Le Pétrel et le Bouchon

Le bouchon de couleur vive se balançait du creux au sommet des vagues. Les rafales arrachaient des paquets d’eau salée qui le faisait plonger mais toujours il remontait. Pourquoi en serait-il autrement ? Depuis combien de mois, combien d’années, depuis qu’il avait atteint l’océan, au gré des vents, des courants, il flottait dans les calmes plats comme dans les tempêtes déchirantes ? Lui même ne saurait le dire. Quelle mémoire peut avoir un bouchon ? Même pas celle d’un poisson rouge ! Aussi vite vécu, aussitôt oublié. Juste dans l’instant présent, violence ou légèreté, mais rien ne reste, tout est annihilé, peut-être une marque, une ombre, celles laissées par les brûlures du soleil et du sel, cicatrices des chocs, réseau de rayures scarifiant sa surface imputrescible, vécu dont il ne pouvait ou ne voulait se souvenir, oubli des instants douloureux ou de grandes joies, là, ici, vivant mais minéral, sans volonté, sans but.

Il aurait pu aller ainsi, parcourir plusieurs fois les mers du globe, se délitant peu à peu de son enveloppe, usure des siècles, cumul infini des présents, toute cette épaisseur à jamais perdue pour empoisonner, infimes particules, les eaux des océans. Ou s’échouer sur une plage d’une île du Pacifique, perle colorée dans la laisse de mer, aux côtés d’autres déchets immortels crachés par les hommes des terres abimées.

Mais un pétrel géant, croisant si près du continent glacé, soixantièmes mugissants, repéra ce bijou chatoyant dans son écrin satiné. Aimanté par sa beauté fulgurante, étrangère aux océans, dans un long vol plané à tutoyer les crêtes irisées, il plongea le bec, et hop, l’avala…

Il aurait pu comme tant d’autres de ses frères, poursuivre cette pêche mortifère, ajouter d’autres singularités précieuses à se faire exploser l’estomac, amalgame vénéneux indigeste ne laissant plus de place à la nourriture de vie, et, amaigri, sans forces, s’abattre dans les flots ou sur les rocs d’un îlot perdu des Kerguelen.

Sagesse ou hasard, il arrêta sa quête à ce premier trésor, à peine perceptible mais devenant vite nécessaire, présence chaude en son corps, cette vie si différente, en se mêlant à la sienne, lui apportant d’autres rêves. Terres brûlées, villes agitées, grouillements humains, animaux surprenants dans ces étendues vertes, arbres aux ramures luxuriantes, forêts profondes, rivières accalmées, puis toutes ces mers chaudes ou froides l’emmenant si loin de son monde en blanc et gris. Petit bouchon perdu, devenu graine d’images d’autres possibles, le grand pétrel si attacha…. viscéralement !

Si ce n’était aussi incongru, je vous confierais que l’oiseau des hautes mers se mit à en dépendre, étrange addiction. Comment expliquer que ce grand voilier qui domptait les vents pour suivre sa voie, pliant les éléments à sa volonté, ne puisse plus se passer de ce petit objet inutile, si léger, si futile ?

Le bouchon se sentait bien, lové dans l’intimité du pétrel. Autre univers, autre expérience, autant la vivre, profiter de ces instants, impressions nouvelles que le vol et les plongeons après les années à balloter dans la régularité des vagues. Sensation d’être enfin reconnu, arraché de l’anonymat de l’immensité salée pour vivre au cœur de ce prince des mers. Attachement, certes, à ce grand animal, gratitude presque charnelle pour cette vie plus riche, ces découvertes, pour ce cocon douillet offert, mais comment aimer sans mémoire ?

Drôle d’alliance, le géant et l’insignifiant, des rêves contre une présence.

Aussi incroyable que cela puisse sembler, l’oiseau gris finit par s’échapper de ses étendues désolées, à poursuivre cette quête d’une autre promesse, pour affronter chaleurs, autres vents, autres courants, autres nourritures.

Le voyage fut difficile, long, si épuisant qu’il faillit perdre plusieurs fois la vie. Exténué, il atteignit enfin les rivages d’une île verte sans une tache de neige. Il ne pouvait poursuivre plus au Nord sans mourir. Dans la douleur, dans la tristesse de l’abandon de ces songes trop différents de son monde, là, en terre étrangère, il régurgita le bouchon. Comment expliquer cette soudaine légèreté en se séparant d’un aussi faible poids ?

Son ancien trésor resta sur le sol à l’humus fertile battu par les vents, attendant que le hasard décide de le saisir ou de l’abandonner.

Je sais que le pétrel géant est revenu sauf, à défaut d’être sain, dans ses mers glacées, planant à nouveau dans les rafales violentes.

Le petit bouchon, je l’ignorais.

On m’a tout récemment rapporté qu’il n’était pas de ce plastique clinquant et sans vie qui ravage les mers du globe. Qu’il était une graine de couleur qui n’attendait que les sucs de l’oiseau géant pour s’éveiller à la vie. Et que, sur cette île déserte, il était devenu un arbre magnifique où les oiseaux de mers pouvaient s’abriter de la furie des ouragans.

J’aimerais qu’il en soit ainsi de tous les bouchons perdus des océans.