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Supplique

Mère, je n’osais me présenter devant vous mais la nécessité m’y pousse. Quand vous m’êtes apparue en songe, cette image si puissante où vous sembliez enfin apaisée, drapée de cette couleur azurée liquide et souveraine qui est votre essence, tenant en votre main la sauge purpurine, le rameau argenté de l’olivier, l’amarante pourpre et la palme d’albâtre, regardant vers un avenir pacifié, me montrant la voie à emprunter à travers la béance de votre dos, j’ai enfin compris que je ne pouvais plus repousser cette rencontre.

Mère, je ne suis légitime en rien, ambassadeur d’un pays de limbes, émissaire sans mandat, porte-parole de ma seule suffisance, mais je sais que je recèle en moi tout ce qui a fait les miens, de l’inavouable au plus éclatant, de la violence à la bienveillance, de la terreur à la joie, de l’infantile à la sagesse, de la destruction à la création, de la mort cruelle à la vie fragile.

Mère, je vous ai bafouée, avilie, méprisée, ignorée. Dans mon immense orgueil, je vous ai oubliée, reniée, traçant mon seul chemin sans prêter attention à votre souffrance, à ce sang qui perlait partout où portaient mes scarifications et mes empreintes. Pendant des siècles de siècles, je vous ai confisqué votre royaume. Je l’ai asservi, instrumentalisé, exploité, disposé, sans jamais prendre en compte un autre intérêt que le mien, ignorant que mes pas assurés me menaient à ma perte. Ô, comment ai-je pu être aussi puéril et vain ? Ne savais-je pas en moi-même, sans me l’avouer, dans mon inconscient endurci, que cette voie était sans issue ?

Mère, les millions de vies que vous abritiez hurlent leurs douleurs dans ces vides que j’ai taillés de ma domination triomphante. Depuis les temps immémoriaux qui ont sculpté mon identité, j’ai toujours été dans le déni, l’illusion, le récit auto-centré, ignorant l’autre, les autres.

Et Vous.

Mère, votre colère n’est que méritée. Maintenant que s’enflent le vent de la désolation, la chaleur mortelle, les eaux envahissantes, que mes mains ne saisissent plus que le sable inerte et la terre souillée pulvérulente, que la mort hideuse s’annonce, que l’anéantissement menace, je ne peux que vous présenter ma prière. Je sais que vous vous remettrez de mes outrages avec ce temps éternel dont vous disposez. Je sais que d’autres me succéderont, plus sages, moins agressifs, moins impudents, moins imbus d’eux-mêmes. Je sais que je ne vaux que ce sort que vous ne m’avez jamais souhaité mais que l’urgence impose. Des vies innombrables attendent, tremblantes, que moi, le super-prédateur, je baisse la garde jusqu’à disparaître.

Mère, je suis capable du pire comme du meilleur. Si ma soif de posséder est incommensurable, mon détachement du quotidien l’est aussi. Je suis un pur esprit avide de sécurité comme d’aventures. Ancré dans le réel que je m’invente et la tête dans le ciel insondable. Rongé d’angoisses mais ouvert à tout vent. Capable d’un égoïsme morbide et d’une immense altérité. Porté par l’intérêt immédiat mais d’une générosité improbable, contre nature. Matérialiste indécrottable et créateur impénitent.

Mère, je veux changer de voie. Arrêter les destructions, la course au profit immédiat. Me remettre à ma place, en votre sein. Protéger toute vie de ma puissance de démiurge. Aider les plus faibles, les plus atteints par mon incurie. Oublier la technique, me poser, écouter, ressentir, accueillir. Créer du beau. Réparer. Rêver. Ne rien faire. Contempler.

Vivre enfin, sans attente, sans projets, sans tordre ma réalité.

Mère, laissez-moi tenter de me transformer, revenir au carrefour où j’ai choisi la mauvaise route, repartir vers la Vie. J’ai détruit les forêts, rasé les montagnes, exploité les océans, asservi les espèces, asséché des contrées, rendu insalubres d’autres, souillé l’air, le sol, l’eau, haï, haï, ô combien haï tant d’êtres. Mais j’ai aussi créé sans objet et sans espoir, peint, sculpté, composé, chanté, conté, écrit, aimé, aimé, ô combien aimé tant d’êtres, bâti les cathédrales, les mosquées, les temples, les villes superbes, beautés sublimes jetées face au néant de mon existence, bornes intemporelles de mes faiblesses et de cette incompatibilité tragique entre mon esprit infini et mon corps si limité et définitivement mortel.

Je ne veux plus que créer le meilleur, pour le bien de tous celles et ceux qui nous accompagnent.

Parce que je rêve que la Beauté de l’Art sauvera notre Monde.

Mère, me laisserez-vous cette chance, m’accorderez-vous le temps de trouver cette voie ? Aurais-je droit à la rédemption ?

Je suis désormais devant vous, toute honte bue, car j’ai enfin découvert où m’adresser pour vous implorer. Ce songe m’a ouvert le chemin.

Vous êtes en moi et autour de moi.

Moi, l’Humain, votre enfant prodigue.

Vous, la Terre.

Mon Unique Terre à laquelle je dois la Vie.

Accueillez-moi à nouveau.

Accueillez ma supplique.