Tototte
Je m’en suis rendu compte au premier arrêt du TGV, long trajet de huit heures entre Golfe et Méditerranée.
J’avais oublié ce manque depuis plus de trente ans et il m’était revenu récemment. Quelques crapotages en fin de soirée, deux taffes, pas plus, sinon la gerbe salutaire, qui m’avait évité de rechuter toutes ces années, reprenait ses droits, mains fébriles, cerveau embrumé, le cœur au bord des lèvres, sueurs froides, tout un rejet du corps de composer à nouveau avec ces toxines potentialisées par l’alcool, l’amertume de la fumée, l’odeur crasse du tabac froid sur les doigts. Mais mes médecins avaient été formels, une addiction à la nicotine ne s’oublie jamais, elle reste tapie, prête à resurgir lors des accidents de la vie. Et il faut croire que celui-là était violent parce que je me suis entêté. J’ai passé le cap des deux, puis trois, puis quatre, jusqu’à la neuvième et dernière avant d’écraser le mégot réduit à sa plus simple expression, tu peux vérifier, le décompte est exact si, comme moi, tu aspires longuement et goulûment à chaque bouffée, cela faisait rire mes donneuses, cette dévoration infantile et accélérée du cylindre blanc avant sa disparition en cendres.
Puis le passage à l’achat des vingt « nuitgraves », acte symbolique guidé par la culpabilité de taper les autres pour une drogue de luxe, justifiant de m’adonner sans limite à ce marqueur de ma propre chute. Nous ne sommes pas tous égaux. La tempérance n’est pas mon credo, doublée d’une certaine joie malsaine à contempler mon effondrement. Et puis la dimension du plaisir ne pouvait s’écarter. « A tout prendre plutôt que moitié ». Ou « C’est jamais trop quand c’est bien » comme disait Blaise le poussin masqué. J’ai passé des mois à me retenir puis à toujours céder à la tentation, me surprenant pendant mes insomnies à fumer à la fenêtre entrouverte, nu dans le froid de la nuit et le bourdonnement des frigos des commerces de bouche.
Elle m’a alors offert, comme cadeau de bienvenue, cette première borne d’une vie à reconstruire. Dans la boutique, elle a choisi la plus belle, du même bleu métallique qu’une tatoueuse, cylindre fuselé et lourd dans la main, autre chose que l’insignifiance d’une cigarette. J’ai tout de suite aimé son contact, son poids, toutes ces technicité et électronique pour un succédané de fumée. Un apprentissage nécessaire, les premiers démontages-remontages avec des pièces en trop, comme les boulons et écrous orphelins en fin de réparation d’un moteur thermique. La puissance des résistances, le couplage avec la proportion de propylène-glycol et de glycérine végétale. Cette science des dosages entre base, nicotine et arômes, équations chimiques oubliées depuis la prépa. Le goût du brûlé signant la fin de la pièce d’usure. Le clignotement de la charge pendant la nuit. Des gestes techniques, un rituel bien plus complexe. Mais que l’on ne s’y trompe pas, une vapoteuse n’apprend pas à s’arrêter de fumer, du moins dans mon cas. Bien au contraire, la dose est immédiatement disponible à tout instant, la réserve sous la main, plus de panique à l’idée de la fermeture des derniers bars à tabac. Une addiction sans contrainte, plus jamais rythmée par les neuf taffes de la clope. Et l’excuse qu’en l’absence de recul de la science, les risques médicaux sont moins élevés…
Bref, à ce régime, huit heures de TGV sont longues sans tétouiller, sans cette petite récompense à intervalles plus ou moins réguliers. L’annonce d’un arrêt en gare sonne comme une libération. Attendre que le train ralentisse pour se lever, se diriger vers la porte extérieure en appuyant les cinq fois rapprochées sur l’interrupteur afin de lancer l’appareil. Patienter jusqu’à l’arrêt total, ouvrir la porte, se précipiter sur le quai en surveillant qu’un contrôleur vindicatif ne soit pas dans les parages, et tirer voluptueusement sur la tototte à toute allure, guettant le signal du départ, puis se précipiter sur le seuil, expirer une dernière bouffée face au vide avant « la fermeture automatique des portes » et remonter s’installer jusqu’à la prochaine.
C’est alors que j’ai réalisé que je n’étais pas le seul. Nous sommes tout un peuple de l’ombre à pomper dans l’urgence devant les portes, émaillant à intervalles réguliers la rame, surveillant le quai se vidant et les contrôleurs au loin avant qu’ils ne remontent, donnant le signal du départ. Dans le silence, chacun occupé à tirer sa volupté, pas le temps de bavarder, emmuré dans son plaisir, avec peut-être une petite pointe de culpabilité. Les femmes de mon âge sont plus nombreuses que les hommes, ces derniers devant déjà être morts de leurs excès, ou contraints à l’abstinence face au tableau clinique apocalyptique que leurs a dressé leurs cancérologue ou cardiologue, vengeance du genre. Nous ne sommes pas tous égaux. Les quelques rares vieux et vrais fumeurs ont les yeux rivés au sol et tirent compulsivement à toute allure sur leur cigarette, j’étais un petit joueur quand j’étais des leurs, je sens bien qu’ils souffrent de leur addiction mortelle. Quelques rares jeunes jouent les impudents décontractés avec de vraies clopes, le cancer est loin, vingt ou trente ans, rien à battre, d’ici là on aura tous collapsé. C’est finalement cela qui me gêne, cet enfermement. Nous sommes loin des excès festifs, de l’alcool désinhibant, des partages et des échanges, de la musique et de la danse, de la convivialité humaine des soirées à n’en plus finir. Plaisir triste et solitaire. Ça me fout le blues.
A cet arrêt est descendue une jeune métis. Baskets claires dentelées de motifs dorés, camaïeu de verts, ongles longs céladon avec des brillants incrustés, cheveux décrêpés, elle tire sur une vraie. Pas un sourire ni un regard, dureté face à ce vieux barbon bavassant sur sa vapoteuse, nous ne sommes plus du même monde, je suis transparent. Qu’est devenue notre altérité ?
A l’arrivée, le plaisir de marcher, la vapoteuse grésille sur le quai, je surveille l’arrivée dans le hall de la gare où je devrai l’éteindre puis plonger dans le métro. Petite pause avant le bus qui va longer la Corniche. Je m’installe au fond. De biais, dos à la route, une toute jeune femme est courbée sur un tout jeune bébé, quinze jours, pas plus. Elle a la main sur son visage, me le cache, il dort, totalement immobile, terrassé par sa naissance toute proche. Je ne cesse de le regarder. Que va-t-il devenir ? Comment sera notre monde quand il aura mon âge, s’il y arrive ? Plus violent, plus tragique, plus désespéré ? Je pense à mes petits-enfants actuels et à ceux à venir. Ils ont le droit d’exister, j’ai le devoir de les aider, de leur offrir toute la résilience dont je suis capable, même si je ne me sens vraiment pas un modèle. « Fais ce que je te dis, pas ce que j’ai fait. ». On a tout salopé et c’est elleux qui devront nettoyer, pas de quoi pavoiser…
Nous arrivons au terminus. La mère se prépare, serre encore plus fort son petit Léo ou Tiago ou Ilan ou Liam. Puis elle lève la main qui me cachait son visage et découvre… une tototte. Je serre la mienne dans la poche. Fulgurant raccourci.
Tu vois, Léo, ta tototte te rassure, t’apaise. Tu viens de vivre un putain de traumatisme. Je crois que moi aussi. Je te comprends jusqu’au fond de mes tripes. Ce que tu as cru être un cocon infini n’a été que transitoire, un pseudo-Eden, une illusion avant ta naissance dans ce monde insensé, agressif, d’une lumière crue, bruyant… mais tristement réel. Tu vas en sortir grandi, plus fort, il n’y avait pas d’avenir dans le ventre de ta mère, tu n’y étais que pour t’armer. Toi, tu as eu la chance de ne pas avoir de mauvaise fée, juste la bonne qui se penche sur toi et te protège de toute sa force. Mais il te reste ce souvenir d’un rêve perdu. Dépasse-le. Je suis sûr que toi, et celleux de ta génération, à partir de cet immense chaos, « vous accoucherez d’une étoile qui danse ».
Je te promets, croix de bois, croix de fer, que, lorsque tu abandonneras ta tototte, je lancerai la mienne face à l’adversité, parce que, quels que soient l’âge ou l’époque, nous avons toujours la nécessité d’une renaissance.