Diamants noirs

Je ne les avais pas vus arriver tout affairé que j’étais derrière mon écran à tenter de paramétrer ce logiciel récalcitrant. Michel m’avait laissé seul à l’agence le temps de quelques courses et je devais faire office d’hôtesse d’accueil provisoire.

Ils se tenaient tous les deux sur le seuil, encore baignés par le soleil de ce mois de juillet, été froid au ciel effiloché de nuages d’altitude, vent du nord-est imposant sa fraîcheur. Hésitants à entrer dans cette antre sombre, à la moquette décatie, peintures racornies, boisages écaillés. Quelques affiches en vitrine, passées par le soleil et tout un pan de mur couvert de photos montrant le maître des lieux, plus jeune, barbu, en costume traditionnel, pen soner entouré de ses pairs du bagad.

Le visiteur paraissait solide, les muscles saillants sous le pull et le pantalon. Le teint hâlé de celui qui mène son canote aux casiers. La trentaine. Les yeux clairs, le regard confiant plongeant directement dans le mien. Serein, en paix avec le monde qui l’entourait, sans m’imposer son mal-vivre, quotidien des clients ordinaires. Une présence étrange, presque anormale, duale, à la fois ici, devant moi, et ailleurs, très loin, dans des lieux improbables. Et, l’enveloppant telle une aura, quelque chose de tragique, comme si cet homme portait sur son front la marque d’un destin dramatique.

Il tenait par la main un garçon d’environ cinq ans. Déjà costaud. Ils étaient silencieux, attendant calmement que je les remarque. L’enfant levait parfois les yeux vers son père, nullement impatient, le regard empreint d’adoration.

Je les invitai à entrer. Ils restèrent debout, face à la banque derrière laquelle je m’escrimais. Ils patientèrent ainsi jusqu’à l’arrivée de Michel, sans s’échanger une seule parole, le père tenant toujours le fils par la main, l’encourageant d’un sourire.

Sans le vouloir vraiment, j’écoutais la conversation des deux hommes pendant que l’enfant caressait les voitures miniatures de la collection personnelle du patron. Au débit haché de ce dernier s’opposait celui, posé, lent, du visiteur. Je compris que l’homme, bien que du même village que Michel, ne travaillait pas en France. Difficile de se concentrer. Quand ils abordèrent la plongée sous-marine, je ne pus résister : « Vous êtes plongeur professionnel ? ». Il me regarda, me sourit, puis commença :

  • Ça a toujours été mon métier. Avant je plongeais en Sicile et en Tunisie pour ramasser du corail rouge. Je le vendais aux Italiens pour en faire des bijoux.
  • Profond le corail ?
  • Entre 100 et 150 mètres. Un peu dangereux mais juteux. J’ai failli racheter un magasin de bijoux en Sicile pour ma femme mais elle n’a pas voulu rester là-bas. Elle avait le mal du pays. Moi, je regrette parce qu’il y faisait chaud.
  • Pourquoi ? Vous plongez maintenant en Mer du Nord, pour les plates-formes pétrolières ?
  • Non, encore plus froid.

Il semblait hésiter à en dire plus. Quelques moments de silence où nous le regardions. Puis un sourire, un haussement d’épaule et :

  • Après tout, je ne sais même pas où c’est…Je ne vois pas à quel secret je peux être tenu…

Il reprit :

  • Vers le Pôle Nord, en territoire russe. On passe par Moscou, puis un avion nous amène à Khatanga, une ancienne base militaire. Là on nous monte à bord d’un hélicoptère russe, un MI 8, pour une destination inconnue, un bateau brise-glace au large d’une île.
  • Vous travaillez pour les Russes ?
  • Non, c’est une société Sud-Africaine. Ils ont des accords avec les républiques de Sibérie.
  • Vous plongez pour quoi ?
  • Imaginez une falaise immergée au large de l’île, un tombant s’enfonçant à 300 mètres de profondeur. Une montagne sous-marine dont sort à flanc un fleuve de glace fossile sur un front de plus de 100 mètres de hauteur. Une glace translucide, tellement ancienne et dense que rien ne peut l’attaquer. Vieille de plusieurs millions d’années.
  • Et qu’est-ce que vous en faîtes ?
  • On attaque la paroi de glace avec des lances d’eau chaude. Au pied de la paroi sont placés des filets pour récupérer ce que l’on extrait de la glace fondue.
  • C’est quoi ?
  • Des diamants. Sans leur gangue. Purs. D’une valeur exceptionnelle. Tellement transparents qu’on ne les voit pas quand on fond la glace…On démarre au pied, au niveau des filets, à 300 mètres de profondeur puis on remonte sur 100 mètres pendant 15 jours pour avoir un front d’attaque homogène. On travaille par équipe de quatre, huit heures sur vingt-quatre.
  • Vous avez ramassé les diamants ?
  • On n’a pas le droit d’aller aux filets. C’est une équipe spéciale qui les collecte. On est même fouillé quand on remonte du fond.
  • Et après, quand vous arrivez en haut des 100 m de front ?
  • On se met en décompression pendant 15 jours et ensuite on a un mois de congés où on peut rentrer en France comme en ce moment. On vit dans une station immergée avec cuisine et bloc opératoire. Le cuistot est français et fait le pain tous les jours. On a un médecin pour les urgences. La station remonte le front d’attaque en même temps que nous. Quand nous sommes en haut à – 200 mètres, c’est le moment de décompresser.
  • Dangereux ?
  • Forcément. La sanction immédiate de toute erreur, c’est la mort. Il faut être pro, très calme, ne jamais s’affoler, savoir s’arrêter, ne pas perdre les pédales. On ne sait jamais à l’avance si on garde ses facultés mentales à cette profondeur. On peut ou on ne peut pas. J’ai plongé avec des types qui semblaient tout à fait normaux, mais qui étaient incapables de compter jusqu’à 10 au fond.
  • Ils ont eu des accidents ?
  • Avant, les Sud-Africains recrutaient des Philippins. Pas chers payés. Mais sur une équipe de douze, onze sont morts. Maintenant ils préfèrent des plongeurs professionnels, essentiellement des Français. Il paraît qu’on est doué pour ça, comme les indiens d’Amérique qui n’ont pas le vertige pour nettoyer les verres des gratte-ciels.
  • Vous devez avoir un bon salaire !
  • 45 000 € pas mois. Les diamants ça paye…
  • C’est incroyable ! J’ai peine à vous croire ! Vous allez faire ça longtemps ?

L’homme resta silencieux. Je le sentais traversé par un conflit. Toujours hésitant. Puis, absolument sincère :

  • J’ai la plongée dans le sang. Ce n’est qu’au fond que je respire, même si c’est de l’hydréliox[1]. Dès que je suis à l’air libre, je n’ai qu’une envie, redescendre au fond. Mais c’est un plaisir solitaire et dangereux. J’ai une femme et un enfant. Extraire les diamants, c’est trop risqué. Faut pas tenter le diable. Je vais faire ça pendant encore un an ou deux puis je décroche. Je construis ma maison, je passe mon brevet pour devenir pêcheur professionnel et après je serais peinard.
  • Vous plongerez toujours…

Il sourit, regarda son fils, lui toucha la tête :

  • Oui, mais pour le plaisir, à 20 mètres, avec lui. Il plonge depuis qu’il est né. Chez nous, on fait ça de père en fils…

J’aurais bien continué mais Michel s’impatientait. Bon client : des contrats à discuter…Je passais le reste de la journée face à cette paroi de glace, à manier la lance d’eau chaude. Le silence, le noir total. Derrière moi, perçant la nuit de ses hublots enluminés, la station suspendue à ses câbles. Des projecteurs violents illuminant la falaise gelée, verre translucide cachant ses diamants. Les poissons étranges se précipitant, tels des lucioles, vers ces phares. Sous moi, tout en bas, à peine encore dans la lumière, les filets de tous les trésors. Et au-dessus, ce front de glace en surplomb, s’échappant vertigineusement vers la surface invisible. Nous sommes quatre, côte à côte, rythmés par nos bulles s’échappant à intervalles réguliers, chacun avec son outil, seul matière tiède dans cet environnement gelé, luttant contre le froid sous nos combinaisons sèches, palmant sans interruption pour contrecarrer la puissance du jet, nous regardant à intervalle régulier pour déceler le moindre signe de narcose, gestes saccadés, mouvements incohérents. Puis la pause, les repas dans la pièce centrale, le repos allongé à lire dans cette cellule métallique et un sommeil sans rêves…

Pendant plusieurs mois, j’ai souvent été là-bas, au plus profond de mes nuits insomniaques ou au cours de ces instants blancs où la répétition engendre la rêverie. Puis j’ai oublié…

Michel m’a appelé ce matin. La voix triste. Il n’a pas eu beaucoup de peine à me remémorer cet homme des grands fonds. Il venait d’apprendre la nouvelle par sa femme. Un accident. En voulant sauver un de ses compagnons pris de folie, il avait été entraîné vers le bas, emmêlé à lui. Les autres plongeurs n’avaient pu les remonter sans risque. A cette profondeur, on pense d’abord à soi, la survie rend égoïste.

On les avait retrouvés, plusieurs heures plus tard, toujours liés, retenus par les filets.

Morts.

Au milieu des diamants…

[1] Mélange gazeux triple, oxygène, hydrogène et hélium . Les proportions relatives de ces gaz sont soigneusement dosées en fonction de la profondeur atteinte par le plongeur.