J’ai fait un article à la fois poétique sur le personnage et documenté sur sa cause. J’ai eu les compliments du chef tout en sentant chez lui une réserve. Peut-être que la mairie n’avait pas trop apprécié…

Trois mois plus tard, le mât du Dac Mo était abattu et je me mariais avec mon clown pas vraiment triste.

Juste pour le meilleur.

Poursuite

J’ai toujours aimé jouer aux cow-boys et aux indiens. Aux gendarmes et aux voleurs. J’étais toujours l’indien ou le voleur. Maintenant le jeu serait plutôt le chat et la souris, version les poulets et le coyote. Dans ce monde-ci, les poulets mangent le coyote, pas l’inverse. Je ne sais plus qui a dit qu’il n’y a pas de différences, chez les hommes, entre un enfant et un adulte, sauf que pour ce dernier, ses jouets coûtent plus chers. Et mon jouet, il coûte vraiment cher. 300 CV, 4 roues motrices, 255 km/h, 8 à 14 l de super aux 100km, on est loin du diesel qui pue en se traînant. Quoique côté bilan écologique c’est pareil : déplorable. Mais il faut bien assumer ses contradictions, pas vrai ?

Dans ce monde-ci, les voitures peuvent rouler à 255 km/h, enfin pas toutes, mais ça ne sert à rien. Les radars et les poulets sont là pour le rappeler. Alors, pour débrider le moteur de temps en temps, j’ai le coyote qui m’avertit obligeamment des risques. Parce que ces poulets-là mangent des points. Ils voudraient bien aussi manger le coyote mais ils n’ont pas encore réussi, il se défend bien.

Donc, cette nuit, vers 2h du matin, à jeun, je libérais la voiture sur la voie express. Le coyote était silencieux. Un petit 160. Vitesse de croisière, à peine un feulement de plaisir. Personne sur la voie. Juste un trainard que j’ai doublé en un dixième de seconde, bientôt deux phares très loin derrière… Sauf que ces phares sont restés accrochés puis se sont rapprochés. Pas eu le temps de voir le modèle en le doublant mais franchement il ne pouvait pas faire la maille. Enfoncé l’accélérateur, la belle a bondi, le moteur est devenu rageur. Bientôt 230. Et l’autre s’accrochait. Encore loin mais ce n’était pas normal. Et là j’avoue que j’ai commencé à m’inquiéter. Quand tu joues avec les vitesses interdites, tu acquiers une sorte de sixième sens qui souvent te sort d’affaire, bien avant que le coyote ne s’active. Je n’aimais pas la tournure que ça prenait. Puis une montée d’adrénaline quand mon suiveur a mis en route son gyrophare. C’en était un ! J’étais encore trop loin pour qu’il puisse enregistrer la plaque d’immatriculation qu’il n’avait pas pu lire quand je l’ai doublé. Dans ces moments-là, le choix est délicat mais il ne faut pas tergiverser. Accélérateur à fond, 255 puis 270 au compteur, tchao pantin, bye bye la gallinacée, le gyrophare s’éloignait. Et c’est alors que le coyote s’est mis en route. Radar mobile à 3 km, les poulets veillent la nuit.

Devenir sage, c’est bien évaluer la situation et reconnaître que tu es cramé. Si je ralentissais pour le radar, l’autre me rattrapait et si je continuais ma balade à cette vitesse, permis perdu, voiture confisquée, l’horreur. Tout, sauf le radar. Une aire sur ma droite, j’ai écrasé les freins et balancé la bête sur la bretelle. Descente des vitesses à la volée, le moteur hurlait de rage et moi aussi. Personne sur le parking, je suis resté au milieu, les mains sur le volant, tentant de me calmer, attendant que le robocoq arrive. Il a plaqué son carrosse derrière, le gyrophare tournait toujours, et a bondi dehors, l’arme au point, un vrai cow-boy. J’ai ouvert la porte. Il m’a crié de lever les mains et de me retourner contre la voiture. Pas envie d’une bavure, j’ai obtempéré. Il m’a fouillé d’une main, le canon de l’arme contre le dos, je n’ai pas aimé mais je voyais bien qu’il ne fallait pas l’énerver. Quand il a vu que je n’étais pas armé et plutôt coopératif, la tension a baissé d’un cran. J’ai pu me retourner et sortir mes papiers. Il m’a fait signe de le suivre pendant qu’il allait à sa voiture vérifier mon identité. Quand il a fini, j’ai senti qu’il n’était plus tendu, juste fatigué ou déboussolé ou dépressif, c’est capable d’avoir des émotions ces oiseaux-là, même si, paraît-il, ils descendent direct des dinosaures.

Il a montré ma voiture avec un certain respect et dit « 270 km/h au compteur, c’est une sacrée machine ! Vous savez ce que ça coûte un excès de 180 km/h ? La saisir, ça vous plairait ? ». Je le savais, hé pomme, je connais par cœur les risques des excès de vitesse, mais je n’ai rien dit, juste pris un air désolé. Après un long silence, il a coupé le gyrophare, et soufflé un grand coup. La radio sur la fréquence de la police n’arrêtait pas de brailler. Il m’a regardé bien en face, l’air sincère, je l’ai presque trouvé sympathique. « Il est 3h du matin, la nuit ne fait que commencer, elle va être longue et je suis déjà fatigué, je pensais que vous étiez un « go fast » mais ce n’est pas vous que l’on cherche. Pas envie de faire un PV. Si vous pouvez me raconter une histoire pouvant justifier un tel excès de vitesse, je suis prêt à vous laisser partir. »

Incroyable ! Nuit de chance ! Fallait vite que j’invente une histoire qui plaise à un poulet, le conforte dans son égo de petit coq…

Je me suis lancé : « Ma femme m’a quitté. ». L’autre me regarde interrogatif. Je rajoute : « Pour un flic. ». Il réagit : « Et alors ? Les flics sont des hommes comme les autres. Je ne vois pas pourquoi cela expliquerait votre excès de vitesse ! ». Je laisse passer un peu de temps puis je finis : « Je croyais que vous me la rameniez. ».

Bien lourde, bien macho, la blague. Une bonne seconde avant de comprendre, faut quand même pas trop leur en demander, puis il explose de rire. Gagné ?

Il me désigne la voiture et me dit seulement : « Maintenant 90 km/h max. ».

Survivre

Un peu tôt pour l’apéro mais la chaleur assomme, corps moite et gorge sèche. Envie d’un verre frais, mousse amère, buée contre la joue. Dans la vieille ville, l’étroite rue pavée est en pente, alignement de bars en terrasses, canalisant la foule dense malgré l’air poisseux. Appuyé dos contre la vitrine du café, le spectacle hypnotise. Petits, gros, grands, voûtés, rougeauds, essoufflés, couples maussades, enfants mutiques ou rageurs, belles plantes aux longues jambes, peaux nues, tissus colorés, smartphones soudés. Les yeux se croisent. Juste capter les émotions, tenter de deviner ce qui se trame dans ces corps en mouvement, tristesse, angoisse, colère, joie, quiétude, désir. Se raconter leurs histoires.

En face, à l’abri du soleil sous un porche, un SDF est assis. Visage couturé, regard clair, cheveux gris sur l’épaule, barbe sauvage. Pieds nus, tee-shirt et pantalon kakis. Crasseux, peau marbrée, rigoles plus claires de la sueur. Grand corps cassé, usé, écrasé, maigre. Il se concentre à sculpter un bâton, indifférent aux piétons qui s’écartent légèrement sous l’odeur ou la gêne.

Entre nous, au milieu de la rue, à peine visible, une coupelle pour l’aumône, posée sur le pavé, des pièces jaunes et blanches.

Mon regard quitte les passants car une rêveuse ou un étourdi a shooté dans la coupelle. Elle se renverse, roule en crabe sur les pavés pour se caler contre la bordure du trottoir, la monnaie scintille en s’éparpillant. La foule ralentit, se tait un instant, se tourne vers le fautif, qui devant l’air hébété puis désespéré du SDF, se plie, se précipite, transpire pour récupérer le contenant et le contenu et, comme s’excusant, rajoute une ou deux pièces au cas où son geste aurait égaré quelques centimes précieux pour un homme de la rue.

Puis, la coupelle en place, le temps s’écoule à nouveau. Le SDF se lève soudain et va chercher les pièces qui ont glissé à l’abri des regards mais que lui n’a pas oublié. Bientôt une tong étourdie bascule à nouveau la coupelle …

La serveuse vient m’en servir une deuxième et observe la scène. Elle me cligne de l’œil, complice, sourit, ni agacée, ni jalouse. De 12h à minuit, le scénario se reproduit sans cesse. Elle a fait le compte : au minimum il récupère 30 € de l’heure. Meilleur que les pourboires.

Je lève le pouce vers l’artiste. Il me lance un clin d’œil.

Sous l’Étoile exactement

Pour cette nouvelle, il faut juste imaginer : « Banquise fondue, humanité disparue, le dernier des humains, au frais au pôle, qui attend la mort avec Marcel… »

« Longtemps je me suis levé de bonheur… ». Ce pauvre Marcel ne doit rien comprendre. Pourquoi contrefaire sa célèbre phrase alors que je le vénère ? En témoignent les quatre tomes de la Pléiade, neuf millions six cents neuf mille caractères et sept mille quatre cents huit pages, au pied de ma chaise fixée sur ce radeau, là, sous l’Etoile exactement, livres que je relis sans cesse, mon bien le plus précieux, quatre ouvrages sur lesquels j’appuierai ma tête la nuit de ma mort, avant de fermer les yeux et de me répéter jusqu’à me dissoudre « Longtemps je me suis couché de bonne heure ».

Non, Marcel, je n’ai pas l’esprit de contradiction mais tu vois, « couché » ou « levé » n’ont plus de sens. « De bonne heure » ou « tard », de « bonheur » ou de « malheur », non plus. Je crois que plus rien n’a de sens. Seulement cet horizon infini, ce ciel infini, cette mer infinie que pas un souffle ne trouble, et ce jour qui ne peut se coucher, cette nuit qui ne peut se lever, soleil effleurant l’horizon et dont je suis la course circulaire quand je quitte ton livre pour m’assurer qu’un monde existe en dehors de tes mots. A chaque fois, le seul changement, c’est le point cardinal où se trouve cette grosse boule à la chaleur chétive qui teinte d’un jaune orange tes pages sublimes. Comme un tournesol, j’oriente mon esquif pour être face à elle, me repaître de sa lumière et, à tout moment de ce jour éternel, parce qu’elle est si basse à toucher la mer, j’ai l’impression d’être au petit matin et de me lever de bonne heure, bonheur de vivre encore, bonheur de te lire, malheur d’être seul.

Je ne compte plus les heures, les jours, les semaines, les mois. Je sais que, tôt ou tard, la nuit m’engloutira quand soudain le soleil passera sous l’horizon et me laissera dans le froid à attendre la mort. Je n’ai que tes mots pour supporter cet abandon funeste et ce sera empli de toi que j’oublierai tout.

Sous le ciel étoilé et l’Etoile Polaire exactement, la mer libre devenant à peine gelée par la folie de ceux dont je suis l’ultime avatar, je fixerai une dernière fois cette nuit de six mois et me dirai que, désormais, « je me suis couché de bonne heure ».

Noires et blanches

Lotus et moi, nous sommes inséparables.

Unies, donc plus fortes. C’est bien utile avec tout ce racisme.

Personne ne nous supporte. Pas la même couleur, pas les mêmes mœurs. Pas à notre place d’émigrés. Pas respectueux des traditions locales. Trop envahissants, trop agressifs, trop dangereux. Malsains. Infréquentables.

S’ils pouvaient, ils nous reconduiraient avec plaisir jusqu’aux frontières. Ou au-delà. Ou organiseraient sans état d’âme notre éradication totale.

Aussi, nous restons entre nous. Ceux du voyage. Nous sommes fiers de nos origines, de nos coutumes et nos gars sont les plus beaux ! Il faut dire que le noir et blanc, ça a de l’allure. Pas la livrée des larbins soumis, mais le camouflage des fiers combattants de la jungle de l’Asie du Sud-est. Alors quand ces deux beaux gosses nous ont approchées hier soir, nous n’avons pas pu résister…

Maintenant que la nuit d’amour est derrière nous, que l’avenir est en jeu, celui des nôtres, nous devons agir.

Nos victimes, c’est en pleine journée, sous la lumière crue du soleil, que nous les traquons, alors que les locaux préfèrent attendre la nuit et faire la sieste le reste du temps. Ça les agace que nous, les asiatiques, nous travaillons nuit et jour. Concurrence déloyale paraît-il. Dumping social. Pour l’instant profil bas, nous nous effaçons, mais quand nous serons plus nombreux…
Lotus en a repéré un. Le genre insouciant, bien portant, nourri aux céréales depuis l’enfance, un vrai yankee, gras comme on les aime. Béat au soleil, tongs, bermuda et marcel, une provocation. Pas l’air futé ni rapide.

Nous attaquons toutes les deux ensembles, mouvement en tenaille, il n’a aucune chance d’en réchapper, le pauvre, on va le massacrer !
PAF ! Pas si endormi que ça l’animal, le vif mouvement de la main les a surprises à l’apéritif.

« Eh ! Regarde j’en ai eu deux d’un coup de ces saletés de moustiques tigres ! ».

Hors saisons : 15 août

Premier chapitre du livre « Hors saisons » (2015), tout droits réservés, publié ici avec l’accord de l’éditeur Terre de Brume.

Pour une bonne blague, c’était une bonne blague, genre comique de répétition. Elle me faisait toujours rire mais je la réservais aux KGB, les Kaway-Glacière-Baskets, touristes frigorifiés qui croyaient qu’il y avait un été ici. Les breizhous n’aimaient pas trop ce genre d’humour alors je me retenais. Fallait pas épuiser le filon local vu que les KGB, ce n’était que de l’éphémère, ils ne venaient qu’une fois, car l’été suivant… hop, en Méditerranée ! Quand tu passes ta vie au ras des baskets, sur un carton mouillé doublé d’un sac plastique, la météo, ça a vraiment de l’importance. Dans ce bled, il ne faisait pas trop froid, même en plein décembre mais tu puais constamment le chien mouillé.

Ils étaient bien les seuls bipèdes que je supportais, ces KGB transis. Généreux, confraternels envers les humides professionnels, avec l’air de s’excuser de traîner dans les rues par obligation avec ce temps moisi car il fallait épuiser les p’tits gars, vu que la plage, t’y avais pas accès, entre la pluie à l’horizontale et les rouleaux plus hauts que toi. Alors je leur servais ma bonne blague, à deux balles, quand un de leurs boulets venait en bermuda et en crabe jeter une pièce dans ma boîte de maquereaux : « En Bretagne, y’a deux saisons, l’hiver et le 15 août ».

Je te jure que ça les faisait rire, jaune mais avec cet éclat de reconnaissance dans l’œil, frères sous la même calamité, été pourri contre vie pourrie.

Je les supportais sauf quand un benêt avait cru malin d’acheter à la boutique pour toutous kagébistes un tee-shirt gwen ha du[1] avec la phrase : « En Bretagne, il ne pleut que sur les cons « . Nous étions une cohorte de cons, sur les routes, dans les champs, sur la mer, dans les rues, à nous faire tremper et il fallait être un noble de Kermachin, bien à l’abri sur les plateaux télé pour pondre un mépris pareil pour le peuple. Pas eu assez de guillotine par ici dans les temps révolutionnaires pour nous épargner ces fins de race.

Je le tenais à l’année ce carré sous le guichet automatique du Discrédit Vert, sans clébard, ni crête dressée sur le crâne, ni kaki crasseux, avec mes cheveux gris filasse sur les épaules, mes pompes 45 et mes cans alu 1/2 litres de Koenigsbrau. Je ne frayais pas trop avec les jeunots du Centre mais ils me laissaient en paix. J’étais le plus vieux, le plus grand, le plus lourd alors j’avais ma place réservée au chaud au dortoir et à la cantine. Les SDF étaient nombreux dans cette ville de la côte, parce que la municipalité et les associations nous accueillaient sans réserve, malgré les couinements des bourgeois.

Cela faisait plusieurs années que j’arthrosais mes articulations sur le granit mouillé et cette vie répétitive et végétative me convenait bien. Minimum de pensées, minimum de relations, minimum de sentiments, maximum de tranquillité. Gris de la pierre, gris de la peau et des cheveux, gris de la vie, je devenais minéral sous mon guichet. Les kakis ne s’y étaient pas trompés : ils m’appelaient Karnak.

Ce mois d’août était encore plus calamiteux que les précédents, après un hiver froid jusqu’en juin, tempêtes rapprochées puis giboulées de juillet. A la télé du Centre, les météorologues étaient désavoués, sommés de s’expliquer sur ce réchauffement climatique à rebours. La dernière excuse, qui ne risquait pas de rassurer les commerçants du centre-ville à l’affût du premier porte-monnaie sur pattes, était la surfonte des glaciers du Groenland. Beaucoup trop d’eau douce lâchée brusquement dans l’océan. Ralentissement brutal du Gulf Stream et du tapis roulant océanique.

Je rigolais encore de ces pannes d’escalator maritime quand, le 15 août, sont tombés les premiers flocons…

Stupeur et tremblements, elle l’avait bien dit, l’Amélie[2]. Voir la neige s’accumuler, bousculée par un vent glacial, le seul jour d’été, y avait de quoi être complètement sonné tout en gelant de la tête au pied. Dès le soir, j’étais au chômage technique. Impossible de prendre ma place dans la poudreuse sous le DAB et de toute façon personne ne s’aventurait dans les rues.

La neige tomba pendant des jours sans que le froid ne baisse. La dernière quinzaine d’août, ce fut la Bérézina – sans les cosaques – entre l’évacuation des touristes coincés dans les campings, le déneigement artisanal des routes et des rues, les semi-remorques en travers des voies et les bretons au volant. Ils ont vite appris : il fallait bien prendre la caisse pour aller au taf ou pour le ravitaillement. A l’hécatombe des premiers jours avec les voitures dans le fossé ou sur le toit, a succédé un lent trafic opiniâtre, les mains moites, le regard au loin, les fesses serrées, la trajectoire oscillante sur la neige tassée. La Ville avait demandé de l’aide pour déblayer les rues et, avec quelques kakis encore en état, nous dépellions toute la journée. Au début, fallait se protéger des embardées mais ça s’est calmé, peut-être par sélection naturelle. Devenus de vrais nordiques.

Plus nous nous sommes avancés vers l’hiver, plus le froid est devenu tenace avec de longues chutes de neige. Tu te serais cru au Canada – sans les forêts. Les vaches ont gelé dans les champs, des tonnes de foin sont venues du Sud pour les survivantes. Les porcs comme les poulets ont été abattus. Le Golfe s’est solidifié, les bateaux ont été pris dans les glaces, les tracteurs se sont soudés à la boue, les serres se sont écroulées, les usines ont ralenti par manque d’approvisionnement puis se sont arrêtées. Seuls les bureaux fonctionnaient encore mais, faute d’activité, ils ont fermé aussi. Il n’est resté que l’essentiel : le secours, l’accueil, les regroupements, les soins, les distributions de nourriture. Une économie de guerre – sans l’ennemi.

J’ai bien aimé cet hiver. Comme il fallait maintenir à tout prix les accès, j’avais ma place dans ce chamboulement. On me regardait à nouveau comme un homme parce que j’avais une pelle à neige et, me levant de mon carton, j’étais revenu à leur hauteur. Face à cette adversité incroyable, il y avait comme un air de solidarité.

Les Kakis sont venus quand tout a été paralysé, les vrais, les militaires avec leurs chenilles, leurs camions tout terrain, et malgré leur tenue de combat c’était bien la première fois que je leur trouvais une utilité. Encadrés, entassés, rationnés, nous avons tenu tout l’hiver sous le blizzard, avec des pointes à -40°C.

Le printemps n’est pas venu, l’été non plus. Le 15 août, sous la neige, l’évacuation générale a été ordonnée.

Ville par ville, village par village, ker par ker[3], maison par maison, de la cave au grenier, les Kakis ont flingué les animaux et vidé la Bretagne, en voiture, en car, en camion militaire, sans laisser le choix, les armes pointées dans le dos pour abandonner les lieux d’une vie. Gens des villes, paysans, maisons de retraite, hôpitaux, tout le monde y est passé en n’emportant que l’essentiel, pour un exode vers le Sud, bien plus bas que la Loire, où la terre n’était pas gelée et la vie encore possible.

La Bretagne s’est vidée… et je suis resté. La promiscuité de l’hiver m’avait vite insupporté et ça allait être pire au Sud, dans les camps de réfugiés de toute l’Europe du Nord concentrés autour de la Méditerranée. Plutôt congeler ici que se battre pour la nourriture, l’eau, l’espace vital : ça deviendrait une vraie lutte pour survivre, avec ses coups tordus et ses meurtres, toutes les bassesses humaines dont j’avais déjà soupé jusqu’à l’écœurement. Je préférais crever ici, face au froid – sans les loups.

D’autres ont dû se cacher aussi, mais je n’ai plus rencontré personne. Quelques petits vieux, des fous moins équipés que moi pour survivre. Ils ont dû tous durcir. Je suis le seul survivant dans ce désert blanc sans animaux. Moi le SDF Karnak, je suis le dernier des Ducs de Bretagne, royaume de la glace et du vent – sans la vie… Karnak 1er.

Quand je suis sorti de ma planque, j’avais eu le temps de préparer ma survie. C’était beaucoup plus facile qu’on ne pouvait l’imaginer. Fallait juste être seul et supporter le froid. J’avais été à la bonne école.

Évacuer dans l’urgence 3,2 millions de personnes, ça laissait des trésors sur place. Ils avaient mis dans la valise leurs bijoux, leurs billets, leurs papiers, leurs photos, leurs plus chers souvenirs, quelques fringues, et basta ! Tout le reste m’attendait. Conservé impec au congélateur. Je n’avais qu’à me servir. Je ne m’en suis pas privé.

Mon premier casse a été chez Dwarfers en zone commerciale. Un vrai plaisir de défoncer le rideau de fer à coups de masse avec pour seule limite la fatigue musculaire et non la peur des cognes. Même pas le bruit de l’alarme vu qu’ils avaient coupé le courant en partant. Des gens bien élevés. J’ai pris ce qu’il y avait de plus cher, du vrai haut de gamme. Skis de fond, chaussures, pantalons, vestes, polaires Groënlandia (nom de circonstance, je pourrais lancer maintenant une ligne Britannia mais il n’y aurait personne pour les porter). Il a fallu que je me bricole un traîneau avec une luge et un harnais d’escalade. Même pas besoin de faire du stock. En repassant par le centre-ville, j’ai explosé la vitrine de l’armurerie et j’ai pris le fusil qui me semblait le plus approprié. Réflexe imbécile vu la vacuité de mon duché mais il me fallait bien un attribut de pouvoir. Faute de sceptre, un bâton de feu faisait bien l’affaire.

Avec tout mon barda, j’ai pris la direction du sud, vers la côte. Fini le DAB du Discrédit Vert, j’allais squatter chez les riches.

 

Ça fait presque un an que j’ai pris mes quartiers chez les ricos. Bords de côte, baies vitrées sur la banquise, minimum trois millions d’euros. Vu qu’ils ont fermé à clef, faut dézinguer la porte. Après, le protocole est toujours le même. Repérer la pièce avec une cheminée ou un poêle – il y en a toujours chez les riches – bien calfeutrer, attaquer le stock de bûches. Ramener dans la pièce chaude, la bouffe, le pinard congelé, la gnôle. Quand le bois est fini, brûler les meubles des autres pièces. J’ai un faible pour les meubles design. Puis attaquer les planchers, les autres portes. Dans une demeure de bonne dimension, tu peux facilement tenir un mois en chauffant un max : vu la caillante dehors, je fais rougir la fonte et ça m’arrive même de me mettre à poil sur leur peau de bête, rien que pour me rappeler comment c’était avant. Les jours de tempête, je reste bien au chaud, à regarder la banquise se déformer en craquant sous les marées. Avec parfois six mètres de marnage, ça te fait un chaos indescriptible sur les premiers cinq cents mètres, une muraille quasi infranchissable. C’est pourquoi mes demeures ducales sont toujours en hauteur, pour contempler le Golfe ou l’Océan par-dessus les séracs… et pour surveiller mes arrières. Ça a beau être vide, je reste vraiment prudent. Les riches sont encore les seuls à pouvoir affréter un hélicoptère ou un avion sur ski pour surveiller leur domaine et, s’ils ont réussi à braver l’interdiction d’accès, je ne ferais pas un pli – tout Duc que je suis – face à leurs gardes du corps. Un congelé de plus…

La nuit je m’éclaire chichement à la lampe à huile – boîte de conserve, mèche et huile d’olive ou oméga 3 – et je tire les rideaux avant de me faire un bon bouquin. Le jour, mes traces sont rapidement effacées par le vent, rien à craindre, mais je ne peux pas empêcher la fumée du foyer… Les journées passent vite et pourtant je n’ai pas grand chose à faire en dehors du ravitaillement. Revenu au temps des chasseurs cueilleurs : deux heures de boulot par jour, t’as qu’à te servir. Elle est pas belle la vie ?

La seule chose qui me dérange, c’est que je commence à grave fouetter, genre SDF et ça ne fait pas raccord avec ma nouvelle condition nobiliaire. Avoir de l’eau liquide c’est compliqué : tu satisfais la soif en priorité. Quand il en reste un peu, je me lave le plus crade, par petits morceaux. Mais pas question de nettoyer le linge. Alors quand les sous-vêtements virent au kaki, je pars au ravitaillement, je me fais un nettoyage corporel artisanal, je mets les nouveaux slips et ticheurtes et je brûle les vieux. Mais ça sent toujours…

Quand j’ai bien décapé la bicoque de tout son bois, je déplace ma cour pour une nouvelle résidence. J’aimerais bien griller l’ancienne, politique de la terre brûlée, protocole barbecue pour effacer toutes les traces d’ADN, mais ce serait la fin du Super Duc Fûté. Un incendie de nuit dans une région vide, ça se repère même depuis les satellites…

Je ne vais jamais chez les voisins par sécurité. J’ai mis au point une rotation que j’appelle la rotation des 3 R, les trois communes les plus riches de la côte, peuplées – avant la glaciation – par les Riches Retraités Réactionnaires. En coupant par la glace du Golfe, elles ne sont pas très éloignées mais suffisamment pour éviter d’être repéré.

 

En décembre, j’ai remarqué sur la glace de mer une petite masse grise immobile contre laquelle la neige s’accumulait sous la poussée du vent d’ouest. En m’approchant, j’ai bien vu que c’était un gros piaf sombre avec un peu de blanc sur le cou. Je m’attendais à un bloc congelé dans lequel j’aurais pu faire un shoot, mais en le touchant, il était tout mou. Il a même ouvert un œil sans pouvoir bouger. Je ne sais pas pourquoi mais plutôt que de l’achever et de pouvoir manger de la viande fraîche, je l’ai pris tout doucement, je l’ai roulé dans la polaire de rab du traîneau et je l’ai mis en boule contre moi sous la veste de montagne. Il n’a pas eu l’air d’être gêné par l’odeur, comme moi par la sienne : c’était un bon début. Je l’ai ramené à mon manoir n°4 et je l’ai vite placé au chaud devant la cheminée. J’ai versé de l’eau dans un bol de porcelaine de chez Grillon, mis un peu de macédoine de légumes dans la coupelle et j’ai attendu comme un gamin que la bête ressuscite. Il a pris son temps l’emplumé mais il a commencé par s’ébrouer comme un chien qui sort de l’eau, puis il a fait deux pas chancelants et a bu et mangé mes légumes. Bonne pioche, ça devait être un herbivore. Après il s’est couché à nouveau devant le feu. Comme il n’avait pas l’air de vouloir se présenter, je suis allé dans la bibliothèque chercher un guide des oiseaux – il y en a toujours chez les riches, à côté de celui sur les champignons et de la flore – et j’ai pas trop eu à feuilleter. C’était une oie, une bernache. Elle devait arriver de Sibérie pour hiverner peinarde dans le Golfe mais manque de bol comme le climat s’était pris les pieds dans le tapis roulant océanique, c’était encore la banquise ici. Elle devait être plus fatiguée ou moins maligne pour persister à atterrir malgré les consignes de vol du chef d’escadrille. Comme je n’en avais pas vu d’autres, qu’elle me semblait aussi seule et marginale que moi, j’ai décidé de l’adopter. Et de l’appeler Dodo, la dernière de son espèce, un peu oie blanche, un peu bécasse, perdue dans cet âge de glace. Elle n’a peut-être pas eu le choix mais elle a eu l’air d’accepter le pacte. Karnak 1er et Dodo, le binôme improbable. Au château, elle prenait sa place devant le feu, se mettait contre moi quand je m’y étendais pour dormir. C’était comme un père pour son bébé : je ne l’ai jamais écrasée en me retournant pendant mon sommeil. Et quand je partais faire une virée, elle me suivait comme son Konrad [4]et s’installait sur le traîneau en attendant que je la couvre de sa polaire.

Nous avons passé Noël et le jour de l’an très cools tous les deux. Dodo m’a même chipé un morceau de foie gras, mais comme c’était du canard je l’ai laissé faire, il n’y avait pas de risque de conflit (confit ?) éthique. Comme elle y a pris goût, je lui ai rajouté un peu de pâté chaque jour dans sa ration en me disant qu’elle devait vraiment être anormale pour une herbivore, mais y’a peut-être aussi des bernaches perverses.

Dodo et moi, nous avons mené notre paisible vie de couple jusqu’au mois d’avril, sans une dispute, sans un cri. L’entente parfaite. Elle s’adaptait immédiatement à chaque fois à notre nouvelle demeure, un peu à l’écart quand je maniais la hache mais en suivant le mouvement comme pour m’encourager. Elle engraissait avec son nouveau régime, avec la plume brillante et l’œil alerte. Je n’ai jamais eu de pensées coupables de mise en broche même en rêve. Un vrai tabou.

Et puis, un jour ensoleillé de fin avril, comme Dodo veillait à son poste sur le traîneau pendant que j’enchaînais mes longues foulées, elle s’est mise à siffler. Je m’arrêtai brusquement, prêt à bloquer le traîneau sur son erre quand je la vis se dresser, battre des ailes, regarder vers le ciel, puis vers moi, puis vers le ciel où je voyais tout là haut tourner des piafs sombres. Elle m’a encore regardé puis elle a pris son envol, fait un cercle au-dessus de ma tête, poussé un dernier cri et rejoint d’un trait ses congénères en route pour le Nord-Est.

J’ai crié aussi mais beaucoup trop tard. Puis je me suis assis sur le traîneau. Au bout d’un long moment, je suis retourné direct à la maison et là, je me suis déchiré à la Fine du propriétaire.

Dodo n’a jamais rebroussé chemin. Je l’excuse maintenant car ça devait lui manquer de ne pas voler et de ne pas faire des câlins avec un vrai mâle. Mais ça a été vachement dur de revivre tout seul. Ce qui me fait marrer c’est qu’elle doit apprendre aux autres à chercher du pâté mais il ne doit pas trop y en avoir en Sibérie. Peut-être une chance de la voir rappliquer cet hiver avec toute sa nouvelle famille. La cohabitation sera peut-être difficile avec M. Dodo…

 

J’en suis maintenant à douze demeures. Il en reste des centaines, uniquement en me cantonnant dans le très haut de gamme. Avec le froid qui conserve, j’en ai pour mille ans. Karnak 1er, le fondateur de la nouvelle dynastie des Ducs de Bretagne…

Même si je vis très longtemps, faudrait que je pense moi aussi à la succession et c’est compliqué quand on est tout seul. Ils n’ont pas laissé les installations de clonage en état. Je commence à avoir des rêves torrides et la veuve poignet ne suffit plus à combler le manque. Ces derniers jours, j’ai comme une baisse de pression et je vois bien que j’ai moins le goût à mener en solitaire ma petite vie pépère, même si j’ai une vie intérieure très riche. Et puis le dehors se met de la partie. Fait toujours aussi froid – températures négatives – mais il me semble que ça remonte un peu et surtout, le soleil est souvent là avec un immense ciel sans nuage. Je suis comblé par toute cette beauté mais je crois que j’aimerais pouvoir la partager. Mais hors de question de retrouver les autres zozos dans les camps ! Je crèverai là, avec ou sans Dodo and Co…

 

C’est à nouveau le 15 août, et il ne neige pas. Lumière resplendissante. J’ai décidé un décrassage en profondeur : dégoté une baignoire à l’ancienne, toute en zinc, genre Marat mais je n’ai pas de Charlotte. J’en ai eu pour trois heures et je suis sorti tout propre au soleil vers les 13 h.

J’ai tout de suite senti la fumée de bois au vent d’ouest. Puis j’ai entendu, toujours provenant de la même direction, des hurlements de chiens et des cris d’hommes. Je suis monté dans la tour avec mes jumelles d’ornithologue et j’ai vu le campement sous le soleil. Des traîneaux, des attelages, des sortes de yourtes consolidées par des blocs de glace, des hommes en fourrures, des femmes avec des châles bariolés, des enfants courant dans la neige. Des humains mais pas des occidentaux. Des Inuits, des Nénètses, des Kirghizes ? Des hommes du Nord. Ce désert est maintenant leur territoire. J’ai violemment réprimé mon envie de courir vers eux, d’abdiquer sans condition de mon Duché.

Je suis resté dans mon poste d’observation, sous un tas de couvertures. La nuit a passé. Je n’ai pas fait de feu, je n’ai pas mangé, je n’ai pas allumé ma lampe à huile, je n’ai pas dormi…

Ce matin, je sais qu’il me manque la compagnie des autres hommes, des femmes et des enfants. Cette vie au froid, ma cohabitation avec Dodo, m’ont décapé de toute ma misanthropie. Je suis – moi aussi – un animal social.

Je vais me raser, mettre mes meilleurs habits, charger mes plus belles affaires, entasser mes plus magnifiques cadeaux.

Et quand le soleil se lèvera, j’irai droit vers eux.

 

[1]     « Blanc et noir » le drapeau breton

[2]     « Stupeur et tremblements » – Amélie Nothomb – 1999

[3]     Hameau en breton

[4]    Konrad Lorenz