La chevalière
C’est à mon tour. Mes deux passagères m’ont raconté chacune leur histoire. Personnelle, touchante, troublante. Comment trois inconnues peuvent en arriver en quelques heures à un tel degré d’intimité ? Alchimie des rencontres. Hasard ou non hasard ? Je suis tombé sur deux barrées, nageant en plein ésotérisme. J’aime me plonger dans des univers radicalement différents du mien, magie du covoiturage. Mais cette fois-ci j’ai brisé ma carapace, nous nous sommes ouvertes toutes les trois, une sorte d’égrégore remplit l’habitacle, je suis devenu multiple, agrégeant les émotions de ces deux femmes qui m’étaient étrangères quelques heures plus tôt et qui sont devenues comme des sœurs.
Nous avons encore plus de six cent kilomètres avant la fin du voyage. Mes deux mains sont bien posées sur le volant. Normal…à 135 km/h. Je leur montre à mon annulaire gauche la chevalière en or et j’entreprends alors de la faire glisser, tout en contrôlant les écarts de la voiture sur l’autoroute. J’arrive à l’extirper enfin et je leur fait passer le bijou, qu’elles examinent et soupèsent tour à tour. Oriane l’enveloppe enfin dans sa grosse patte. Ses yeux se ferment, des larmes coulent :
- Raconte-nous son histoire, elle a tellement de douleurs et de personnes en elle…
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J’avais vingt-trois ans. Ma mère m’avait emmené chez le bijoutier en bas de la ville pour mesurer la taille de mon annulaire gauche. Une fois enfilé le doigt dans le bon anneau, elle sortit de sa poche une petite boite à bijou avec à l’intérieur une chevalière qu’elle me tendit. L’objet semblait curieusement léger pour sa taille :
- Elle vient de ton grand-père. C’était sa bague de fiançailles en or. Il l’avait fait faire juste avant de partir à la guerre en 1917, quand il s’est engagé en tant qu’étranger. Il est parti au front après la cérémonie.
- Elle ne pèse pas bien lourd.
- C’est exact, le médaillon est creux. Il n’avait pas assez d’argent pour de l’or plein. Il faudra que tu fasses attention, elle est fragile et peut se déchirer si tu l’accroches. Tu vois, deux lettres sont gravées et entrelacées, G & Z, les initiales de ton grand-père.
- Pourquoi est-elle pour moi ?
- Quand mon père est mort des suites des gaz dans les tranchées, il était convenu qu’elle me revienne parce que j’étais l’aînée. Mais ma mère l’a gardée jusqu’à sa mort. Quand elle se couchait, elle mettait sur l’autre oreiller la photo de Gaston, sa chevalière et son anneau du mariage. A la succession, c’est ta tante qui l’a récupérée. Je n’ai pas voulu faire d’histoire. Mais maintenant qu’elle est morte, je l’ai retrouvée.
- Oui, mais pourquoi moi ?
- Elle devait revenir à notre aîné. Mon frère étant mort tout jeune, elle était pour la plus grande des deux filles. Il est temps que je la transmette. Ton frère nous a trahi, il est n’existe plus pour moi et ton père. Tu es le deuxième des garçons et, même si tu as deux sœurs avant toi, je te la donne.
Je ne me sentais pas légitime mais j’ai accepté. Par la volonté de ma mère. Pour mon grand-père que je n’avais jamais connu. Mais je gardais en moi comme un goût de trahison. Cette chevalière ne devait pas être pour moi.
Je l’ai gardée pendant plus de vingt ans. Toujours à mon doigt, je ne pouvais m’en séparer. Éraflée, usée et même déchirée comme me l’avait prédit ma mère, elle allait souvent en réparation chez le bijoutier. Elle intriguait. Armoiries nobiliaires ? Bague de mariage, surtout quand le médaillon glissait sous le doigt ? Un ami un peu devin l’avait prise dans ses mains. Les yeux fermés, il m’avait confié sa vision, un homme très grand, très maigre, avec des bandes molletières, tout de bleu vêtu, le bleu horizon de l’infanterie. Mon grand-père italien, un géant de près de deux mètres qui avait dû s’asseoir auprès de ma grand-mère pour la photo du mariage. Cette bague était habitée par son histoire. Elle me reliait à lui. Je ne pouvais m’en séparer malgré la trahison originelle.
Et puis ma mère est morte. Alzheimer. Je suis sûr qu’elle avait voulu oublier le chagrin irréparable de la perte de son fils aîné que son mari lui imposait. Mon père ne lui a pas survécu bien longtemps. Alors nous, une partie de la fratrie, nous avons décidé que les guerres de nos parents n’étaient pas les nôtres. Que nous n’avions pas à supporter cet héritage. Qu’il avait provoqué trop de douleurs. Que nous devions accueillir à nouveau notre frère aîné parmi nous. Pas le retour du fils prodigue, non. Pas le pardon, non plus. Simplement que l’amour et la vie étaient beaucoup plus forts que toutes ces rancœurs enkystées dans notre histoire familiale. Que l’on laisse ces dernières aux morts, pas aux vivants !
A la succession, j’héritais d’une commode en merisier qui avait occupé pendant des décennies la chambre de nos parents. Dans le tiroir du haut, un compartiment caché où je trouvais une boule noircie, pesante, dans un sac de toile. Du métal fondu, une goutte d’or surnuméraire restante d’un bijou que ma mère avait fait refaire, large bracelet tressé devenu anneau.
Et c’est alors que l’évidence m’a traversé.
Je suis allé voir le bijoutier. Un vrai, toujours dans son atelier, à fondre, ciseler, graver. Réparer. Je lui ai demandé de remettre à neuf la chevalière, qu’elle soit comme à sa création, quitte à utiliser l’or brut que je lui apportais. Puis je le priais s’il pouvait créer une chevalière à l’identique, avec un médaillon plein cette fois-ci, sur laquelle il pouvait graver non pas G & Z mais S & Z entrelacés, le « Simone » de ma mère, avec exactement le même style artistique. Il m’a répondu :
- Vous portiez votre grand-père avec vous, maintenant vous voudriez que ce soit la mémoire perdue de votre mère avec l’or qu’elle a porté. Non seulement je peux le faire mais ce sera avec tout mon savoir-faire. Un bijou n’est jamais quelconque, il recèle toute l’histoire et tous les amours et déchirements d’une famille. C’est exactement pour cela que je fais ce métier.
Quand je suis venu prendre possession de ma commande, la nouvelle chevalière était comme je l’avais imaginée. Plus lourde mais en tout point semblable à l’autre, le « S » ayant remplacé le « G »…
Il est maintenant devant moi, chez lui. C’est l’hiver, le poêle ronfle dans la nuit. Il ne sait pas pourquoi j’ai tellement tenu à le voir.
Je sors de ma poche la petite boîte que je lui tends.
Il l’ouvre.
- Je te rends ce qui devait t’appartenir. Parce-que tu es l’aîné. Parce-que c’est toi qui doit porter notre grand-père. Parce-que je n’avais pas le droit de la garder, je n’étais pas légitime. Je fais ce que notre mère aurait voulu faire mais les conventions et la fidélité à notre père l’en ont empêché. Avec cette chevalière, tout se remet en place, tout est aligné. Nous effaçons ces douleurs, tu es à nouveau parmi nous. Et, si le Ciel existe, je suis sûr que, maintenant, nos parents en sont heureux. Bienvenue parmi nous, mon frère.