Sens dessus dessous
Nouvelle parue en juin 2023 dans l’ouvrage collectif de l’éditeur Chemin faisant « Jamais en panne des sens » qui aborde les cinq sens.
Je ne sais pas où tu es.
Je ne sais pas si tu existes encore.
Je sais seulement que tu as détruit tous les chemins qui pouvaient me mener à toi.
Je ne sais pas si tu liras ces mots. Je les ai postés là pour les extirper de ma mémoire, de ma tristesse, pour qu’ils cessent d’entraver mes pas, puisqu’il est écrit que je vais continuer d’avancer.
Sans toi.
Je les ai murmurés à ce petit trou dans le tronc torturé du châtaignier multi-centenaire en bordure du sentier côtier, les lèvres collées à l’écorce rugueuse. Puis j’ai bouché le tout avec un mélange de laisse de mer et de vase du Golfe. Ils y resteront des années.
L’autre, même le plus intime, reste un étranger. Tu me seras à jamais étrangère. Mais je voudrais que, si tu décides de découvrir mes mots, tu saches ce que j’ai réellement éprouvé.
Pendant ces quelques mois où nous avons été intimes, je me rends compte que tu m’as très peu parlé. Tu m’as écouté, tu t’es remplie de moi, tu m’as dit ce que j’avais envie que tu me dises. Mais tu ne t’es pas dévoilée. Je ne saurais jamais si, derrière ton mystère silencieux, tu étais pleine de toutes tes expériences… ou vide de ton enfermement. Peu m’importe, parce que c’est ta peau qui m’a parlé.
C’est pour cela que je t’ai aimée.
Je devais avoir l’air de rien quand tu m’as vu la première fois. Je me souviens du glissement de la baie vitrée derrière moi, d’un léger souffle et d’une soudaine présence pleine. De la voix de Gwenaël qui t’accueillait. Et de ton silence. Puis probablement de ta stupeur quand tu as découvert, en contournant cet homme immobile, assis, dont le dos faisait face à l’entrée, les deux compresses qui couvraient mes orbites.
Une occupation comme une autre à la Coloc, avec la claustration du confinement. Dans la remise, j’ajustais à la disqueuse des pièces de cuivre pour l’accastillage du vieux voilier en teck que nous avions décidé de retaper pour le mettre à flot dès qu’on nous libérerait. Quel meilleur symbole qu’une étrave fendant les eaux pour fêter notre délivrance ? Le disque a explosé et des éclats se sont fichés dans mes yeux. Urgences ophtalmologiques. Opération réussie mais trois mois dans le noir. Avec en prime le variant Delta chopé au bloc. J’ai tout ramassé. Fièvre, toux, courbatures, mal de tête, mal de gorge, fatigue. Moral à zéro, avec le coup de grâce quand j’ai perdu l’odorat et le goût. Gwenaël s’est occupé de moi comme une infirmière, tentant de me faire rire, m’obligeant à sortir de mon lit, de mon noir, de mon isolement. Sait-on le cataclysme que l’on subit quand l’on perd trois de ses cinq sens ? Sait-on l’enfermement ? Sans sa présence continue et rassurante, je ne sais pas jusqu’où j’aurais chuté.
Perte de sens.
J’ai vite trouvé mes repères dans la maison, malgré la raideur des escaliers. Je m’entraînais à sentir sur mon visage la présence des objets et des êtres dont je m’approchais. Un son différent, une chaleur autre. Mais je ne me suis jamais fait à l’absence de goût et d’odorat. La bière était comme de l’eau avec des fines bulles. Le vin, un simple liquide qui se rappelait à moi quand montait l’ivresse. La nourriture : une matière qui emplissait ma bouche et mon estomac dont seule la consistance pouvait m’éclairer sur sa composition.
Tu t’es assise en face de moi. Puis tu as parlé. De rien. Un peu. J’ai aimé ta voix chaude, rauque, avec tout plein de fêlures dedans. Je sentais que tu me fixais. Face à un aveugle, le regard peut être direct, soutenu, rien à voir avec les chassés-croisés habituels, les évitements, les coups d’œil à la dérobée, pour ne pas gêner et se gêner, éviter de plonger tout de suite dans ces fenêtres de l’âme. Je devais avoir l’air de rien, mais je sentais que je te captais. Alors, pour la première fois depuis ma chute, un gros poids a quitté ma poitrine, l’air m’est paru plus léger, je sentais les rais de lumière de cette fin d’après-midi qui me chauffaient la nuque à travers la vitre. Pour la première fois, j’ai joué, j’ai parlé, j’ai questionné, j’ai ri. Pas de séduction, non, je n’en avais vraiment pas les moyens, et puis je n’avais pas envie d’un rapport de pouvoir. Mais je voulais que tu m’aimes, pas pour ma piteuse apparence, mais pour ce qui était en moi, dans tout ce fatras de scories de ma vie fracassée.
Alors je me suis ouvert.
Et tu t’es ouverte.
Oubliée l’heure de fermeture des magasins justifiant la sortie covidienne. Tu es restée à manger, préparant avec Gwenaël notre repas à trois. Et j’ai parlé, parlé, joué, nous avons même chanté en sourdine à deux voix. Quand mon infirmière attentionnée est partie se coucher, nous sommes restés tous les deux. Le silence s’est installé mais j’étais bien dedans. Il était très tard quand je t’ai proposé de dormir dans la chambre d’ami. Tu m’as raccompagné jusqu’à la mienne. Je t’ai invitée à rentrer. Nous nous sommes assis sur le lit et je t’ai dit que je voulais voir ton visage avec mes mains. Tu les as prises, posées sur ton cou et, tout doucement, explorant chaque ride naissante, chaque pli et repli, je suis remonté jusqu’à la naissance de tes cheveux implantés très haut sur ton front. J’ai aimé ta bouche gourmande avec ses deux ridules à la commissure de tes lèvres dont le vermillon était légèrement humide et inégal. J’ai aimé tes pommettes hautes et saillantes, ton visage en triangle, ton nez rectiligne, ta peau très lisse. J’ai aimé tes toutes petites oreilles fichées de plusieurs boucles. J’ai aimé la masse foisonnante de tes cheveux mi-longs. J’ai aimé ta langue quand j’ai posé ma bouche contre la tienne. J’ai aimé la douceur de tes seins qui s’inscrivaient parfaitement dans mes mains. J’ai aimé le chatouillis de ta toison pubienne. J’ai aimé l’extrême délicatesse de l’intérieur de tes cuisses, comme une peau enfantine que je ne me lassais pas de parcourir. J’ai aimé ces deux petites pliures entre cuisse et fesse. Et quand nos corps ont fini de vibrer, j’ai aimé que le tien s’enchâsse contre le mien. J’ai veillé longtemps ton sommeil au souffle léger, plaquant ma peau contre la tienne, caressant ton corps sans te réveiller, inondé de cette joie soudaine qui me faisait rêver de me glisser sous ta peau.
Bien plus qu’à ta voix, je suis devenu fou de ta peau, de ton contact, comme une addiction à cette douceur. Quand on perd la vue, l’ouïe et le toucher se surdéveloppent. Alors quand l’odeur et le goût ont disparu aussi…. Dès que tu passais, il fallait que je te touche, que je te serre, que je te colle, que je te déshabille pour plaquer le maximum de surface de contact. Je n’ai jamais osé te demander comment tu étais. La couleur de ta peau, de tes yeux, de tes cheveux. Ou plutôt je voulais en garder la surprise quand je reverrai. Et Gwenaël a gardé le secret pendant cette période de cécité.
C’est peu après que tu sois partie rejoindre les tiens, à la fin du confinement, que j’ai recouvré la vue. Le goût et l’odorat ont mis beaucoup plus de temps à revenir mais sous une forme pervertie, modification étrange et désagréable, hallucinations olfactives. Le jambon blanc sentait les œufs pourris, avec un goût écœurant. Des parfums m’insupportaient, d’autres m’attiraient. Je fuyais certaines personnes dont l’odeur me répugnait, me tenant à distance. D’autres répandaient des effluves dont j’adorais la fragrance.
Et puis, tu es revenue. Je t’ai reconnue immédiatement quand tu as traversé la cour de la Coloc. J’avais tellement intégré ton corps que ta démarche sautillante m’a semblé évidente. J’ai pris en pleine face la rousseur de tes cheveux, la blancheur translucide de ta peau. Et j’ai été subjugué par tes yeux verts, brillants, qui plongeaient dans les miens depuis les deux mètres qui nous séparaient, de part et d’autres de la vitre. Je me suis dit que c’était toi, que tu étais vraiment celle que j’attendais, que nous surmonterions tous les obstacles pour nous retrouver définitivement, quitte à déplacer les océans.
Tu as fait glisser la baie. Je t’ai tendu les bras, tu t’es précipitée, j’ai respiré un grand coup pour m’emplir de toute cette joie à venir et… la puanteur m’a terrassé. Hallucination ou pas, j’ai immédiatement fermé les bras, plié le torse et tu t’es fracassée contre moi. Horrifiée, tu as lu dans mes yeux le dégoût atroce que tu m’inspirais. Je me suis reculé de plusieurs mètres.
Tu m’as fixé longuement, tes yeux se sont éclaboussés de larmes.
Puis tu t’es retournée brusquement et tu m’as fui.
Depuis des mois, je cherche à te contacter. Je n’ai que ton silence. Mon odorat et mon goût sont revenus, je suis sûr que tu ne me répugneras plus. Ton corps, tes silences, ta douceur, ta peau me manquent. Atrocement.
Je t’ai dans la peau.
Je ne t’ai plus dans le nez.