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Moto mon amour

Bon tu ne vas pas me faire cette tête !

Tu t’attendais que je vienne te chercher avec quoi ?

Une voiture électrique bourrée de lithium ? Un tandem tue l’amour parce qu’une fois arrivés au but, on sue de partout ? Un vélo avec une petite remorque pour promener Maman ? Une décapotable pour vieux beau à casquette béhème ?

Elle ne te plaît pas ?

Ah oui, je comprends…ton côté pseudo-écolo. Ces machines ça pue, ça fait du bruit, ça consomme. Et puis leurs pilotes sont des vrais beaufs, des fous qui se mettent en danger et font grimper les stats de la Sécurité Rentière.

T’as peut-être peur d’abîmer ta veste en mérinos sur la selle ? D’accrocher ton pantalon sur les repose-pieds ou de te cramer sur le pot d’échappement ? Encore heureux que tu ne sois pas en jupe, t’aurais risqué de filer tes collants.

T’inquiètes, j’ai tout prévu, des gants, un vrai perfecto en cuir de cheval et un casque. Au jugé, vu ton gabarit, ça devrait t’aller impec… Pour tes longs cheveux, j’ai même amené deux élastiques pour faire une tresse. Je sais bien les faire, tout eu le temps d’apprendre avec mes filles. Hé, il n’est pas prévoyant le mec ?

Mais pourquoi tu hésites ? Tu ne la trouves pas belle ?

C’est parce que tu ne sais pas ressentir sa beauté intérieure, tu t’attaches encore aux signes extérieurs ! Tu n’as pas atteint le zen de la motocyclette.

Tu vois cette machine, c’est presqu’une autre partie de moi-même. Si tu veux de moi, faudra aussi vouloir d’elle. Et qu’elle t’accepte. Je te promets qu’elle dormira dans le garage, elle sera moins jalouse comme ça. Mais ce sera la seule concession.

Les vacances, ce sera avec elle. Les discussions souvent sur elle. Faudra aussi supporter mes potes complètement givrés de ses cousines. Tu verras, tu aimeras, parce que ce seront de vrais chants d’amour.

Tu hésites toujours ? Attends je vais t’expliquer pourquoi je l’aime.

Elle n’a pas ton âge mais c’est comme pour les chats et les chiens, il faut multiplier par 7. Elle est vénérable et tu dois la regarder comme une vieille dame, toute ridée, scarifiée, couverte de cicatrices, de fêlures, d’éclats perdus. Oui, elle n’est pas aussi satinée, aussi brillante que les jeunettes mais j’aime cette enveloppe ternie qui a vécu et, quand je la caresse, je la sens palpiter de toutes ces années accumulées. Ne regarde pas la rouille, le cambouis tenace, les rayures, les boulons manquants, le plastique cassé, ce bloc alu oxydé, cette graisse de chaine durcie sur l’alentour, la boue solidifiée infiltrée partout. Pour moi, la laver, la bichonner, ce serait comme la sortir de son écosystème, l’aseptiser, lui enlever sa couche de protection, la trahir, la vouer à la ferraille. Imagine seulement tout ce qu’elle a vécu, traversé, supporté. Les chemins caillouteux de Corse, la boue de Bretagne, le goudron lézardé des petites routes de campagne, les embruns de la côte ou des ferries du large. Et toujours hardiment, sans rechigner, avec bonne volonté, même outrageusement chargée de deux corps avec bagages.

Tu vois, je l’appelle ma gazelle, ma sauterelle du désert, mon antilope du bush. Elle est si gracile, si légère, à contrario de l’embonpoint des nouvelles que, quand je la serre entre mes cuisses, j’ai l’impression, avec sa taille fine, qu’elle est une adolescente. Elle est si haute que bien peu peuvent la conduire en toute sécurité. Parfois je me plais à rêver qu’elle a été créée juste pour moi, pour mon exacte ergonomie, et que, jamais, aucune autre ne pourra s’inscrire aussi bien dans mon corps. Quand je suis sur elle, elle est mon prolongement, un rêve de transhumaniste puisque, je suis sérieux, je sens son corps vivre en moi. Si tu es cavalière, tu dois pouvoir comprendre cela quand, soudain, la jument et toi, vous devenez un seul être, unies par une même volonté, où le mouvement anticipe les ordres, comme si l’animal devenait capable de lire dans tes pensées.

Mais tu ne pourras pas la comprendre tant que tu ne la chevaucheras pas. Parce que nous devons nécessairement faire corps. Elle et moi, elle et nous. Si nous ne nous unissons pas, nous ne pourrons avancer. Une voiture a son équilibre propre, un cheval aussi. Elle non. C’est juste mon cerveau, les mouvements infimes de mes muscles qui la tiennent dans cet état instable, si dangereux sur le glissant, mais qui nous permet, elle et moi, elle et nous, de nous pencher à toucher la route, d’avaler la courbe, de choisir la plus belle trajectoire en trois dimensions, là où une voiture ne t’offre qu’une bête surface. De cette instabilité nait la pureté de la course.

Mais tu ne pourras pas la comprendre tant que son moteur ne se sera pas ébroué, avec sa voix grave et ce poto-poto des gros monocylindres, tout en vibrations, à desserrer les boulons, à faire glisser les chaussettes, à déchausser les dents. Et ma vénérable, ma petite vieille surannée, devient une diablesse. Il suffit que tu tournes un peu la poignée, que tu lâches l’embrayage, pour qu’elle bondisse tel un fauve, à se lever de l’avant, à t’allonger les bras dans cette accélération rauque, à te siffler le vent de sa puissance. Si tu n’as pas connu cette furie, cette brutale violence que tu contrôles d’un si léger mouvement, cette griserie d’être soudainement projetée hors de ton monde habituel, catapultée dans cette autre dimension, tu ne peux comprendre pourquoi je l’aime. C’est le pur plaisir, la revanche du pauvre. Au démarrage, aucune voiture, même une sportive ultra-puissante, ultra chère, ne peut avoir une telle accélération.

Mais tu ne pourras pas la comprendre tant que tu ne t’installeras pas derrière moi. Par nécessité, levant tes réticences, tu te loveras contre mon dos, à me serrer si fort, à nous emboiter sur elle, bête à trois dos pour filer comme l’éclair vers la liberté de la route.

Parce que nul ne peut nous empêcher d’aller où nous voulons. Embouteillages, parkings bondés, trottoirs, chemins, rien ne s’opposera à nous.

Parce que nul ne peut nous empêcher de ressentir, à nous serrer tous les trois, que, dès que nous serons installés sur elle, le voyage aura déjà commencé.

Viens, rejoins-moi, enfile veste, gants, casque. Prends appui sur mon bras, enjambe la selle, cale-toi contre moi, minérale, pose ta tête contre mon épaule, légèrement décalée pour voir la route et recevoir toi aussi les effluves, enlace-moi, presse-moi légèrement pour me dire que tu es prête, ne bouge plus…

Alors le klong de la première et…

Gaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaz !

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