Nouvelles

MR-73

Illustrations par Martin Yzern 

En mémoire de Sourisha Nô, sorcière-warrior dont l’écriture m’a subjugué.

Certains ont une trajectoire bien lisse, bien droite. Moi je suis fait pour les lignes brisées.
Le billard, c’est quand tu es né du bon côté, pas trop de questions à te poser, la pente est accueillante, suffit de te laisser aller, les portes sont ouvertes et les succès naturels. Moi, j’ai toujours dû me battre. Souvent KO, mais, à chaque fois, je me suis relevé, parce que tu as la rage, parce que tu n’as pas le choix, sinon tu dois ramper alors qu’il ne te reste que l’honneur.
Et tout recommencer, reconstruire une vie bancale qui, depuis ma naissance, n’a jamais eu de fondations. Mais j’avance, parce que je suis vivant, parce que derrière moi il n’y a que des chaînes, parce que mon équilibre sur ces déchirures, c’est mon instabilité.

Mais là, franchement, je ne me vois plus d’avenir…

J’avais marché longtemps. Sans faire attention à ma direction. Pour me perdre. Le mental déconnecté comme un gros diesel assoupi. Je ne pensais pas. Trop peur d’avoir mal ou d’exploser de haine ou de violence. Arc réflexe, les jambes coordonnées, les mains dans le blouson, col relevé parce qu’il faisait vraiment froid. Je me fixais sur la buée qui sortait de ma bouche. Presque personne sur les trottoirs, peu de voitures, soirée d’hiver. Je ne sais pas combien de temps j’ai dérivé mais, quand j’ai repris conscience, je ne reconnaissais pas ce quartier, j’avais froid et j’avais soif. Pas faim, toujours cette grosse boule nouée dans le ventre. Un bar était encore ouvert. Je suis rentré.
À la baisse des conversations et aux regards rapides jetés vers moi, j’ai bien compris que j’étais un intrus chez des habitués. Ils n’avaient rien à craindre, je n’allais pas l’ouvrir, juste me chauffer un peu et boire une ou deux bières avant de reprendre le dehors jusqu’à ce que je m’écroule quelque part.
Je visai le comptoir et le seul tabouret libre, juste à côté d’une nana de dos, petit format en Perfecto, jean moulant sur une taille étroite. Regard rapide en m’asseyant, beau profil et cheveux courts bien noirs. Devant une pression.
Je commandai la mienne et me détendis peu à peu. Anonymat. Les conversations avaient repris. Tout le monde se foutait de qui je pouvais être. Mignonne buvait mécaniquement, le regard fixe devant elle. J’en faisais autant. Presque peinard. À la deuxième bière, je perçus comme une chaleur dans le ventre, comme le début d’un relâchement. Surtout ne pas penser…

La porte du bar s’est ouverte et deux types sont rentrés. Le second s’est tout de suite mis de côté, surveillant la salle. Le premier s’est dirigé direct vers moi ou plutôt vers ma voisine qui n’avait pas bougé mais dont je sentis nettement la tension. Les conversations s’étaient à nouveau arrêtées mais ce n’était pas de l’hostilité comme pour moi. Plutôt un mélange de respect, de peur, de curiosité. Le mec qui s’avançait, autoritaire, avait vraiment une sale gueule. Pas très grand, costard fatigué sur une chemise à col ouvert, regard bleu, visage qui avait dû être beau mais maintenant avachi, un peu de bide. Le genre petit chef qui ne souffrait d’aucune contestation. Il a posé la main sur l’épaule de Mignonne, l’a forcée à se retourner et ordonné de le suivre. Comme elle refusait, je l’ai vu lever la main pour lui coller une baffe.
Bon, je n’aurais pas dû réagir. Rester le regard droit devant. Les laisser faire leurs petites affaires. S’il fallait s’occuper de tous les connards sur Terre, j’aurais un tee-shirt bleu avec un « S » orange sur fond jaune. Sauf que frapper une femme, déjà ce n’est pas possible, mais ce type avait la mine suffisante, bien assurée du mec qui ne doute de rien. Comme mon patron. Enfin… mon ex-patron depuis ce soir. Les deux conjugués, ça a explosé en moi. Sortie tout droit du ventre, la boule est devenue une pieuvre.
Je lui ai bloqué le bras. Il a eu l’air suffoqué de ma réaction. Il m’a craché : « Lâche-moi pauvre type, va moisir ailleurs, dégage ou je t’explose ! » Il n’a pas vu mon poing gauche. En pleine gueule. De toute ma puissance. Sûr que je lui ai cassé le nez. En même temps, je lui balançais un coup de genou dans le ventre. Et comme il se pliait en deux, je lui ai resservi un direct du gauche sur le menton. Plus eu qu’à lâcher le bras, il s’est effondré sur le sol dans un drôle de gargouillis. La pieuvre est sortie en même temps de mon ventre. Elle avait eu sa proie. Je me sentais soulagé.
Stupeur dans la salle. L’autre arriva droit sur moi, main droite fébrile dans le veston. Mal barré pour bibi, ça sentait le flingue. J’ai pris le tabouret en bouclier en espérant imbécilement qu’il serait assez solide si l’autre venait à tirer. Il avançait, sûr de sa supériorité, presque au ralenti. Puis il a sorti la main de sa veste. J’ai levé le tabouret et attendu le coup de feu. Mais non, juste un bruit sourd et le type qui s’effondrait par terre, à côté du boss, ils étaient touchant tous les deux, yeux fermés et du sang sur leurs fringues.
Mignonne, debout, me regardait avec à la main son demi ou plutôt ce qu’il en restait, l’anse, le reste devait s’être incrusté dans le cuir chevelu du gorille bavassant à nos pieds.
Bon, pas eu à faire les présentations, nous avons couru vers la porte avant que les autres ne réagissent et nous bloquent la sortie. Regretté ma pression à moitié pleine sur le zinc.
Elle m’a entraînée sur le trottoir, a rapidement tourné à droite, puis encore à droite, a sorti une clé télécommande et bippé un monstre garé qui a couiné en clignant des yeux. Jamais pu retenir les marques et les modèles de ces machins à quatre roues motrices mais, en me jetant à la place du mort, j’ai senti l’ambiance feutrée, le cuir frais, l’odeur du plastique neuf. Pas celle de l’honnête travailleur.
Mignonne a démarré à fond et le moteur a hurlé dans sa cage, ça s’agitait à l’angle de la rue.

Elle conduisait précis. Très vite. Concentrée. Silence dans l’habitacle. Je regardais souvent derrière nous mais pas de trace de poursuivants. Nous sommes rapidement sortis du quartier, puis de la ville. La voiture filait à pleine vitesse. Elle m’a demandé d’éteindre mon portable et le sien. Sa voix était étonnamment grave, un vrai alto mais un peu éraillé. Sur la 4 voies, elle a encore bondi. Au deuxième flash, je lui ai demandé si elle avait un permis à points infinis. Elle m’a juste répondu que les points ne servaient à rien quand on était mort.
Elle a sorti un paquet de clopes, s’est servie et m’en a filé une. J’avais arrêté depuis longtemps mais puisque c’était la cigarette du condamné… La seule chose qui me gênait, c’était le télescopage entre l’odeur du tabac froid, celle du neuf du bolide et celle du sang frais. Mais je voyais bien que la revente n’était pas vraiment le souci de Mignonne.
Quand je lui ai dit que si des mecs étaient capables de nous suivre avec nos portables, ils devaient être aussi capables de nous repérer avec les flashs des radars fixes, ça arrivait parfois les transfusions entre la police et des types comme nos suiveurs, elle m’a regardé pour la première fois bien en face et m’a dit que je n’avais pas qu’un poing et un genou gauche mais aussi un cerveau. Elle m’a demandé de surveiller les radars, tout en jetant par la fenêtre le Coyote, le badge autoroute, nos deux portables, fallait aller jusqu’au bout dans l’anonymat.
Puis elle m’a montré la boite à gants, m’a fait sortir une grosse enveloppe et un objet dans un sac en toile. Au poids et à la forme, j’ai tout de suite compris ce que c’était. Pas pu réprimer un sifflement. Un MR-73 ! Un peu trop léger. Je lui ai juste dit qu’il n’était pas approvisionné. Là encore, elle m’a regardé étonnée et m’a montré un carton derrière l’arme. Je n’ai eu qu’à la charger, la bête était en super état, prête à officier. Elle a bien vu que je savais m’en servir. Je l’ai sentie se détendre un peu tout en me surveillant du coin de l’œil. Elle m’a juste demandé si j’étais flic. Eh non, ouvrier imprimeur. Enfin, j’étais… Jusqu’à hier soir avant que l’autre taré ne me vire. Elle a continué en s’inquiétant si quelqu’un m’attendait. Je lui ai juste répondu que non. Elle n’avait pas besoin de savoir qu’en rentrant de mon ex-boulot, j’avais trouvé l’appart vide des affaires de ma femme… Enfin, de mon ex-femme. Partie, envolée. Deux coups d’enclume le même jour, pas étonnant que les lignes se brisent.

Les heures passaient dans le cockpit, nous filions toujours vers le sud, elle payait les péages en liquide tiré de l’enveloppe. Personne ne nous suivait ou alors ils étaient balèzes côté discrétion. C’était une taiseuse comme moi, le silence ne pesait pas, je la sentais en confiance. Moi aussi. Mais il a bien fallu que je lui dise que j’avais envie de pisser, la demi-bière avait largement eu le temps de filtrer. Pour la première fois, elle m’a souri et, à la lumière de tout ce fatras d’écrans, de diodes et autres fadaises pour gogo, je l’ai trouvé belle. Elle m’a dit qu’elle en avait besoin aussi mais qu’on allait sortir de l’autoroute, valait mieux éviter les stations d’essence et les aires. Je trouvai que l’on faisait un bon binôme côté précautions.
Nous nous sommes enquillés à l’ouest, sur les petites routes en direction de l’océan. De plus en plus petites. Elle a stoppé quand nous nous sommes trouvés face à la mer. Du vent du large, de gros rouleaux, des nuages. Il a fallu que je me tourne vers les terres pour éviter mes embruns. Elle a laissé la portière ouverte, coupé la lumière centrale, tombé le jeans et, assise sur le seuil en alu, elle a regardé comme moi vers la campagne sans lumières.
C’est idiot, mais j’ai souri devant ce moment de communion improbable, à pisser avec une inconnue, à des centaines de kilomètres de chez moi, des types dangereux à notre recherche.
C’est idiot, mais je me suis dit que la vie était belle parce que surprenante. Normalement je devrais être complètement cuit quelque part dans la ville ou dans mon lit à ressasser cette putain de journée. Cuit mais peinard.
Quand on est remonté dans la voiture, elle m’a proposé une petite pause, une heure ou deux de sommeil. Ça me convenait, je me sentais brusquement fatigué. J’ai incliné le fauteuil, tourné vers elle. Juste avant de m’endormir, je me suis dit que je ne connaissais pas son prénom…

Elle m’a réveillé en me secouant violemment l’épaule. Elle avait le MR-73 à la main, cran de sécurité relevé. Elle ne me menaça pas mais me montra trois grosses berlines garées à cent mètres face à nous, toutes lumières éteintes dans la nuit claire. Elle m’a dit que la voiture devait être équipée d’un mouchard GPS, que maintenant ils étaient là, que ce serait un carnage et que cela ne me concernait pas. Puis, du mouvement de son arme, elle m’a intimé de sortir, de ramper, caché par la voiture qui offrait son flanc gauche aux agresseurs, jusqu’à la plage en contrebas. Et que si j’étais malin, et chanceux, j’avais une chance de m’en tirer pendant qu’elle s’occuperait d’eux.
Je n’ai pas eu le choix. Elle m’a suivie, s’est protégée derrière l’aile droite, m’a effleurée les lèvres de ses lèvres, m’a dit « merci » et « adieu », puis s’est retournée et a visé les voitures. Le MR-73 a aboyé, suivi de peu par la riposte des Glocks de ceux d’en face.
Je me suis enfui sous la fusillade, bientôt protégé par le trait de côte puis m’engouffrant dans le petit bois à gauche de la plage. J’ai couru jusqu’à ce que les armes se taisent puis je me suis terré sous un rocher protégé par un buisson. Ils ne m’ont pas recherché mais j’ai attendu bien longtemps après avoir entendu les voitures repartir. Je ne suis pas retourné jusqu’au parking, j’ai marché jusqu’aux lumières d’un hameau…

Mignonne devait gésir dans son sang, les yeux ouverts à côté de la voiture criblée de balles, revente impossible.

Putain de journée. Lignes brisées.

J’aurais voulu connaître son prénom.