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Survivre

Un peu tôt pour l’apéro mais la chaleur assomme, corps moite et gorge sèche. Envie d’un verre frais, mousse amère, buée contre la joue. Dans la vieille ville, l’étroite rue pavée est en pente, alignement de bars en terrasses, canalisant la foule dense malgré l’air poisseux. Appuyé dos contre la vitrine du café, le spectacle hypnotise. Petits, gros, grands, voûtés, rougeauds, essoufflés, couples maussades, enfants mutiques ou rageurs, belles plantes aux longues jambes, peaux nues, tissus colorés, smartphones soudés. Les yeux se croisent. Juste capter les émotions, tenter de deviner ce qui se trame dans ces corps en mouvement, tristesse, angoisse, colère, joie, quiétude, désir. Se raconter leurs histoires.

En face, à l’abri du soleil sous un porche, un SDF est assis. Visage couturé, regard clair, cheveux gris sur l’épaule, barbe sauvage. Pieds nus, tee-shirt et pantalon kakis. Crasseux, peau marbrée, rigoles plus claires de la sueur. Grand corps cassé, usé, écrasé, maigre. Il se concentre à sculpter un bâton, indifférent aux piétons qui s’écartent légèrement sous l’odeur ou la gêne.

Entre nous, au milieu de la rue, à peine visible, une coupelle pour l’aumône, posée sur le pavé, des pièces jaunes et blanches.

Mon regard quitte les passants car une rêveuse ou un étourdi a shooté dans la coupelle. Elle se renverse, roule en crabe sur les pavés pour se caler contre la bordure du trottoir, la monnaie scintille en s’éparpillant. La foule ralentit, se tait un instant, se tourne vers le fautif, qui devant l’air hébété puis désespéré du SDF, se plie, se précipite, transpire pour récupérer le contenant et le contenu et, comme s’excusant, rajoute une ou deux pièces au cas où son geste aurait égaré quelques centimes précieux pour un homme de la rue.

Puis, la coupelle en place, le temps s’écoule à nouveau. Le SDF se lève soudain et va chercher les pièces qui ont glissé à l’abri des regards mais que lui n’a pas oublié. Bientôt une tong étourdie bascule à nouveau la coupelle …

La serveuse vient m’en servir une deuxième et observe la scène. Elle me cligne de l’œil, complice, sourit, ni agacée, ni jalouse. De 12h à minuit, le scénario se reproduit sans cesse. Elle a fait le compte : au minimum il récupère 30 € de l’heure. Meilleur que les pourboires.

Je lève le pouce vers l’artiste. Il me lance un clin d’œil.

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