Amies & amis

Dans les tourbières de Bubry

Pastiche à la Sylvain Tesson

Jean-Pierre excelle dans les pastiches. Il nous fait cadeau de celui-ci, aventure trépidante en Bretagne…et ailleurs, Tesson oblige !

Le voyageur doit frapper à toutes les portes avant de parvenir à la sienne.

C’est ainsi que, pour tenter de me remettre d’une séparation difficile, j’avais entrepris de rejoindre l’île Wrangel en kayak pour y vivre aux côtés des Tchouktches éleveurs de rennes. Mais, en mauvaise posture dans une mer démontée, je n’avais dû mon salut qu’à l’équipage d’un cargo russe qui m’avait sorti de mon état semi comateux par une administration massive de vodka frelatée, et avait soigné mes engelures par des onctions d’huile de vidange. Les Russes trouvent toujours une solution à vos ennuis de voyage, même sur un rafiot rouillé au milieu des glaçons.

Puis j’avais prospecté l’or à la batée dans la touffeur des arroyos de Madre de Dios, au Pérou, et fait le coup de poing contre des desperados dans des bordels sordides. Cette fois, c’était Europ’Assistance qui m’avait sorti de là. Certains jours, la civilisation moderne a du bon, quoi qu’on en dise.

Je m’étais essayé au ferraillage dans le bidonville de Burail, à Chandigarh, dont les habitants m’avaient enseigné la valeur du dénuement et le prix de l’essentiel.

Avec les Ouïgours du lac Lob Nor, dans le désert du Taklamakan, je m’étais adonné à la pêche en pirogue et à des méditations pascaliennes sous un ciel étoilé comme il n’en est nul autre. Sous l’infiniment grand me revint cette phrase de Flaubert : « Voyager rend modeste. On voit mieux la place minuscule que l’on occupe dans le monde ». Mais La Rochefoucauld disait : « La vertu n’irait pas si loin si la vanité ne lui tenait compagnie ». Ce misanthrope parlait d’or, je me reconnus dans son propos.

J’avais assisté en Islande à la chasse au globicéphale et vu l’eau du Reyðarfjörður se teinter de sang au pied de falaises de lave sorties d’un tableau de Soulages. Ce n’était pas pour moi : je ne vivrais pas ma vie en rouge et noir. Mais je pouvais toujours relire Stendhal.

J’avais joué aux dés à Yaoundé et fait la vie à Varsovie, et on m’avait même vu dans le Vercors sauter à l’élastique.

David Mitchell : « Voyagez assez loin, vous pourriez vous rencontrer ». Les années passaient, mais je ne m’étais toujours pas trouvé et je sentais qu’il me fallait autre chose. Une nuit que j’étais à me morfondre dans quelque pub anglais, au cœur de Londres, parcourant Lao Tseu, je tombai en arrêt sur cette phrase : « On va parfois chercher bien loin ce qu’on a près de chez soi ». C’est alors que je me souvins de Ferrand.

Je l’avais rencontré en 1978 en Norvège du nord, sur le quai de l’Hurtigruten dans l’île de Skjervøy. Il cherchait le pygargue à queue blanche, je faisais route vers l’Hyperborée. Nous devisâmes longuement sous l’embrasement du soleil de minuit, sur fond de montagnes violines, dans la lumière envoûtante de l’Abendlandschaft de Friedrich, qu’on peut voir à l’Ermitage. Cet amateur de solitudes arctiques mettait un point d’honneur à ne s’intéresser qu’à des sujets inutiles dans le monde moderne : le chant de l’hypolaïs polyglotte, les lieder de Fanny Hensel, les chroniques de jardinage de Vialatte. Cela me plut. Nous étions faits du même bois, nous pouvions nous comprendre. « Qui se ressemble s’assemble », dit Tagore.

Il m’invita à le rejoindre à son campement qu’il avait installé de l’autre côté de l’île, loin de la vaine agitation des hommes, au bord d’une grève déserte où gisait un crâne de baleine blanchi par les ans et érodé par les embruns ; de là, il guettait les pygargues et les guillemots à miroir. Nous y restâmes quelques jours, face aux sombres parois de l’île Kvaløy dominant une mer couleur de plomb fondu. Ferrand partait dans ses quêtes ornithologiques, d’où il rentrait avec de nouvelles coches dans son Peterson. De mon côté, je cherchais des grenats dans les micaschistes affleurant dans les falaises. Je voyais apparaître, dans la pâte métamorphique, le dodécaèdre rhomboïdal aux arêtes nettes et aux faces losangiques luisantes, comme sorties de chez le diamantaire. Miracle de la forme parfaite surgissant du désordre de la matière brute.

Le soir, autour d’un maigre feu de bois d’épave, nous parlions d’histoires de Vikings (j’ai toujours eu un faible pour Harald à la dent bleue, que j’imagine comme Barbe Rouge, le pirate d’Astérix), de la marche du monde, des mérites comparés de l’aquavit Aalborg et de la vodka Stolichnaya – ma compagne de toujours –, et de l’inconstance des femmes, dont lui comme moi étions venus tenter de nous guérir dans ces solitudes. Je regrettais que nous n’eussions pas alors sous la main un trio à cordes pour nous interpréter l’andante de l’opus 100 de Schubert, inspiré de la vieille ballade nordique Se solen sjunker qui célèbre le soleil couchant. Aujourd’hui, nous aurions un smartphone pour l’écouter, mais Schubert serait devenu « la musique de Barry Lyndon ». Pourquoi fallait-il que la déliquescence de la culture suive le progrès de la technique ?

Quand la soirée avançait, face au soleil de minuit, nous écoutions le silence, que soulignait par moments l’appel plaintif d’un pluvier doré surveillant sa nichée. À un moment, pris d’un accès d’inspiration lyrique, je crus bon de commenter le spectacle, mais Ferrand me fit signe de me taire. Il avait raison. « Parle si tu as des mots plus forts que le silence, ou garde le silence », disait Euripide. Thor et Baldr, dont je sentais la présence en ces lieux, avaient dû froncer les sourcils eux aussi. Peut-être étaient-ce eux qui s’exprimaient par la voix de Ferrand ?

Nous partagions fraternellement des copeaux de morue séchée et un bloc de fromage du Gudbrandsdal, qui avait l’aspect et la texture d’un savon de Marseille oublié dans un grenier depuis l’exode de 1940. C’était sûrement grâce à ce concentré d’énergie, facile à conserver et à stocker, que les Vikings avaient pu rallier Terre-Neuve, me dis-je. Pour le dessert, je suivais les conseils de Ferrand, qui pratiquait la mûre arcti que, appelée ici multer, et les jours de disette se rabattait sur la camarine noire, au goût ingrat mais riche en anthocyanes. Le naturaliste ne peut mourir de faim dans les terres les plus hostiles, c’est ce qui le rapproche du Pithécanthrope et l’éloigne de l’énarque.

Un jour, un vieux pêcheur qui habitait dans une cahute en bois à l’autre bout de la grève de galets nous invita à prendre le café. Il parlait sans cesse – c’est curieux, chez les marins, ce besoin de faire des phrases – mais nous n’y comprenions rien. Avait-il été chassé le phoque au Svalbard, traqué le rorqual à Jan Mayen ou pêché la morue devant les Vesterålen ? Son café était une vraie lavasse, car les rustiques Norvégiens n’ont pas, en ce domaine comme en bien d’autres, le raffinement des Italiens. Mais la radio passait de la musique dodécaphonique – du Schönberg, me semblait-il, ou peut-être du Stockhausen. Même France-Culture devait renâcler à diffuser ce genre de choses, pensai-je. Il fallait que je vinsse dans la cabane d’un pêcheur au-delà du cercle polaire pour en entendre. Le pêcheur norvégien ne sait pas faire le café, mais il n’est pas rebuté par l’avant-garde.

Ces journées ascétiques au milieu des galets ne me déplaisaient pas, cependant mon instinct migratoire me fouaillait. Un matin, je décidai de larguer les amarres et de faire voile vent arrière vers le cap Nord, avant que les profs retraités à camping-car n’envahissent les lieux – c’était bien la dernière espèce de personnes que j’avais envie de trouver là-bas. Nous nous séparâmes sans effusions. Les paroles étaient superflues : le silence est un ami qui ne trahit jamais. « We’ll meet again, don’t know when, don’t know where », pensai-je : nous serions amenés à nous revoir.

Dans ce pub anglais, donc, où je tentais de noyer mon ennui dans le gin et la pensée de Lao Tseu, il me vint l’idée d’appeler Ferrand.

– Ferrand, lui dis-je, la chair est triste, hélas, et j’ai lu tous les livres. J’ai bu avidement à la coupe des sagesses orientales, mais il ne m’en est rien resté. De plus, je suis tombé d’une échelle pour avoir voulu accrocher un père Noël gonflable à mon balcon, ce dont j’ai été justement puni par des vertèbres cassées. Je m’en suis tiré, car il pourrait bien y avoir un bon Dieu pour les imbéciles, mais mon corps est en peine et mon âme est meurtrie, à moins que ce ne soit l’inverse. J’ai besoin de nouveaux horizons, mais pas trop loin si possible, car je n’oublie pas l’enseignement de Lao Tseu. Qu’as-tu à me proposer ?

– Bubry, répondit-il.

Il ne m’en dit pas davantage, mais ma curiosité était piquée. Ferrand m’avait ferré.

J’allai le voir dans son nid d’aigle hennebontais, d’où il surplombait la ville et, en sentinelle de la vallée du Blavet, surveillait chaque jour les déplacements des oiseaux. Il avait ses jumelles à portée de main. Car, depuis la Norvège, il avait gardé sa passion intacte. Il me présenta un de ses livres les plus rares, acquis à prix d’or ; relié en cuir, bien qu’imprimé sur un mauvais papier jaunâtre d’après-guerre, c’était la thèse d’André Guilcher, « Le relief de la Bretagne méridionale », soutenue en 1948. Guilcher, élève du grand De Martonne, était de ces géographes formés à l’école littéraire, et qui savaient écrire. Ferrand me fit lire quelques pages sur la géomorphologie des massifs leucogranitiques du Morbihan intérieur. Il y était question de croupes et de mamelons, les failles y avaient des lèvres, les sources y jaillissaient d’entre les buissons en des replis secrets. Je repensai à ce profil féminin, tout en ondulations voluptueuses de basses collines, qui sortait des flots sur la côte ouest de Lewis, dans les Hébrides extérieures du côté de Callanish. Une Vénus écossaise, horizontale et granitique, qui avait de la gueule à côté de celle de Botticelli, trop éthérée et marmoréenne à mon goût. Je n’ai jamais su résister à l’érotisme de la géographie. Bubry, avec ses rondeurs suggestives, me tentait déjà. Mais il y avait autre chose.

Ferrand m’apprit en effet que ces contrées reculées étaient un des derniers bastions du rare campagnol amphibie (Arvicola sapidus), que peu de naturalistes ont vu. On a la panthère des neiges qu’on peut : le campagnol ne fait pas rêver les masses, on ne l’a pas vu à la télé, mais l’idée de partir à sa recherche me tentait car, comme je l’écrivis, « traquer la bête, c’est finalement se chercher soi-même ». Il me faudrait pour cela me faufiler dans les labyrinthes bocagers, pénétrer les tourbières spongieuses, tailler ma route à la machette le long des ripisylves, me méfier des fondrières aux eaux noires où la raison s’égare et où guette la vipère péliade, enfin il me faudrait attendre. « La patience adoucit tout mal sans remède », nous dit Horace dans ses Odes ; c’était ce qu’il me fallait. Ferrand se proposa aussi de m’arranger là-bas un rendez-vous avec Blanchard, un des meilleurs naturalistes de l’Ouest, dont il me dit qu’en matière de nature, « il sait tout sur tout, et même plus encore ». Nul terrain ne le rebutait, et à partir d’un poil de campagnol accroché à une herbe, il saurait remonter la piste et me conduire jusqu’à la bête. J’acquiesçai. Il ne me restait plus qu’à monter l’expédition.

Quelques mois plus tard, je mis sac à terre à Lorient. Dans les bistrots du port, à coups de ballons de rouge car je savais les faiblesses des Bretons, je recrutai quelques solides dockers et lamaneurs, désœuvrés entre deux cargos à vider. Avec un tel équipage, une mutinerie était toujours à craindre, mais j’avais besoin d’eux pour transporter mes impédiments, car mes livres pesaient lourd. On verrait bien.

Au jour fixé pour le départ, la météo diffusait un avis de grand frais et annonçait des grains. Je jugeai plus prudent de mettre à la cape et, en attendant l’éclaircie, d’aller m’abriter chez Ferrand, qui se trouvait sur ma route. J’y disposais d’un havre sûr, et ses délectables châteauneuf-du-pape m’aideraient à prendre mon mal en patience. « La patience est une vertu de petit bourgeois », selon ce gauchiste d’Arne Garborg. Ce n’était pas que j’appréciasse particulièrement le mode de vie petit-bourgeois, je l’avais même en horreur, mais les vertus émollientes du châteauneuf opéraient et auraient chassé de mon esprit les tourbières, le campagnol et les croupes leucogranitiques si je ne m’étais ressaisi à temps.

Mes dockers m’ayant rejoint, je finis par lever l’ancre et mis le cap vers le nord-est. Le premier jour, par des pistes commodes longeant le fleuve sur sa rive gauche, nous abattîmes seize kilomètres, et installâmes notre camp à la nuit tombante près du moulin de Tallené, dernier lieu habité avant la sauvage vallée du Sébrevet. Je dormis peu, car mes compagnons avinés beuglaient des chansons d’ivrognes sous leur tente. Mais, comme le dit Péréra dans sa Correspondance, il est des insomnies plus riches que d’autres, et celle-ci me permit de me plonger dans le Barzaz Breiz, qui m’introduisit aux mystères de l’âme bretonne tandis que les prolétaires cégétistes dégueulaient leur vinasse.

Le lendemain, après dissipation des brumes matinales, nous entrevîmes ce qui nous attendait. Les sombres versants couverts de forêts se resserraient vers le nord, les chênes creux des talus dressaient vers le ciel leurs formes tourmentées, les ronciers partaient à l’assaut des prairies et il allait falloir emprunter des chemins noirs et fangeux, qui peut-être ne menaient nulle part. Plus habitués aux horizons lumineux de la rade de Lorient qu’aux ténèbres des ravins d’Argoat, et peu sensibles aux charmes nervaliens des vallées embrumées, mes porteurs refusèrent d’aller plus loin. Il me fallut ne garder de mes bagages que l’essentiel, mais la frugalité est la mère de nos vertus, nous dit Cicéron, et la pensée de Socrate sur le marché d’Athènes (« Que de choses dont je n’ai pas besoin ! ») me soutint le moral durant l’épreuve du tri.

Voici un aperçu de ce que contenait désormais mon sac à dos :

______________________________________________

– Un sextant de marine Vogler de 1876, chiné sur les quais de Valparaiso et qui, m’avait-on dit, aurait appartenu au capitaine de l’Entre-Côtes. Cet appareil peut être utile pour relever sa position dans les campagnes bretonnes quand le GPS déclare forfait, mais je préférais ne pas en avoir besoin car une rafale traîtresse du côté de l’île Tristan da Cunha m’avait privé de son mode d’emploi.

– Prêtée par Ferrand, une paire de jumelles Zeiss Jenoptem fabriquée en RDA. Une sorte de Trabant de l’optique, rustique mais efficace, qui avait dû équiper les VoPos en faction le long du Mur. Les campagnols n’auraient qu’à bien se tenir, je les verrais avant qu’ils ne me voient.

– Les Annales des Printemps et Automnes, de Zhu Xi, dans l’édition commentée par Zuo Qiuming qui est à mon avis la meilleure.

– Les Chansons de Bilitis, de Pierre Louÿs, édition de 1894. Ce genre de littérature érotique pour pères de famille respectables n’était pas pour moi, il m’en fallait plus pour me fouetter le sang, mais cette édition rare était reliée dans un fin cuir de veau pleine fleur dont le toucher me procurait des sensations troublantes. J’appréciais de l’avoir sur moi les soirs de solitude en terrain hostile.

– Pastiches et mélanges, de Proust. J’aimais sa façon de se faire apparaître comme personnage dans son pastiche du Journal des Goncourt. Se pourrait-il que je sois pastiché un jour, et par qui ? Je me méfiais de genre d’honneur : l’hommage rendu au style tombe vite dans le persiflage.

– Cinq bouteilles de whisky Laphroaig Quarter Cask Islay Single Malt. Ce n’était pas mon préféré, mais je saurais m’en contenter. Et pourquoi pas de vodka ? En ces terres celtiques, où je visais les tourbières, le whisky me semblait plus en accord avec l’esprit des lieux.

– Trois livres de tabac de pipe Latakia Shek-al-Bint syrien, que j’avais acheté chez Chonowitsch à Copenhague, ainsi qu’une pipe Rattray’s. On connaît mon penchant pour le cigare, mais la Faculté me l’avait interdit. L’hygiénisme dictait ses lois, et je m’étais incliné. Tout compte fait, la pipe pouvait convenir : quand le Breton se fait marin, il fume la bouffarde ; et, mieux que le cigare, la pipe pouvait m’aider à entrer en contact avec les autochtones. Elle me serait aussi de bonne compagnie durant les longs affûts, la lecture de Zhu Xi et les méditations sous les chênes séculaires. J’avais la caution du raisonnable Bach, qui l’avait célébrée dans sa cantate BWV 155 « So oft ich meine Tabakpfeife ». Entre Bach et la médecine, j’avais choisi mon camp.

– Quelques boîtes de pâté Hénaff, que je m’étais procurées à Pouldreuzic car, comme le kouign amann et le kig-ha-farz, il est meilleur quand on va le chercher à la source. Pour le reste, je comptais sur l’écorce de bouleau, que je trouverais en abondance. Les Sames de Kautokeino m’avaient appris qu’en en disposant des lambeaux au fond de mes bottes, ceux-ci devenaient mangeables au bout de quelques jours de macération. C’était moins riche que le kouign amann, mais excellent pour le transit. Va donc pour l’écorce, et j’avais du whisky pour faire passer.

– Une andouille de chez Quidu dans sa version momifiée à l’aspect charbonneux, bourrée de gras et de sel, la seule nourriture de survie capable de vous tuer par infarctus. J’y étais prêt : qui ne prend pas de risque risque encore davantage, et d’ailleurs j’avais survécu au haggis lors de ma traversée des Cairngorms en raquettes.

– Un canif 102 Girodias de 1896 à manche de corne, ayant appartenu à mon arrière grand-père. Mais, de peur de le perdre, j’utiliserais un Laguiole made in China. Il devait pouvoir venir à bout du pâté Hénaff, mais peut-être pas de l’andouille.

_____________________________________________

Mon GPS indiquait 47°89 N et 3°19 O, l’altitude était de 21 mètres, la température de douze degrés, le vent soufflait de 240° à huit nœuds, les conditions me semblaient favorables pour me lancer.

Quelle direction prendre ? En tirant au droit, en hors-piste, je n’étais qu’à 4,5 km de l’objectif, mais il me fallait m’extraire de cette vallée en traversant le ruisseau à gué puis en attaquant la pente de face avant d’émerger à l’air libre sur les plateaux. Par cette voie, je devrais affronter les ronciers, les fourrés de prunellier sur les pentes raides, les chablis où l’on risque l’entorse à chaque pas, et je m’imaginais en pitoyable loque, rampant jusqu’à la ferme la plus proche pour implorer l’asile en attendant les secours, si les chiens ne m’avaient pas mis en pièces avant.

En remontant les vallées, le trajet était plus long, Google m’indiquait sept kilomètres et je devrais envisager un bivouac à mi-parcours. D’après Ferrand, si la pente était faible, les obstacles étaient rudes. Je le devais aux eurocrates : depuis les quotas laitiers, puis la PAC, la broussaille avalait les prés, les saulaies partaient à l’assaut des bas-fonds, les talus s’effondraient et les arbres s’abattaient dans les ruisseaux entre les moulins en ruines. Les vallées tombaient en catalepsie, tandis que John Deere et Mc Cormick régnaient sur les plateaux. Il me faudrait donc escalader des troncs pourris, me tailler un gourdin mahousse pour battre les ronciers, patauger dans la vase et traverser les ruisseaux à gué – en Islande, on m’avait conseillé de le faire plutôt vers les trois heures du matin. Cela ralentirait la marche.

Je me pris à douter de mon projet et me remémorai la phrase de Lao Tseu : « Le bon voyageur n’a pas d’itinéraire et n’a pas l’intention d’arriver. » Et d’ailleurs, s’il est vrai qu’il n’est point de vent favorable pour qui ne sait où il va, celui qui n’a pas de but trouvera toujours un chemin pour l’y conduire.

Cependant, j’optai pour la directissime.

J’en vins à bout sans encombre, et fis surface dans les maïs. Pas de bergère rosissante pour m’accueillir à l’orée des bois, cela n’arrivait qu’à Lamartine, mais un tracteur de 300 CV. Cette rude machine était peu engageante, et les temps n’étaient plus à ces frivolités.

Vers le soir, j’arrivai en vue de mon objectif. Il me fallait traverser le hameau de K., posé à 137 mètres avant la descente vers les tourbières. Il s’annonça à mes narines par une forte odeur de lisier de porc, à laquelle se mêlaient des notes d’étable et d’ensilage. Je dus allumer ma pipe pour contrer ces effluves, par lesquelles l’agro-business entendait se rappeler à mon bon souvenir. Au milieu de hangars en tôle et de ferrailles agricoles abandonnées aux orties, je discernai les restes d’une ancienne ferme, aux moellons de granite bien équarris et aux linteaux en accolade finement ouvragés. Cette vieille civilisation rurale était pauvre, mais elle avait le sens du Beau, me dis-je en considérant la maison des agriculteurs, terne bâtisse en parpaings où il y avait l’eau courante et la télé. Le paysan d’autrefois vivait les pieds dans la boue et la tête dans les étoiles, et même il leur parlait les soirs de cuite : Orion et Bételgeuse veillaient sur lui lorsqu’il cuvait dans les fossés. Celui d’aujourd’hui vit toujours dans la fange, mais il boit du Coca et rêve d’un plus gros tracteur. La pauvreté des biens est facile à guérir, mais pas celle de l’âme.

Je bivouaquai à l’écart, en veillant à être au vent de la porcherie. Le lendemain matin, promptement réchauffé par un quart de Laphroaig, je considérai le paysage. L’horizon était fermé par quelques molles ondulations allant chercher dans les 150 mètres – c’étaient là les croupes promises par Guilcher, elles n’avaient rien de très affriolant – et j’apercevais au-delà un sommet de 177 mètres, qui n’avait pas encore été nommé sur les cartes. Paradoxe de notre époque mondialisée : tout le monde connaît le Shishapangma ou le Gyachung Kang, mais nul ne sait où se trouve et comment se nomme le sommet du pays de Lorient, qui attend encore son découvreur. En contrebas étaient les tourbières, cernées par des colluvions de bas de pentes et cachées à mon regard par des rideaux de saules et de bouleaux. Là devaient se terrer les campagnols et s’ébattre les loutres en leurs refuges secrets, là était mon nouveau séjour, où une fois de plus j’allais me trouver loin du monde des hommes, enveloppé des bruissements de la vie sauvage et réduit à l’essentiel pour ma subsistance. Un vol de martinets au plumage fuligineux passa à tire d’aile, une buse variable me salua gaîment en décrivant des orbes dans le ciel clair : je pouvais maintenant partir.

Un paysan en bleu de travail maculé de boue remontait le chemin d’un pas lourd.

– Holà, lui dis-je, est-ce bien le chemin des tourbières ?

– Ben ça, j’sais pas trop, mais si c’est des trous d’boue qu’tu cherches, y’en a plein là-bas, mon gars. C’est tout droit, t’as qu’à descendre.

Les subtilités de la pédologie et de la phytosociologie n’étaient pas parvenues jusqu’ici, mais le propos, dru comme un grain porté par le noroît, allait à l’essentiel : j’étais sur la bonne voie.

J’eus du mal à trouver un coin pour planter ma tente, entre les fruticées épineuses et les sphaignes gorgées d’eau. A l’aide de mon Girodias, et faisant fuir des lézards vivipares qui n’avaient jamais croisé d’être humain, je parvins tout de même à défricher un emplacement acceptable : si le sol était trempé, au moins était-il moelleux. Mais l’endroit était infesté de moustiques, de tiques et de cette sorte de moucheron que les Britanniques nomment midges – à mes yeux une preuve irréfutable de la non-existence de Dieu, car s’Il existait, Il n’aurait jamais inventé une telle engeance. Je pensai à Malraux, pour qui « la pire souffrance est dans la solitude qui l’accompagne ». Mais Gandhi nous enseigne que « nul ne s’est élevé sans s’être purifié au feu de la souffrance » : cette parole consolatrice m’aida à tenir.

L’affût est un mode opératoire, il me fallait en faire un style de vie. Ainsi mes journées se passaient en attente le long du ruisseau, dissimulé sous un sac à pommes de terres en toile de jute. J’appréciais dans les rais de lumière filtrant entre les feuillages le ballet des agrions aux ailes hyalines, j’avais plaisir à voir passer une truite de temps à autre, mais le campagnol n’apparaissait pas et je commençais à redouter l’ennui, dans lequel Blanchot voit « le pourrissemement de l’attente ».

Un matin, j’aperçus émergeant de la brume et des fourrés de callunes une haute silhouette bardée de matériels d’observation – appareil photo, jumelles, filet à papillons, troubleau, loupe, et j’en passe. J’allai à sa rencontre, progressant laborieusement entre les carex aux feuilles tranchantes comme des lames de rasoir.

– Blanchard, je présume ? lui dis-je d’un air dégagé, quoique je lui trouvasse des ressemblances avec Sean Connery.

– Bien vu, me répondit-il. Sur quels critères m’avez-vous déterminé ?

– Si l’habit ne fait pas le moine, le filet à papillons fait toujours le naturaliste, dis-je.

– Votre perspicacité m’éblouit. Depuis le temps que vous êtes là, vous avez dû voir des campagnols amphibies ?

Je dus reconnaître qu’il n’en était rien. Là dessus, mon interlocuteur s’enfonça dans la ripisylve, les narines frémissantes et tous sens en éveil. L’homme de science cherchait, il savait, il allait trouver. Quelques minutes s’écoulèrent dans le silence, à peine troublé par quelques craquements de branches.

– Là, me lança Blanchard. Un campagnol.

Je me hâtai tant bien que mal, pataugeant dans les sphaignes, faisant surgir des tréfonds bourbeux des bulles de méthane aux exhalaisons méphitiques. Arrivant en vue du ruisseau, je me juchai sur un touradon de carex qui bascula, me précipitant dans l’eau froide sous le regard amusé de Blanchard. Mon Pierre Louÿs partit au fil de l’eau et les Zeiss DDR étaient hors d’usage. C’était assez, et on ne m’y reprendrait plus : je sautai dans le premier avion en partance pour Paris.

Quelques jours plus tard, j’appelai Ferrand.

– Ma quête du campagnol a échoué, lui dis-je, j’ai baissé depuis les temps où je courais le Chang Tang. Quant à l’érotisme des formes leucogranitiques, c’était surfait, ne t’en déplaise. Cabrel avait raison : je retourne en arrière, car je n’ai pas trouvé ce que je veux. Qu’aurais-tu à me proposer ?

– Si les biotopes bretons ne te vont pas, essaie les sociotopes parisiens, me dit-il. Tu n’as qu’à te caler à la terrasse du Flore ou des Deux Magots, et observer la faune de Saint-Germain-des-Prés, éventuellement avec un carnet de notes comme le faisait Perec. C’est instructif, tu verras, tu pourras en tirer de la matière pour de futurs récits ; et pour ce qui est des croupes, sache que l’amour, c’est comme la grippe : c’est dans la rue que ça s’attrape, et ça finit au lit. Tout espoir n’est donc pas perdu : tu verras des croupes, et sans doute des mamelons aussi. Tout vient à point à qui sait attendre : tu sais les vertus de la patience.

– Voilà qui pourrait me convenir, répondis-je. Quand on n’a rien à faire, regarder ce qui se passe dans la rue est le dernier espoir, ajoutai-je en citant William Sutcliffe. Et toi, quels sont tes projets, à part compter les piafs ?

– Je pense me lancer dans le pastiche, et il se pourrait que je me fasse les dents sur un écrivain à la mode, me dit-il sur un ton légèrement ironique. Je commence justement à avoir quelques idées sur la question.

Jean-Pierre FERRAND, décembre 2022