Nouvelles

Un bouc émissaire

Nouvelle à paraître dans le recueil collectif de Chemin faisant en juin 2024 sur le thème des expressions françaises qui font référence à des animaux.

Je n’aurais pas dû.

Je n’aurais jamais dû monter dans ce bus de « la mort qui tue ».

Le voyage avait pourtant bien commencé entre Samaipata et Santa Cruz. A peine quatre heures de trajet dans un bus luxueux, un de ces longs courriers à deux étages, avec tout le confort : sièges inclinables « semi-cama », écrans de télé à intervalles réguliers passant des séries B ou C bruyantes avec plein de morts et de cascades, doublées en espagnol. Difficile de s’en affranchir, heureusement que mes voisins braillaient sur leurs smartphones en mode mains libres, sans oublier les bruits de mastication et les froissements d’emballages alimentaires. Bref, un voyage normal, avec la clim et les odeurs entêtantes du désinfectant et du désodorisant.

C’est à la nuit tombée que je suis arrivé au terminal de Santa-Cruz, j’avais très peu de temps pour trouver un bus de nuit en direction de La Paz, en gros treize heures de voyage. Quasi pas de trains en Amérique du Sud, les lignes de bus sont omniprésentes dans des terminaux démesurés, grouillants d’échoppes de compagnies, de boutiques, de vendeurs ambulants, de rabatteurs, tout cela dans des odeurs d’empanadas, d’échappements diésel et de toilettes crasseuses. L’agitation désordonnée de la foule compacte autour des quais qui peuvent atteindre jusqu’à soixante-dix places, les bagages en tas, la noria incessante des énormes courriers, grondements des moteurs, sirènes des marches arrières, les cris, les bousculades. Pour un Européen, le premier contact avec ces lieux est un choc désorientant…et puis on trouve les codes  pour se débrouiller.

La nuit était sombre, ciel plombé, orage menaçant, chaleur humide étouffante. J’allais me diriger vers l’enfilade des bureaux des compagnies desservant La Paz quand un rabatteur me barra le chemin. Moment de faiblesse, flemme, fatigue, je cédai et lui achetai un billet sans faire le tour habituel des concurrents.

Quand j’ai rejoint mon quai et que je me suis retrouvé devant l’antiquité dans laquelle j’allais passer une nuit complète et une matinée, j’ai « pleuré ma mère ». Découragement mais aussi le sentiment de m’être fait flouer. La machine devant moi avait bien quatre roues, deux étages, des rétroviseurs en antennes de guêpe, mais, avec son aspect décati, devait remonter au Paléolithique inférieur. Au moins. Un Mercedes, forcément, la seule marque capable d’aligner des millions de kilomètres sans faiblir. Rouillé, peinture écaillée, des inscriptions en allemand à moitié effacées, témoins d’une jeunesse teutonne avant que l’on ne refile la bête de réforme à une compagnie bolivienne. La transaction devait dater de ma prime jeunesse et pourtant j’ai pas mal d’heures de vol.

En montant dans la carlingue, mon abattement est monté d’un cran quand je découvris que j’avais un billet du « rez-de-chaussée », le « piso uno », alors que je suis un adepte du « piso dos ». Loin de la porte et des toilettes, des allers-venues, vue plongeante sur la route et le paysage, un petit côté télécabine depuis la première rangée. Là, c’était raté, j’avais eu tout faux. A côté des WC, de la porte d’entrée, de la cabine du chauffeur. Le voyage s’annonçait mal.

Le bus était complet, logique, vu le tarif avantageux, avec seulement des occupants boliviens. Les touristes n’étaient pas si fous, ils avaient choisi meilleure monture. Au rez-de-chaussée, douze passagers, des enfants de tous âges, un chien multi-races, soumis et pelé. L’intérieur était graisseux de crasse, n’ayant pas connu une serpillère depuis des lustres. A ce propos, les fauteuils étaient lustrés de grosses tâches noires, il suffisait de ne pas les regarder, mais comme ça collait en s’asseyant dessus, il a bien fallu que j’intercale un vêtement de pluie. Chaleur démentielle, la clim devait être en panne.

Quand le bus s’est ébroué, dans les craquements de la boite de vitesse, le tangage des suspensions hors d’usage, la voix éraillée du moteur, je me suis dit que ce ne serait qu’un long et mauvais trajet à passer en ambiance locale. Le voyage, c’est aussi cela, cette somme de moments délicieux et plus rudes qui font sentir le temps s’écouler, s’imprégner dans la durée, vivre dans son corps le déplacement. Tout le contraire de l’avion.

Comme la porte d’entrée était restée ouverte malgré le départ, j’en ai déduit que la clim et la ventilation étaient effectivement en panne. Mais cela ne suffisait pas, tous les passagers suaient à grosses gouttes. Mon voisin, un gros homme dans la cinquantaine, dormait, le bienheureux. De l’autre côté de la rangée, une mère et son fils. Ce dernier devait avoir dans les dix ans. Le teint olivâtre, malingre alors que ses congénères, dopés aux sodas, sont plutôt en surpoids, il ne respirait pas la santé, les yeux mornes. Silence dans la cabine, ni air frais, ni écrans télés forcément hors d’usage, chacun économisant ses forces pour lutter contre la moiteur. Pas de révolte face aux conditions de survie imposées, c’était toujours surprenant comment ici les gens encaissaient, j’imaginais la situation dans un bus en France. Pas de la résignation mais une résilience face à l’adversité, inconnue en Occident avec nos modes de vie d’enfants gâtés. Je me levais fréquemment pour happer un peu d’air frais à la porte, sécher momentanément la sueur.

Puis l’orage a éclaté.

Pas grand-chose à faire, autant compter le laps de temps entre les éclairs et le tonnerre pour mesurer l’éloignement du cumulonimbus. Difficile parce qu’il crépitait ferme, la perturbation étant suractive. Pour l’instant, le Monstre était loin. Et la pluie s’est mise de la partie. Tropicale, dense, brutale, bruyante, une vraie drache, elle rentrait par la porte, mais le chauffeur n’avait pas jugé utile de la fermer. Je sus rapidement pourquoi. Comme un très vieux monsieur, le bus n’était plus du tout étanche, l’eau passant par les joints manquants des fenêtres des deux niveaux, s’infiltrant par le plancher du dessus, coulant sur nos têtes, ruisselant dans les deux allées et par l’escalier pour finir en ruisseau par l’entrée béante. Avec le recul, je bénissais les dieux de ne pas être en haut au premier rang face au pare-brise, ce devait être ambiance aquarium. L’orage se rapprochait, la nuit disparaissait sous une lumière stroboscopique, brûlant la route étroite et sinueuse, la selve dense qui nous entourait. Bientôt, il n’y eu plus d’écart entre les éclairs et le tonnerre, le Géant était au-dessus de nous, l’obscurité avait disparu. Le bus avançait au pas dans un torrent, plus rien n’était sec, ni dehors ni dedans. Une tension perceptible montait, un début de peur. Et si un éclair tombait sur l’habitacle ? J’avais appris qu’un véhicule ne craignait rien, la foudre passant par l’extérieur pour s’enfoncer dans le sol en suivant les pneus, mais, dans notre cas, avec les méga-fuites d’étanchéité, avec l’eau conductrice, ne viendrait-elle pas à l’intérieur ? N’y tenant plus, j’allai voir le chauffeur, il devait bien savoir, au moins me rassurer. En ouvrant la porte de sa cabine, je le vis arcbouté à son volant, tout de noir vêtu, et, je le jure sur la tête de mon premier amour, portant des lunettes de soleil :

  • Hola, buenas, amigo, tout va bien ?
  • Buenas, j’ai connu de meilleurs moments.
  • Rassure-moi, on ne craint pas la foudre, le bus fait bien une cage de Faraday ?
  • Je ne connais pas cette cage ni ce Faraday, mais je peux t’assurer qu’en ce moment, c’est dangereux, très dangereux, on peut tous y passer.
  • Qu’est-ce qu’on fait alors, on s’arrête à l’abri ?
  • Tu vois un abri quelque part, en pleine forêt ? Sous les arbres ?  On ne peut qu’avancer au ralenti en serrant les fesses. Et si tu es croyant, tu pries. Retourne à ton siège, tu me déconcentres.

Je revins vers ma place. Une violente odeur acide de vomi me fouetta en sortant du cockpit. Un liquide jaune coulait dans l’allée centrale pour le plus grand bonheur du chien qui lapait à la hâte avant que les ruissellements n’emportent le tout au-dehors. Cela venait du gamin qui en était maculé. Sa mère essuyait ce qu’elle pouvait.

Que faire ? Quand on est totalement impuissant, il ne reste plus qu’à rentrer dans sa coquille en comptant sur ses guides dans l’autre monde. Je mis les écouteurs, lançai Mercedes Sosa et, aussi incroyable que cela puisse paraître, je me suis endormi « au milieu des éléments déchainés ».

A mon réveil, l’orage était toujours au-dessus de nous, nous étions donc vivants, mais le bus s’était arrêté. Mon voisin me dit que la route était bloquée par des chutes de rochers et que l’on attendait qu’on vienne les enlever, ce qui allait prendre des heures, probablement jusqu’au jour.

A ce moment-là, le pauvre enfant sortit du WC suivi d’épouvantables remugles persistants de diarrhée. Le verdict était sans appel : les toilettes étaient bouchées. La tension monta encore d’un cran.

A cet instant du récit, chère lectrice et cher lecteur, il m’est nécessaire de faire une pause. Non seulement pour faire redescendre la pression dramatique mais aussi parce qu’une explication scatologique est nécessaire pour celleux qui ne connaissent pas l’Amérique latine. Probablement pour des raisons historiques, obscures pour moi, les WC ne sont pas conçus, par construction, pour accepter le papier toilette. Canalisations trop étroites, cuvette sous-dimensionnée, le papier ne passe pas et obstrue les conduits. C’est pour cela, qu’à destination des touristes, TOUTES les toilettes ont des panneaux d’affichage en espagnol et souvent en anglais, avec la mention « No tirar el papel en el inodoro » (ne pas jeter le papier dans la cuvette) ou « Tirar el papel en el cesto » (Jeter le papier dans le panier). C’est l’occasion de compléter son vocabulaire car le mot « cesto » peut être remplacé par « tacho » ou encore « basurero ». Bref, il faut se gendarmer pour réprimer ses habitudes et viser le panier qui souvent déborde. Un vrai choc culturel que certains ne peuvent surmonter. Conséquence : la problématique des toilettes hors d’usage est une constante qui sous-tend le vivre-ensemble sud-américain. Et l’on imagine les suites dramatiques de toilettes inopérantes pendant les dix à vingt-cinq heures d’un voyage en bus, sans oublier les odeurs. C’est pour cela que, par précaution, TOUTES les toilettes des bus ont, en plus, la mention « Solo orinar » ou « Solo liquido » ou encore « Solo uno » parce-que, pour ce dernier cas, le « uno » est une ellipse bien pratique en société pour le « liquido », comme le « segundo » l’est pour le « solido ». Les toilettes de bus bouchées, c’est la terreur de l’équipage et tout spécialement de la personne qui s’occupe du ménage, à tel point que les passagers ont souvent une mise au point insistante (« Solo uno ! ») au début du voyage.

Retour au drame.

Dans notre bus cacochyme, l’équipage est réduit à sa plus simple expression au mépris de la sécurité liée à la fatigue de la conduite : le chauffeur, seule personne omnipotente. Et, en l’occurrence, à cran, à bout de nerf, à fleur de peau, avec l’exaspération liée à l’orage, la route bloquée, le retard d’une dizaine d’heure avant qu’il ne puisse rentrer chez lui se reposer. A prendre avec des pincettes. Quand l’odeur des toilettes parvint à s’infiltrer jusque dans son cockpit, ce fut, si j’ose dire, la goutte qui mit le feu aux poudres.

La porte de la cabine claqua violemment, il jaillit de l’habitacle en criant « Qui a bouché les toilettes ? ». Silence épais parmi les passagers, personne ne voulant dénoncer le gosse. Il posa encore sa question, puis, probablement pour ne pas casser quelque chose, il sortit sous la pluie battante et revint ruisselant avec une branche dont il arrachait les feuilles. Silence total. On l’entendit fourrager rageusement dans le mal nommé « inodoro », nous faisant profiter en prime du fumet sans le filtre de la cloison, tirer plusieurs fois la chasse. Peine perdue, le bouchon était coriace et un jus brunâtre commença à s’écouler, heureusement en direction de la porte d’entrée, merci la pente. Il ressortit en pataugeant et hurla « Quel est l’imbécile qui a bouché les toilettes ? ». Et je sentis bien que le seul gringo parmi les passagers était logiquement le fautif tout désigné.

Silence toujours…

Il était là, devant nous à crier hors de lui et, avec son long corps maigre attifé de noir, la bouche tordue, les yeux exorbités, le regard fou, la main tenant son bâton merdeux, il me fit penser à l’Ankou des chapelles bretonnes. Puis il passa aux menaces : « S’il ne se dénonce pas, le bus ne repart pas ! ». Là, je sentis nettement que le front du silence allait se fissurer. Plutôt désigner le coupable que de rester ici, près de Villa Tunari, au milieu de nulle part.

L’enfant et sa mère me regardèrent d’un regard implorant car il était certain qu’ils allaient se faire jeter dehors, dans la nuit, sous l’orage rageur, s’ils se dénonçaient.

Voilà. Me revint en mémoire ce que m’avait raconté une voyante médium. Qu’au XVIème siècle, un de mes ancêtres avait été un soudard puant de la petite armée de Francisco Pizarro qui avait conquis et détruit l’empire Inca, réduisant en esclavage ou tuant ou léguant les maladies mortelles européennes à la population indigène, puis mêlant leurs gènes avec ceux des survivantes. Il n’était pas mort au combat, mais rentré en Espagne avec ses deux fils arrachés à leur mère amérindienne dont l’âme depuis pleurait leur perte. Malgré près de deux-cents générations, malgré ma peau claire et mon look de Blanc, j’avais peut-être encore en moi un peu de cette femme, de ce peuple, et, pour toutes ces douleurs, pour tous ces crimes, je pouvais faire cet acte insignifiant, non pour réparer, mais juste par empathie et par reconnaissance de ce lien à travers les siècles.

Je me levai et je dis : « C’est moi. ».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.