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Sens dessus dessous

Nouvelle à paraître dans l’ouvrage collectif de l’éditeur Chemin faisant « Jamais en panne des sens » qui aborde les cinq sens.

Je ne sais pas où tu es.

Je ne sais pas si tu existes encore.

Je sais seulement que tu as détruit tous les chemins qui pouvaient me mener à toi.

Je ne sais pas si tu liras ces mots. Je les ai postés là pour les extirper de ma mémoire, de ma tristesse, pour qu’ils cessent d’entraver mes pas, puisqu’il est écrit que je vais continuer d’avancer.

Sans toi.

Je les ai murmurés à ce petit trou dans le tronc torturé du châtaignier multi-centenaire en bordure du sentier côtier, les lèvres collées à l’écorce rugueuse. Puis j’ai bouché le tout avec un mélange de laisse de mer et de vase du Golfe. Ils y resteront des années.

L’autre, même le plus intime, reste un étranger. Tu me seras à jamais étrangère. Mais je voudrais que, si tu décides de découvrir mes mots, tu saches ce que j’ai réellement éprouvé.

Pendant ces quelques mois où nous avons été intimes, je me rends compte que tu m’as très peu parlé. Tu m’as écouté, tu t’es remplie de moi, tu m’as dit ce que j’avais envie que tu me dises. Mais tu ne t’es pas dévoilée. Je ne saurais jamais si, derrière ton mystère silencieux, tu étais pleine de toutes tes expériences… ou vide de ton enfermement. Peu m’importe, parce que c’est ta peau qui m’a parlé.

C’est pour cela que je t’ai aimée.

Je devais avoir l’air de rien quand tu m’as vu la première fois. Je me souviens du glissement de la baie vitrée derrière moi, d’un léger souffle et d’une soudaine présence pleine. De la voix de Gwenaël qui t’accueillait. Et de ton silence. Puis probablement de ta stupeur quand tu as découvert, en contournant cet homme immobile, assis, dont le dos faisait face à l’entrée, les deux compresses qui couvraient mes orbites.

Une occupation comme une autre à la Coloc, avec la claustration du confinement. Dans la remise, j’ajustais à la disqueuse des pièces de cuivre pour l’accastillage du vieux voilier en teck que nous avions décidé de retaper pour le mettre à flot dès qu’on nous libérerait. Quel meilleur symbole qu’une étrave fendant les eaux pour fêter notre délivrance ? Le disque a explosé et des éclats se sont fichés dans mes yeux. Urgences ophtalmologiques. Opération réussie mais trois mois dans le noir. Avec en prime le variant Delta chopé au bloc. J’ai tout ramassé. Fièvre, toux, courbatures, mal de tête, mal de gorge, fatigue. Moral à zéro, avec le coup de grâce quand j’ai perdu l’odorat et le goût. Gwenaël s’est occupé de moi comme une infirmière, tentant de me faire rire, m’obligeant à sortir de mon lit, de mon noir, de mon isolement. Sait-on le cataclysme que l’on subit quand l’on perd trois de ses cinq sens ? Sait-on l’enfermement ? Sans sa présence continue et rassurante, je ne sais pas jusqu’où j’aurais chuté.

Perte de sens.

J’ai vite trouvé mes repères dans la maison, malgré la raideur des escaliers. Je m’entraînais à sentir sur mon visage la présence des objets et des êtres dont je m’approchais. Un son différent, une chaleur autre. Mais je ne me suis jamais fait à l’absence de goût et d’odorat. La bière était comme de l’eau avec des fines bulles. Le vin, un simple liquide qui se rappelait à moi quand montait l’ivresse. La nourriture : une matière qui emplissait ma bouche et mon estomac dont seule la consistance pouvait m’éclairer sur sa composition.

Tu t’es assise en face de moi. Puis tu as parlé. De rien. Un peu. J’ai aimé ta voix chaude, rauque, avec tout plein de fêlures dedans. Je sentais que tu me fixais. Face à un aveugle, le regard peut être direct, soutenu, rien à voir avec les chassés-croisés habituels, les évitements, les coups d’œil à la dérobée, pour ne pas gêner et se gêner, éviter de plonger tout de suite dans ces fenêtres de l’âme. Je devais avoir l’air de rien, mais je sentais que je te captais. Alors, pour la première fois depuis ma chute, un gros poids a quitté ma poitrine, l’air m’est paru plus léger, je sentais les rais de lumière de cette fin d’après-midi qui me chauffaient la nuque à travers la vitre. Pour la première fois, j’ai joué, j’ai parlé, j’ai questionné, j’ai ri. Pas de séduction, non, je n’en avais vraiment pas les moyens, et puis je n’avais pas envie d’un rapport de pouvoir. Mais je voulais que tu m’aimes, pas pour ma piteuse apparence, mais pour ce qui était en moi, dans tout ce fatras de scories de ma vie fracassée.

Alors je me suis ouvert.

Et tu t’es ouverte.

Oubliée l’heure de fermeture des magasins justifiant la sortie covidienne. Tu es restée à manger, préparant avec Gwenaël notre repas à trois. Et j’ai parlé, parlé, joué, nous avons même chanté en sourdine à deux voix. Quand mon infirmière attentionnée est partie se coucher, nous sommes restés tous les deux. Le silence s’est installé mais j’étais bien dedans. Il était très tard quand je t’ai proposé de dormir dans la chambre d’ami. Tu m’as raccompagné jusqu’à la mienne. Je t’ai invitée à rentrer. Nous nous sommes assis sur le lit et je t’ai dit que je voulais voir ton visage avec mes mains. Tu les as prises, posées sur ton cou et, tout doucement, explorant chaque ride naissante, chaque pli et repli, je suis remonté jusqu’à la naissance de tes cheveux implantés très haut sur ton front. J’ai aimé ta bouche gourmande avec ses deux ridules à la commissure de tes lèvres dont le vermillon était légèrement humide et inégal. J’ai aimé tes pommettes hautes et saillantes, ton visage en triangle, ton nez rectiligne, ta peau très lisse. J’ai aimé tes toutes petites oreilles fichées de plusieurs boucles. J’ai aimé la masse foisonnante de tes cheveux mi-longs. J’ai aimé ta langue quand j’ai posé ma bouche contre la tienne. J’ai aimé la douceur de tes seins qui s’inscrivaient parfaitement dans mes mains. J’ai aimé le chatouillis de ta toison pubienne. J’ai aimé l’extrême délicatesse de l’intérieur de tes cuisses, comme une peau enfantine que je ne me lassais pas de parcourir. J’ai aimé ces deux petites pliures entre cuisse et fesse. Et quand nos corps ont fini de vibrer, j’ai aimé que le tien s’enchâsse contre le mien. J’ai veillé longtemps ton sommeil au souffle léger, plaquant ma peau contre la tienne, caressant ton corps sans te réveiller, inondé de cette joie soudaine qui me faisait rêver de me glisser sous ta peau.

Bien plus qu’à ta voix, je suis devenu fou de ta peau, de ton contact, comme une addiction à cette douceur. Quand on perd la vue, l’ouïe et le toucher se surdéveloppent. Alors quand l’odeur et le goût ont disparu aussi…. Dès que tu passais, il fallait que je te touche, que je te serre, que je te colle, que je te déshabille pour plaquer le maximum de surface de contact. Je n’ai jamais osé te demander comment tu étais. La couleur de ta peau, de tes yeux, de tes cheveux. Ou plutôt je voulais en garder la surprise quand je reverrai. Et Gwenaël a gardé le secret pendant cette période de cécité.

C’est peu après que tu sois partie rejoindre les tiens, à la fin du confinement, que j’ai recouvré la vue. Le goût et l’odorat ont mis beaucoup plus de temps à revenir mais sous une forme pervertie, modification étrange et désagréable, hallucinations olfactives. Le jambon blanc sentait les œufs pourris, avec un goût écœurant. Des parfums m’insupportaient, d’autres m’attiraient. Je fuyais certaines personnes dont l’odeur me répugnait, me tenant à distance. D’autres répandaient des effluves dont j’adorais la fragrance.

Et puis, tu es revenue. Je t’ai reconnue immédiatement quand tu as traversé la cour de la Coloc.  J’avais tellement intégré ton corps que ta démarche sautillante m’a semblé évidente. J’ai pris en pleine face la rousseur de tes cheveux, la blancheur translucide de ta peau. Et j’ai été subjugué par tes yeux verts, brillants, qui plongeaient dans les miens depuis les deux mètres qui nous séparaient, de part et d’autres de la vitre. Je me suis dit que c’était toi, que tu étais vraiment celle que j’attendais, que nous surmonterions tous les obstacles pour nous retrouver définitivement, quitte à déplacer les océans.

Tu as fait glisser la baie. Je t’ai tendu les bras, tu t’es précipitée, j’ai respiré un grand coup pour m’emplir de toute cette joie à venir et… la puanteur m’a terrassé. Hallucination ou pas, j’ai immédiatement fermé les bras, plié le torse et tu t’es fracassée contre moi. Horrifiée, tu as lu dans mes yeux le dégoût atroce que tu m’inspirais. Je me suis reculé de plusieurs mètres.

Tu m’as fixé longuement, tes yeux se sont éclaboussés de larmes.

Puis tu t’es retournée brusquement et tu m’as fui.

Depuis des mois, je cherche à te contacter. Je n’ai que ton silence. Mon odorat et mon goût sont revenus, je suis sûr que tu ne me répugneras plus. Ton corps, tes silences, ta douceur, ta peau me manquent. Atrocement.

Je t’ai dans la peau.

Je ne t’ai plus dans le nez.

L’Autre

Sur cette Terre, nous, les humains, sommes en trois catégories. Ceux qui naissent seuls. Ceux qui naissent doubles ou triples – ou plus avec les dérapages de la médecine. Et ceux qui, comme moi, naissent avec un frère qui n’existe pas.

Comment, vous, les normaux, pouvez imaginer ce que cela signifie un frère virtuel ? Un idéal de frère ? Comme un Eden dont j’ai été chassé, pour un fruit défendu que je n’ai jamais consommé. Un pays ensoleillé où nous chevauchions de concert. Lui et moi, moi et lui. Que je ne nommais pas, parce que je ne pouvais poser mes yeux sur lui. Un espace en creux à côté de moi, en moi, vide que je n’ai jamais pu combler, la moitié de mon âme, cette absence qui te déchire pour une présence que tu n’as jamais connue. Je n’ai pas pu l’appeler, parce qu’il était nous, parce qu’il était moi, mon image de l’autre côté du miroir, me souriant et m’encourageant, refaisant tous mes gestes.

J’ai trente ans, je vis en couple, relation fusionnelle que j’ai tant recherchée, je me glisse sous sa peau, à hurler quand je dois me séparer d’elle, à crier de douleur quand elle a ses règles, à pleurer quand elle est triste, à rire quand elle est gaie, à ne plus savoir où je finis et où elle commence. Et pourtant il est toujours là, à nous aimer. Je le sais bienveillant mais elle le supporte mal, intrus qu’elle n’a pas choisi, ancre tellement antérieure à notre rencontre qu’elle n’a pu l’extirper. Moi je l’accepte, bien sûr, mais je sais qu’il est entre nous, pieu fiché en notre plaine, totem pour moi, frontière d’un territoire inaccessible pour elle, no man’land où je lui échappe.

Comment peut-elle comprendre ? Tout petit je me dessinais avec lui, deux bonshommes patates dans la chambre, dans le même lit. Quand ma mère achetait un cartable pour l’école, j’en voulais un autre pour lui. Le même. Pour mon anniversaire, il fallait rallumer les bougies, pour qu’il les souffle. Et quand les violents du préau m’agressaient, je levais la tête vers lui pour qu’il vienne me sauver. Parce qu’il était le plus fort, le plus malin, le plus insaisissable. Comment vivre divisé en deux, un seul pied, une seule main ? J’ai été bancal toute mon enfance, puis mon adolescence jusqu’à ce que je la rencontre.

Et maintenant que nous voulons un enfant, comme pour peupler pour elle, remplacer pour moi, cet espace vide, nous n’y arrivons pas. Les médecins ne comprennent pas. Nous sommes féconds, compatibles, mais le petit être de notre cœur ne veut pas venir.

Ma mère est venue me voir le week-end dernier. Cancer du sein, elle se sait condamnée. Elle m’a élevé seule, père absent. Je l’ai prise contre moi pour lui parler de ma souffrance, pour lui faire oublier la sienne. Elle m’a dit. Elle m’a confié. Que quand elle s’est trouvée enceinte de mon père, quand il l’a abandonnée, elle a voulu avorter. Me perdre. Mais un seul est mort. Mon frère. L’autre, moi, a survécu. J’en garde une cicatrice sur le torse, une tâche de naissance, blessure intra-utérine. Nous étions jumeaux…

Je me suis évanoui. Tant de douleur. Mon frère perdu de par sa volonté. J’avais vécu à côté de lui dans la chaleur de la matrice. Quand ma mère est partie, j’ai pleuré toute la nuit, dans les bras de mon amour, à tremper l’oreiller. Parce que j’avais perdu une nouvelle fois mon frère. Parce qu’il aurait pu vivre à mes côtés… Au matin, j’avais retrouvé la paix. A mon frère mort, j’avais fait une place, une tombe toute fleurie où je pouvais me rendre à toute heure.

Ma mère est morte deux mois après m’avoir quitté ce week-end là. Juste après l’incinération, mon amour m’a dit qu’elle était enceinte.

Maintenant ils sont là à brailler dans mes bras. 

Deux garçons. Deux jumeaux.

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Cette nouvelle date de 2016. Exhumée d’un répertoire bien caché,  je l’avais totalement oubliée.  Chez moi, l’écriture est un processus guidé par l’inconscient. Avec six ans de recul, je découvre à quel point les mots sont révélateurs de ce qui me sous-tendait à l’époque. Les écrits sont précieux, à sauvegarder et à relire, ils sont les balises d’une vie.

Tototte

Je m’en suis rendu compte au premier arrêt du TGV, long trajet de huit heures entre Golfe et Méditerranée.

J’avais oublié ce manque depuis plus de trente ans et il m’était revenu récemment. Quelques crapotages en fin de soirée, deux taffes, pas plus, sinon la gerbe salutaire, qui m’avait évité de rechuter toutes ces années, reprenait ses droits, mains fébriles, cerveau embrumé, le cœur au bord des lèvres, sueurs froides, tout un rejet du corps de composer à nouveau avec ces toxines potentialisées par l’alcool, l’amertume de la fumée, l’odeur crasse du tabac froid sur les doigts. Mais mes médecins avaient été formels, une addiction à la nicotine ne s’oublie jamais, elle reste tapie, prête à resurgir lors des accidents de la vie. Et il faut croire que celui-là était violent parce que je me suis entêté. J’ai passé le cap des deux, puis trois, puis quatre, jusqu’à la neuvième et dernière avant d’écraser le mégot réduit à sa plus simple expression, tu peux vérifier, le décompte est exact si, comme moi, tu aspires longuement et goulûment à chaque bouffée, cela faisait rire mes donneuses, cette dévoration infantile et accélérée du cylindre blanc avant sa disparition en cendres.

Puis le passage à l’achat des vingt « nuitgraves », acte symbolique guidé par la culpabilité de taper les autres pour une drogue de luxe, justifiant de m’adonner sans limite à ce marqueur de ma propre chute. Nous ne sommes pas tous égaux. La tempérance n’est pas mon credo, doublée d’une certaine joie malsaine à contempler mon effondrement. Et puis la dimension du plaisir ne pouvait s’écarter. « A tout prendre plutôt que moitié ». Ou « C’est jamais trop quand c’est bien » comme disait Blaise le poussin masqué. J’ai passé des mois à me retenir puis à toujours céder à la tentation, me surprenant pendant mes insomnies à fumer à la fenêtre entrouverte, nu dans le froid de la nuit et le bourdonnement des frigos des commerces de bouche.

Elle m’a alors offert, comme cadeau de bienvenue, cette première borne d’une vie à reconstruire. Dans la boutique, elle a choisi la plus belle, du même bleu métallique qu’une tatoueuse, cylindre fuselé et lourd dans la main, autre chose que l’insignifiance d’une cigarette. J’ai tout de suite aimé son contact, son poids, toutes ces technicité et électronique pour un succédané de fumée. Un apprentissage nécessaire, les premiers démontages-remontages avec des pièces en trop, comme les boulons et écrous orphelins en fin de réparation d’un moteur thermique. La puissance des résistances, le couplage avec la proportion de propylène-glycol et de glycérine végétale. Cette science des dosages entre base, nicotine et arômes, équations chimiques oubliées depuis la prépa. Le goût du brûlé signant la fin de la pièce d’usure. Le clignotement de la charge pendant la nuit. Des gestes techniques, un rituel bien plus complexe. Mais que l’on ne s’y trompe pas, une vapoteuse n’apprend pas à s’arrêter de fumer, du moins dans mon cas. Bien au contraire, la dose est immédiatement disponible à tout instant, la réserve sous la main, plus de panique à l’idée de la fermeture des derniers bars à tabac. Une addiction sans contrainte, plus jamais rythmée par les neuf taffes de la clope. Et l’excuse qu’en l’absence de recul de la science, les risques médicaux sont moins élevés…

Bref, à ce régime, huit heures de TGV sont longues sans tétouiller, sans cette petite récompense à intervalles plus ou moins réguliers. L’annonce d’un arrêt en gare sonne comme une libération. Attendre que le train ralentisse pour se lever, se diriger vers la porte extérieure en appuyant les cinq fois rapprochées sur l’interrupteur afin de lancer l’appareil. Patienter jusqu’à l’arrêt total, ouvrir la porte, se précipiter sur le quai en surveillant qu’un contrôleur vindicatif ne soit pas dans les parages, et tirer voluptueusement sur la tototte à toute allure, guettant le signal du départ, puis se précipiter sur le seuil, expirer une dernière bouffée face au vide avant « la fermeture automatique des portes » et remonter s’installer jusqu’à la prochaine.

C’est alors que j’ai réalisé que je n’étais pas le seul. Nous sommes tout un peuple de l’ombre à pomper dans l’urgence devant les portes, émaillant à intervalles réguliers la rame, surveillant le quai se vidant et les contrôleurs au loin avant qu’ils ne remontent, donnant le signal du départ. Dans le silence, chacun occupé à tirer sa volupté, pas le temps de bavarder, emmuré dans son plaisir, avec peut-être une petite pointe de culpabilité. Les femmes de mon âge sont plus nombreuses que les hommes, ces derniers devant déjà être morts de leurs excès, ou contraints à l’abstinence face au tableau clinique apocalyptique que leurs a dressé leurs cancérologue ou cardiologue, vengeance du genre. Nous ne sommes pas tous égaux. Les quelques rares vieux et vrais fumeurs ont les yeux rivés au sol et tirent compulsivement à toute allure sur leur cigarette, j’étais un petit joueur quand j’étais des leurs, je sens bien qu’ils souffrent de leur addiction mortelle. Quelques rares jeunes jouent les impudents décontractés avec de vraies clopes, le cancer est loin, vingt ou trente ans, rien à battre, d’ici là on aura tous collapsé. C’est finalement cela qui me gêne, cet enfermement. Nous sommes loin des excès festifs, de l’alcool désinhibant, des partages et des échanges, de la musique et de la danse, de la convivialité humaine des soirées à n’en plus finir. Plaisir triste et solitaire. Ça me fout le blues.

A cet arrêt est descendue une jeune métis. Baskets claires dentelées de motifs dorés, camaïeu de verts, ongles longs céladon avec des brillants incrustés, cheveux décrêpés, elle tire sur une vraie. Pas un sourire ni un regard, dureté face à ce vieux barbon bavassant sur sa vapoteuse, nous ne sommes plus du même monde, je suis transparent. Qu’est devenue notre altérité ?

A l’arrivée, le plaisir de marcher, la vapoteuse grésille sur le quai, je surveille l’arrivée dans le hall de la gare où je devrai l’éteindre puis plonger dans le métro. Petite pause avant le bus qui va longer la Corniche. Je m’installe au fond. De biais, dos à la route, une toute jeune femme est courbée sur un tout jeune bébé, quinze jours, pas plus. Elle a la main sur son visage, me le cache, il dort, totalement immobile, terrassé par sa naissance toute proche. Je ne cesse de le regarder. Que va-t-il devenir ? Comment sera notre monde quand il aura mon âge, s’il y arrive ? Plus violent, plus tragique, plus désespéré ? Je pense à mes petits-enfants actuels et à ceux à venir. Ils ont le droit d’exister, j’ai le devoir de les aider, de leur offrir toute la résilience dont je suis capable, même si je ne me sens vraiment pas un modèle. « Fais ce que je te dis, pas ce que j’ai fait. ». On a tout salopé et c’est elleux qui devront nettoyer, pas de quoi pavoiser…

Nous arrivons au terminus. La mère se prépare, serre encore plus fort son petit Léo ou Tiago ou Ilan ou Liam. Puis elle lève la main qui me cachait son visage et découvre… une tototte. Je serre la mienne dans la poche. Fulgurant raccourci.

Tu vois, Léo, ta tototte te rassure, t’apaise. Tu viens de vivre un putain de traumatisme. Je crois que moi aussi. Je te comprends jusqu’au fond de mes tripes. Ce que tu as cru être un cocon infini n’a été que transitoire, un pseudo-Eden, une illusion avant ta naissance dans ce monde insensé, agressif, d’une lumière crue, bruyant… mais tristement réel. Tu vas en sortir grandi, plus fort, il n’y avait pas d’avenir dans le ventre de ta mère, tu n’y étais que pour t’armer. Toi, tu as eu la chance de ne pas avoir de mauvaise fée, juste la bonne qui se penche sur toi et te protège de toute sa force. Mais il te reste ce souvenir d’un rêve perdu. Dépasse-le. Je suis sûr que toi, et celleux de ta génération, à partir de cet immense chaos, « vous accoucherez d’une étoile qui danse ».

Je te promets, croix de bois, croix de fer, que, lorsque tu abandonneras ta tototte, je lancerai la mienne face à l’adversité, parce que, quels que soient l’âge ou l’époque, nous avons toujours la nécessité d’une renaissance.

Vielle âme enfantine

Je passais devant lui le matin quand je me rendais au café du quai. Il était apparu depuis quelques semaines, plaçant sa grande carcasse sous la Porte des Remparts à côté du DAB du Crédit Bouse. Au ras du sol, sur ses cartons, une boite à maquereaux pour les pièces. Tête de dragon couturé. Gris de la pierre, gris des yeux, de la peau et des cheveux, gris des vêtements, minéral, il disait s’appeler Karnak.

Je venais de quitter les amies pour remonter vers mon cabinet, fuyant le barouf des camions de livraisons et les premiers cars de touristes séniorisés bouchant la vue sur la rivière.

Je ne sais pourquoi, je me suis arrêté face à lui. Il a levé ses yeux fous vers moi… et je me suis assis à ses côtés. Le regard dans le vague, il m’a raconté son histoire :

  • Monsieur, les hommes sont stupides, leur premier cerveau n’est pas là où l’enseigne l’anatomie. Ils sont les jouets de leurs pulsions et aiment tellement que les femmes les aiment comme leur mère les a adorés, se sentir à nouveau un dieu pour elles.

Il n’avait pas tort pour le cerveau des hommes et leurs pulsions. La suite n’était que sa propre projection. N’est-ce pas devenir adulte que de dépasser l’amour maternel ? Mais cet humain avait l’épaisseur que donne la douleur. Loin de la superficialité que parfois je côtoyais au contact de la faune bobo du centre, petits égos tentant de combler le vide d’existences quelconques. Mais j’y trouvais aussi des relations vraies d’amitiés profondes.

Je l’encourageai en souriant…

  • Monsieur, c’est comme cela que j’ai été séduit. Dès la première rencontre, j’ai été aimanté par son étrange aura mais je ne pouvais imaginer ce qui allait se passer. La séduction est un mécanisme implacable, elle s’auto-entretient puis éclate comme une impérieuse injonction. Tombé dans le piège de ses yeux, je me suis jeté dans une relation clandestine… Elle me disait qu’elle ne pouvait vivre sans moi, qu’elle se transformerait en poussière si je l’abandonnais, qu’elle était celle que j’attendais depuis si longtemps et moi celui qu’elle n’espérait plus, que cela n’avait jamais été ainsi avec les hommes précédents, que nous avions besoin l’un comme l’autre de cet amour fusionnel qui n’était pas une chimère mais une réalité, que nous étions comme un frère et une sœur incestueux, un couple karmique. Nous ne pouvions laisser passer cette chance unique dans cette vie.
  • Couple carmite ?
  • Karmique. Nous avions déjà été ensemble dans une autre vie.
  • Ah ouais, vu comme ça…

Il ignora mon ironie, tout à son histoire :

  • Monsieur, elle me disait que j’étais l’autre moitié de son âme, que nous allions finir notre temps ensemble, dans sa maison des Landes aux auges sacrificielles préhistoriques creusées dans le granit et qui serait la nôtre, notre Éden autarcique à l’écart du monde, où nous nous nourririons de notre potager et de notre amour, et où, nouveaux sauvageons, nous vivrions des petits riens du quotidien.

Il fit une pause, puis reprit, fixant un point imaginaire droit devant lui : 

  • J’ai tout quitté pour elle, tout brisé, détruit ma vie d’avant, explosé ma famille, abandonné les êtres qui m’aimaient. Les dégâts psychiques ont été effroyables mais j’avais fait LE choix de ma vie. J’étais à la fois rongé de culpabilité et heureux comme je croyais ne l’avoir jamais été. J’étais elle, elle était moi. Je me suis mis totalement à nu, brisant ma carapace, en confiance absolue…

Sa voix devint nostalgique :

  • Nous avons vécu un an hors du temps dans notre bulle régressive infantile, redevenus des adolescents à peine pubères. Elle s’occupait de moi, pour chaque interrogation « se mettait en relation avec l’Univers », sortait son pendule pour décider de chacun de nos actes. Pour éloigner mon mal être, elle magnétisait mes sept chakras et, le soir, régulait mon humeur au rythme de son tambour chamanique à la peau tendue de cerf noir que je ne pouvais toucher sous peine qu’il ne perde sa magie. Elle m’a appris les massages ayurvédiques du matin pour me lever avec les bonnes vibrations, m’a enseigné les cinq tibétains afin d’énergiser ma journée. J’ai accepté de boire ses tisanes aux compositions secrètes, qu’elle disparaisse régulièrement pour « se reconnecter avec ses entités ». J’ai cru que j’étais devenu devenu nous, donnant sans réserve mon énergie. Totalement dépendant. Homme-enfant abandonnant toute défense, tout contrôle, petite âme sans fierté entre ses mains, sous son pouvoir absolu. Que cela dure et que je puisse expirer mon dernier souffle contre elle !

Il s’arrêta encore, puis, d’une voix tremblante :

  • Un jour, Monsieur, je me suis réveillé au côté d’une personne différente, rêche, mutique. Elle n’avait plus d’étoiles dans les yeux quand elle me regardait. Elle me disait que je l’étouffais, qu’elle avait besoin d’être elle, qu’il fallait qu’elle prenne ses distances… Tout s’est effondré pour moi. J’ai perdu pied, hurlé, supplié, tour à tour en colère, crachant mes mots tueurs de dépit, puis rampant en implorant son pardon… Alors, elle m’a demandé de quitter notre havre… Des amis m’ont hébergé mais n’ont pas supporté que je sombre dans l’alcool potentialisé par les anti-dépresseurs. J’ai dormi dans ma voiture, puis je l’ai vendue, bradé tout ce que je possédais encore, et je finis là, sous ce porche, attendant la mort ou que l’emprise de cette sorcière ne se desserre.

Je laissai passer quelques secondes, puis, me tournant vers lui :

  • Vous m’avez raconté une très triste histoire d’amour. Mais en quoi cette femme est une sorcière ?
  • Monsieur, je ne fais que ressasser cette histoire, je revis ad nauseam chaque moment, les analyse. Je suis sûr de mon fait. Cette femme se nourrit de l’énergie et de la richesse intérieure des hommes qu’elle séduit, puis les jette quand elle leur en a tiré tout le jus, devenus enveloppes vides….ou quand elle croit que son être profond est en danger.
  • Une mangeuse d’hommes ?
  • Non, une sorcière qui ne le sait pas elle-même.  Elle se ment à elle-même comme elle ment à l’autre, c’est son mode de survie.
  • C’en n’est donc point une !
  • Bien au contraire, Monsieur ! Elle n’est pas du même bois de folie que nous. Elle disait en riant qu’elle était extraterrestre, qu’elle venait d’Orion. Je la crois. Elle ignore ni n’éprouve l’empathie qui fait notre humanité et ressent si peu notre besoin vital d’échanger et de partager, ses comportements sociaux sont inadaptés. Elle ne se love pas dans la relation avec l’autre car elle ne vit que de fantasmes. Monsieur, je sais que ses ressorts ne sont pas les nôtres. Ils sont incompréhensibles pour moi. Elle est à la fois une enfant et une très vieille âme, entité incarnée dans des corps de femmes depuis des siècles. Vide, elle a besoin de voler notre énergie vitale pour ne pas disparaître, stabiliser ces enveloppes qui lui sont étrangères pour simuler une existence humaine qu’elle n’a pas. Je ne suis qu’un papillon de plus épinglé sur un tableau aux nombreux espaces encore vacants, jusqu’à la fin du temps des Humains…

Il me regarda enfin avec intensité, ses yeux s’embuant de désespoir :

  • Monsieur, elle m’ignore, elle m’a volé mon âme, elle m’a essoré de ma force de vie, elle a détruit mon existence, je ne suis plus qu’une baudruche d’homme et, pourtant, je l’aimerai toujours à la folie jusqu’à ce que mes neurones se détruisent.

Que dire ? Sinon le laisser à son délire sorti de son cerveau fracassé, de sa souffrance inextinguible, confondant troubles du spectre autistique et sorcellerie imaginaire. Je lui touchai l’épaule, mis une pièce dans sa boite, puis me levai pour retrouver mes patients.

Il me remercia, redevenu éteint.

La foule des touristes était dense à cette heure, le flot incessant.

Soudain il me fit signe, très agité, et me désigna un point dans la foule. Je ne l’avais jamais vue et pourtant je la reconnus immédiatement. Ils sont plus de deux mille et je ne vois qu’ elle, marchant lentement, très droite, le regard fixe. La foule s’écartait d’elle comme s’il en émanait une énergie délétère. Elle était mince, les cheveux indisciplinés en une rivière drue, noire aux reflets rouges, ramassés en un chignon-dragon. La bouche était gourmande. Elle portait sur sa peau très claire un étrange plastron composé de cauris, d’épines d’oursins tropicaux et de dents de requins. Sa présence me subjugua.

Arrivée à ma hauteur, elle se tourna sans hésiter vers moi comme si elle m’avait senti, comme si elle m’avait choisi.

Puis elle me regarda et je fus happé par ses yeux bleu-Larimar, fenêtres sur sa très vieille âme enfantine.

Il fallait que je détourne la tête, il fallait que je ferme les yeux, il fallait que je coupe ce contact, il fallait que je m’échappe…

Il aurait fallu…

Karnak est un personnage récurrent. Il apparaît dans une autre nouvelle « Partons vers le sud ». Il est aussi le narrateur de mon roman « Hors saisons – Chroniques de la rue ». Cette nouvelle dévoile une toute petite partie de sa vie d’avant la chute.

Pensée magique

Deux mois de voyage, sur les pistes plutôt que l’asphalte. Traversée du Sahara en juillet. J’avais réussi à conserver intacte la 504 break jusqu’à Cotonou, malgré les pièges des sables mouvants, de la tôle ondulée, des « nids de chameaux », du bétail en errance, des traversées à gué, des contrôles tatillons des douanes, des convoitises, des filouteries où le faux acheteur se payait une visite gratuite au village puis disparaissait derrière une case, des risques de collisions avec bus, camions ou taxis-brousse trompent-la-mort.

Voilà. Elle m’avait amené jusqu’ici, bravant le sable, la poussière, les pierres, la chaleur, la boue, les flots. Surpuissante, démesurément longue. Increvable. C’est bien pour cela qu’elle était recherchée ici, Peugeot fabriquée en France préférée aux pâles copies peu fiables assemblées au Nigéria tout proche, à Kaduna.

Tous les trafics de voitures se terminaient ici, sur cette place où grouillaient les revendeurs, le Bénin étant le terminus en Afrique francophone. Niger, Haute-Volta, Mali, Togo, pays que j’avais traversés, avaient interdit ou taxé tellement ces ventes qu’elles en étaient devenues impossibles. 

Deux ans d’Algérie, deux mois en Afrique noire m’avaient (un peu) aguerri. Face à un Blanc, n’ayant connu que l’opulence et immensément riche à leurs yeux, l’imagination humaine est sans limite mais j’avais appris à déjouer les très grosses ficelles.

Bref, j’attendais, et je savais que je risquais de patienter longtemps. La stratégie habituelle, dite de « la chasse à courre » consistait à épuiser la bête pendant des jours, l’éreintant, psychologiquement avec de fausses opportunités mirobolantes, ainsi que financièrement, car nous étions des amateurs sans les réserves nécessaires pour tenir des semaines. Il suffisait alors de cueillir l’affaire à la moitié du prix du marché pour que l’apprenti puisse retourner la tête basse en Europe.

Parmi ces hâbleurs qui m’interpellaient sans cesse, parlant fort, riant entre eux, se moquant en fon ou en yorouba de ce barbu dépenaillé de 24 ans au bronzage camionneur, tee-shirt et pantalon de toile déchirés, sandales fatiguées, je le repérais. Petit et chétif en comparaison de tous ces athlètes, peu disert, sobre mais avec une vraie présence, je le trouvais vrai et lui accordai un bon début de confiance. Dans un français imagé, il me proposa un client que l’on pouvait voir de suite. Le prix était correct, pas mirobolant comme me le criaient les autres esbroufeurs. J’acceptais ce qui était le double du prix que je l’avais payée en France. La vente fut réglée en 24 h. L’acheteur était un Nigérien vivant au Bénin, haute classe sociale. Je fus payé en liquide, francs CFA. L’épaisseur de la liasse faisait la largeur de ma main. Je portais les billets à la banque pour les transférer en France. Je ne pus exporter que la moitié de la somme. Le reste devait rester sur place mais il était possible, une fois passés clandestinement en métropole, de les convertir. Il fallait donc conserver cette somme sur moi. Mon portefeuille pendentif artisanal en était devenu gros et lourd, difficile de le cacher, dangereux pour le long voyage du retour, plus de mille kilomètres en taxis-brousse depuis Cotonou jusqu’à Niamey d’où je devais partir pour Lyon dans quinze jours.

J’avais du temps devant moi. Théophile m’invita à le passer dans sa famille, à la concession sur le cordon dunaire entre le lac Nokoué et le Golfe de Guinée. Des carrés de vingt mètres par vingt mètres, alignés au cordeau le long d’une rue sableuse où passaient essentiellement des mobylettes et quelques rares voitures. Des clôtures de broc et de bric, bambous et bois de récupération. Deux arbres aux feuillages denses occupaient la cour et protégeaient une « cuisine » de plein air, brasero, bassines émaillées ou en plastique, où les femmes s’affairaient. Une vingtaine de personnes, plusieurs générations de l’ethnie Adja-Fon. En dehors de Théophile, nous ne pouvions communiquer que par signes et sourires. Poulets, coqs, truie noire suitée de porcelets, chèvre, cohabitaient. Une longue cabane en tôles rouillées, bidons déroulés, longeait un côté et ouvrait des cellules contiguës sans fenêtres. Des poissons de la lagune toute proche, enfilés sur des baguettes, séchaient sur un feu. Impossible d’en manger, ils étaient tabous mais servaient de monnaie d’échange pour le manioc, le riz. Le peu de viande était fourni par la basse-cour. Ni eau, ni électricité, ni sanitaires.

Théophile est un conteur. Je me moque de la véracité de ses histoires mais je les note. Nous passons la journée à écumer les environs à mobylette, à voir ses potes, le soir à discuter et boire un alcool fort ou de la bière de mil. Nous partageons le même châlit. Mon sommeil est lourd, sans rêves. Théophile se prétend sorcier au même titre que moi je le suis avec les médicaments que je distribue : paracétamol, aspirine, nivaquine, antidiarrhéiques. Il me dit que la nuit son esprit sort du corps et va voyager dans les pays lointains. Il ne revient qu’au petit matin quand le vent se lève à l’aube, celui des âmes qui réintègrent les humains endormis avant l’éveil. Il me propose de le mettre à l’épreuve, de lui poser des questions concernant des êtres chers. Je commence par mes parents dont je n’ai pas de nouvelles depuis trois mois. Le lendemain, il me dit qu’ils vont bien, que les montagnes en face de la maison sont magnifiques, que les blés sont coupés et parcourus de brebis que garde une jolie fille brune. Je suis ébranlé.

Je passe à l’intime. Que devient Pascaline, celle que j’aime et que j’ai laissée ?

« Le premier amour est celui qui compte. Quand je l’ai appelée, son cœur était si près de toi. Ton départ ne lui a pas fait plaisir, mais tu lui avais dit que, étant présentement en mouvement, elle avait la liberté de faire ce qu’elle voulait et toi aussi. Mais elle se pose la question de savoir si tu l’estimes effectivement car elle te fait confiance. Elle attend une décision de toi pour savoir ce qu’elle doit faire mais elle ne fera pas de mal pendant ton absence. 

Au mois d’avril, un homme lui a rendu visite par surprise et ils avaient causé. En ton absence, les visites se sont réciproquées. Mais elle ne cède pas, elle est éblouissante du choix. Pour sa décision, elle attend ton retour. »

Je suis encore plus ébranlé. Mes défenses cartésiennes cèdent. Je bascule dans le monde magique de Théophile. Contre rémunération, il m’intronise « petit sorcier blanc ». Invocation des esprits des points cardinaux, sacrifices de poulets, offrandes d’alcools. Invocation des « Jumeaux », les esprits les plus puissants auxquels je peux demander ce que je souhaite… si je deviens sorcier. J’accepte les scarifications sur le dos des mains, le front, dans lesquelles est introduite une poudre très chère comprenant, paraît-il, des cendres d’os humains. J’accepte d’avaler des potions pour éveiller mon esprit. Mes nuits sont de plus en plus lourdes, Théophile me dit que je parle beaucoup dans mon sommeil. Mon argent file, mais peu importe, puisque j’aurais la puissance.

C’est dans un état second que je le quitte. J’ai hâte de retrouver Pascaline. J’ai confié à mon mentor mon argent pour éviter le vol en chemin. Il me l’enverra par la banque, les citoyens béninois peuvent le faire. Le long voyage en taxis-brousse bondés est étrange. Tous regardent avec un mélange de respect et de peur mes scarifications. Qui est ce sorcier blanc ?

Mon arrivée en France est une brutale redescente. Ma drogue du monde magique n’agit plus. La réalité européenne est tenace et implacable. Pascaline ne m’a pas attendu. Je suis seul. Perdu. Écrasé.

Il ne me reste plus qu’à attendre mon argent que Théophile m’a promis et qui tarde malgré mes relances.

Et puis un jour gris et pluvieux d’automne, l’évidence me tombe enfin. Je n’aurai jamais cette somme dont j’ai besoin. Je me suis fait arnaquer. La pensée magique est une ineptie. 

La sorcellerie ne vaut que pour les crédules…

Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute !

MR-73

Illustrations par Martin Yzern 

En mémoire de Sourisha Nô, sorcière-warrior dont l’écriture m’a subjugué.

Certains ont une trajectoire bien lisse, bien droite. Moi je suis fait pour les lignes brisées.
Le billard, c’est quand tu es né du bon côté, pas trop de questions à te poser, la pente est accueillante, suffit de te laisser aller, les portes sont ouvertes et les succès naturels. Moi, j’ai toujours dû me battre. Souvent KO, mais, à chaque fois, je me suis relevé, parce que tu as la rage, parce que tu n’as pas le choix, sinon tu dois ramper alors qu’il ne te reste que l’honneur.
Et tout recommencer, reconstruire une vie bancale qui, depuis ma naissance, n’a jamais eu de fondations. Mais j’avance, parce que je suis vivant, parce que derrière moi il n’y a que des chaînes, parce que mon équilibre sur ces déchirures, c’est mon instabilité.

Mais là, franchement, je ne me vois plus d’avenir…

J’avais marché longtemps. Sans faire attention à ma direction. Pour me perdre. Le mental déconnecté comme un gros diesel assoupi. Je ne pensais pas. Trop peur d’avoir mal ou d’exploser de haine ou de violence. Arc réflexe, les jambes coordonnées, les mains dans le blouson, col relevé parce qu’il faisait vraiment froid. Je me fixais sur la buée qui sortait de ma bouche. Presque personne sur les trottoirs, peu de voitures, soirée d’hiver. Je ne sais pas combien de temps j’ai dérivé mais, quand j’ai repris conscience, je ne reconnaissais pas ce quartier, j’avais froid et j’avais soif. Pas faim, toujours cette grosse boule nouée dans le ventre. Un bar était encore ouvert. Je suis rentré.
À la baisse des conversations et aux regards rapides jetés vers moi, j’ai bien compris que j’étais un intrus chez des habitués. Ils n’avaient rien à craindre, je n’allais pas l’ouvrir, juste me chauffer un peu et boire une ou deux bières avant de reprendre le dehors jusqu’à ce que je m’écroule quelque part.
Je visai le comptoir et le seul tabouret libre, juste à côté d’une nana de dos, petit format en Perfecto, jean moulant sur une taille étroite. Regard rapide en m’asseyant, beau profil et cheveux courts bien noirs. Devant une pression.
Je commandai la mienne et me détendis peu à peu. Anonymat. Les conversations avaient repris. Tout le monde se foutait de qui je pouvais être. Mignonne buvait mécaniquement, le regard fixe devant elle. J’en faisais autant. Presque peinard. À la deuxième bière, je perçus comme une chaleur dans le ventre, comme le début d’un relâchement. Surtout ne pas penser…

La porte du bar s’est ouverte et deux types sont rentrés. Le second s’est tout de suite mis de côté, surveillant la salle. Le premier s’est dirigé direct vers moi ou plutôt vers ma voisine qui n’avait pas bougé mais dont je sentis nettement la tension. Les conversations s’étaient à nouveau arrêtées mais ce n’était pas de l’hostilité comme pour moi. Plutôt un mélange de respect, de peur, de curiosité. Le mec qui s’avançait, autoritaire, avait vraiment une sale gueule. Pas très grand, costard fatigué sur une chemise à col ouvert, regard bleu, visage qui avait dû être beau mais maintenant avachi, un peu de bide. Le genre petit chef qui ne souffrait d’aucune contestation. Il a posé la main sur l’épaule de Mignonne, l’a forcée à se retourner et ordonné de le suivre. Comme elle refusait, je l’ai vu lever la main pour lui coller une baffe.
Bon, je n’aurais pas dû réagir. Rester le regard droit devant. Les laisser faire leurs petites affaires. S’il fallait s’occuper de tous les connards sur Terre, j’aurais un tee-shirt bleu avec un « S » orange sur fond jaune. Sauf que frapper une femme, déjà ce n’est pas possible, mais ce type avait la mine suffisante, bien assurée du mec qui ne doute de rien. Comme mon patron. Enfin… mon ex-patron depuis ce soir. Les deux conjugués, ça a explosé en moi. Sortie tout droit du ventre, la boule est devenue une pieuvre.
Je lui ai bloqué le bras. Il a eu l’air suffoqué de ma réaction. Il m’a craché : « Lâche-moi pauvre type, va moisir ailleurs, dégage ou je t’explose ! » Il n’a pas vu mon poing gauche. En pleine gueule. De toute ma puissance. Sûr que je lui ai cassé le nez. En même temps, je lui balançais un coup de genou dans le ventre. Et comme il se pliait en deux, je lui ai resservi un direct du gauche sur le menton. Plus eu qu’à lâcher le bras, il s’est effondré sur le sol dans un drôle de gargouillis. La pieuvre est sortie en même temps de mon ventre. Elle avait eu sa proie. Je me sentais soulagé.
Stupeur dans la salle. L’autre arriva droit sur moi, main droite fébrile dans le veston. Mal barré pour bibi, ça sentait le flingue. J’ai pris le tabouret en bouclier en espérant imbécilement qu’il serait assez solide si l’autre venait à tirer. Il avançait, sûr de sa supériorité, presque au ralenti. Puis il a sorti la main de sa veste. J’ai levé le tabouret et attendu le coup de feu. Mais non, juste un bruit sourd et le type qui s’effondrait par terre, à côté du boss, ils étaient touchant tous les deux, yeux fermés et du sang sur leurs fringues.
Mignonne, debout, me regardait avec à la main son demi ou plutôt ce qu’il en restait, l’anse, le reste devait s’être incrusté dans le cuir chevelu du gorille bavassant à nos pieds.
Bon, pas eu à faire les présentations, nous avons couru vers la porte avant que les autres ne réagissent et nous bloquent la sortie. Regretté ma pression à moitié pleine sur le zinc.
Elle m’a entraînée sur le trottoir, a rapidement tourné à droite, puis encore à droite, a sorti une clé télécommande et bippé un monstre garé qui a couiné en clignant des yeux. Jamais pu retenir les marques et les modèles de ces machins à quatre roues motrices mais, en me jetant à la place du mort, j’ai senti l’ambiance feutrée, le cuir frais, l’odeur du plastique neuf. Pas celle de l’honnête travailleur.
Mignonne a démarré à fond et le moteur a hurlé dans sa cage, ça s’agitait à l’angle de la rue.

Elle conduisait précis. Très vite. Concentrée. Silence dans l’habitacle. Je regardais souvent derrière nous mais pas de trace de poursuivants. Nous sommes rapidement sortis du quartier, puis de la ville. La voiture filait à pleine vitesse. Elle m’a demandé d’éteindre mon portable et le sien. Sa voix était étonnamment grave, un vrai alto mais un peu éraillé. Sur la 4 voies, elle a encore bondi. Au deuxième flash, je lui ai demandé si elle avait un permis à points infinis. Elle m’a juste répondu que les points ne servaient à rien quand on était mort.
Elle a sorti un paquet de clopes, s’est servie et m’en a filé une. J’avais arrêté depuis longtemps mais puisque c’était la cigarette du condamné… La seule chose qui me gênait, c’était le télescopage entre l’odeur du tabac froid, celle du neuf du bolide et celle du sang frais. Mais je voyais bien que la revente n’était pas vraiment le souci de Mignonne.
Quand je lui ai dit que si des mecs étaient capables de nous suivre avec nos portables, ils devaient être aussi capables de nous repérer avec les flashs des radars fixes, ça arrivait parfois les transfusions entre la police et des types comme nos suiveurs, elle m’a regardé pour la première fois bien en face et m’a dit que je n’avais pas qu’un poing et un genou gauche mais aussi un cerveau. Elle m’a demandé de surveiller les radars, tout en jetant par la fenêtre le Coyote, le badge autoroute, nos deux portables, fallait aller jusqu’au bout dans l’anonymat.
Puis elle m’a montré la boite à gants, m’a fait sortir une grosse enveloppe et un objet dans un sac en toile. Au poids et à la forme, j’ai tout de suite compris ce que c’était. Pas pu réprimer un sifflement. Un MR-73 ! Un peu trop léger. Je lui ai juste dit qu’il n’était pas approvisionné. Là encore, elle m’a regardé étonnée et m’a montré un carton derrière l’arme. Je n’ai eu qu’à la charger, la bête était en super état, prête à officier. Elle a bien vu que je savais m’en servir. Je l’ai sentie se détendre un peu tout en me surveillant du coin de l’œil. Elle m’a juste demandé si j’étais flic. Eh non, ouvrier imprimeur. Enfin, j’étais… Jusqu’à hier soir avant que l’autre taré ne me vire. Elle a continué en s’inquiétant si quelqu’un m’attendait. Je lui ai juste répondu que non. Elle n’avait pas besoin de savoir qu’en rentrant de mon ex-boulot, j’avais trouvé l’appart vide des affaires de ma femme… Enfin, de mon ex-femme. Partie, envolée. Deux coups d’enclume le même jour, pas étonnant que les lignes se brisent.

Les heures passaient dans le cockpit, nous filions toujours vers le sud, elle payait les péages en liquide tiré de l’enveloppe. Personne ne nous suivait ou alors ils étaient balèzes côté discrétion. C’était une taiseuse comme moi, le silence ne pesait pas, je la sentais en confiance. Moi aussi. Mais il a bien fallu que je lui dise que j’avais envie de pisser, la demi-bière avait largement eu le temps de filtrer. Pour la première fois, elle m’a souri et, à la lumière de tout ce fatras d’écrans, de diodes et autres fadaises pour gogo, je l’ai trouvé belle. Elle m’a dit qu’elle en avait besoin aussi mais qu’on allait sortir de l’autoroute, valait mieux éviter les stations d’essence et les aires. Je trouvai que l’on faisait un bon binôme côté précautions.
Nous nous sommes enquillés à l’ouest, sur les petites routes en direction de l’océan. De plus en plus petites. Elle a stoppé quand nous nous sommes trouvés face à la mer. Du vent du large, de gros rouleaux, des nuages. Il a fallu que je me tourne vers les terres pour éviter mes embruns. Elle a laissé la portière ouverte, coupé la lumière centrale, tombé le jeans et, assise sur le seuil en alu, elle a regardé comme moi vers la campagne sans lumières.
C’est idiot, mais j’ai souri devant ce moment de communion improbable, à pisser avec une inconnue, à des centaines de kilomètres de chez moi, des types dangereux à notre recherche.
C’est idiot, mais je me suis dit que la vie était belle parce que surprenante. Normalement je devrais être complètement cuit quelque part dans la ville ou dans mon lit à ressasser cette putain de journée. Cuit mais peinard.
Quand on est remonté dans la voiture, elle m’a proposé une petite pause, une heure ou deux de sommeil. Ça me convenait, je me sentais brusquement fatigué. J’ai incliné le fauteuil, tourné vers elle. Juste avant de m’endormir, je me suis dit que je ne connaissais pas son prénom…

Elle m’a réveillé en me secouant violemment l’épaule. Elle avait le MR-73 à la main, cran de sécurité relevé. Elle ne me menaça pas mais me montra trois grosses berlines garées à cent mètres face à nous, toutes lumières éteintes dans la nuit claire. Elle m’a dit que la voiture devait être équipée d’un mouchard GPS, que maintenant ils étaient là, que ce serait un carnage et que cela ne me concernait pas. Puis, du mouvement de son arme, elle m’a intimé de sortir, de ramper, caché par la voiture qui offrait son flanc gauche aux agresseurs, jusqu’à la plage en contrebas. Et que si j’étais malin, et chanceux, j’avais une chance de m’en tirer pendant qu’elle s’occuperait d’eux.
Je n’ai pas eu le choix. Elle m’a suivie, s’est protégée derrière l’aile droite, m’a effleurée les lèvres de ses lèvres, m’a dit « merci » et « adieu », puis s’est retournée et a visé les voitures. Le MR-73 a aboyé, suivi de peu par la riposte des Glocks de ceux d’en face.
Je me suis enfui sous la fusillade, bientôt protégé par le trait de côte puis m’engouffrant dans le petit bois à gauche de la plage. J’ai couru jusqu’à ce que les armes se taisent puis je me suis terré sous un rocher protégé par un buisson. Ils ne m’ont pas recherché mais j’ai attendu bien longtemps après avoir entendu les voitures repartir. Je ne suis pas retourné jusqu’au parking, j’ai marché jusqu’aux lumières d’un hameau…

Mignonne devait gésir dans son sang, les yeux ouverts à côté de la voiture criblée de balles, revente impossible.

Putain de journée. Lignes brisées.

J’aurais voulu connaître son prénom.

Supplique

Mère, je n’osais me présenter devant vous mais la nécessité m’y pousse. Quand vous m’êtes apparue en songe, cette image si puissante où vous sembliez enfin apaisée, drapée de cette couleur azurée liquide et souveraine qui est votre essence, tenant en votre main la sauge purpurine, le rameau argenté de l’olivier, l’amarante pourpre et la palme d’albâtre, regardant vers un avenir pacifié, me montrant la voie à emprunter à travers la béance de votre dos, j’ai enfin compris que je ne pouvais plus repousser cette rencontre.

Mère, je ne suis légitime en rien, ambassadeur d’un pays de limbes, émissaire sans mandat, porte-parole de ma seule suffisance, mais je sais que je recèle en moi tout ce qui a fait les miens, de l’inavouable au plus éclatant, de la violence à la bienveillance, de la terreur à la joie, de l’infantile à la sagesse, de la destruction à la création, de la mort cruelle à la vie fragile.

Mère, je vous ai bafouée, avilie, méprisée, ignorée. Dans mon immense orgueil, je vous ai oubliée, reniée, traçant mon seul chemin sans prêter attention à votre souffrance, à ce sang qui perlait partout où portaient mes scarifications et mes empreintes. Pendant des siècles de siècles, je vous ai confisqué votre royaume. Je l’ai asservi, instrumentalisé, exploité, disposé, sans jamais prendre en compte un autre intérêt que le mien, ignorant que mes pas assurés me menaient à ma perte. Ô, comment ai-je pu être aussi puéril et vain ? Ne savais-je pas en moi-même, sans me l’avouer, dans mon inconscient endurci, que cette voie était sans issue ?

Mère, les millions de vies que vous abritiez hurlent leurs douleurs dans ces vides que j’ai taillés de ma domination triomphante. Depuis les temps immémoriaux qui ont sculpté mon identité, j’ai toujours été dans le déni, l’illusion, le récit auto-centré, ignorant l’autre, les autres.

Et Vous.

Mère, votre colère n’est que méritée. Maintenant que s’enflent le vent de la désolation, la chaleur mortelle, les eaux envahissantes, que mes mains ne saisissent plus que le sable inerte et la terre souillée pulvérulente, que la mort hideuse s’annonce, que l’anéantissement menace, je ne peux que vous présenter ma prière. Je sais que vous vous remettrez de mes outrages avec ce temps éternel dont vous disposez. Je sais que d’autres me succéderont, plus sages, moins agressifs, moins impudents, moins imbus d’eux-mêmes. Je sais que je ne vaux que ce sort que vous ne m’avez jamais souhaité mais que l’urgence impose. Des vies innombrables attendent, tremblantes, que moi, le super-prédateur, je baisse la garde jusqu’à disparaître.

Mère, je suis capable du pire comme du meilleur. Si ma soif de posséder est incommensurable, mon détachement du quotidien l’est aussi. Je suis un pur esprit avide de sécurité comme d’aventures. Ancré dans le réel que je m’invente et la tête dans le ciel insondable. Rongé d’angoisses mais ouvert à tout vent. Capable d’un égoïsme morbide et d’une immense altérité. Porté par l’intérêt immédiat mais d’une générosité improbable, contre nature. Matérialiste indécrottable et créateur impénitent.

Mère, je veux changer de voie. Arrêter les destructions, la course au profit immédiat. Me remettre à ma place, en votre sein. Protéger toute vie de ma puissance de démiurge. Aider les plus faibles, les plus atteints par mon incurie. Oublier la technique, me poser, écouter, ressentir, accueillir. Créer du beau. Réparer. Rêver. Ne rien faire. Contempler.

Vivre enfin, sans attente, sans projets, sans tordre ma réalité.

Mère, laissez-moi tenter de me transformer, revenir au carrefour où j’ai choisi la mauvaise route, repartir vers la Vie. J’ai détruit les forêts, rasé les montagnes, exploité les océans, asservi les espèces, asséché des contrées, rendu insalubres d’autres, souillé l’air, le sol, l’eau, haï, haï, ô combien haï tant d’êtres. Mais j’ai aussi créé sans objet et sans espoir, peint, sculpté, composé, chanté, conté, écrit, aimé, aimé, ô combien aimé tant d’êtres, bâti les cathédrales, les mosquées, les temples, les villes superbes, beautés sublimes jetées face au néant de mon existence, bornes intemporelles de mes faiblesses et de cette incompatibilité tragique entre mon esprit infini et mon corps si limité et définitivement mortel.

Je ne veux plus que créer le meilleur, pour le bien de tous celles et ceux qui nous accompagnent.

Parce que je rêve que la Beauté de l’Art sauvera notre Monde.

Mère, me laisserez-vous cette chance, m’accorderez-vous le temps de trouver cette voie ? Aurais-je droit à la rédemption ?

Je suis désormais devant vous, toute honte bue, car j’ai enfin découvert où m’adresser pour vous implorer. Ce songe m’a ouvert le chemin.

Vous êtes en moi et autour de moi.

Moi, l’Humain, votre enfant prodigue.

Vous, la Terre.

Mon Unique Terre à laquelle je dois la Vie.

Accueillez-moi à nouveau.

Accueillez ma supplique.

Se rincer l’œil et mordre à belles dents

Cette nouvelle a été éditée en 2021 dans « Esprit de corps », recueil d’un collectif d’auteurs, par l’éditeur Chemin faisant (Ploemeur) qui en détient les droits. Le thème des 14 nouvelles, dont celle-ci, était les expressions idiomatiques en rapport avec les parties du corps.

Je vous parle d’un temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître.

J’avais échoué dans Cotonou pour vendre la 504 break. Parmi tous les arnaqueurs, Théophile m’avait inspiré confiance. Il avait trouvé le client, un Nigérien. L’affaire conclue, la commission versée, il me restait quinze jours à passer avant de remonter en taxi-brousse jusqu’à Niamey pour prendre l’avion.

J’avais de l’argent, du temps, l’envie de mieux connaître les gens d’ici. La proposition de Théophile de venir vivre quinze jours à la concession avec toute sa famille ne pouvait pas se rater.

Il faut imaginer un carré d’environ trente mètres de côté. Je ne l’ai pas mesuré mais j’imagine que les colonisateurs devaient utiliser une chaîne d’arpentage pour diviser exactement en unités métriques cette étendue sablonneuse en bordure du golfe de Guinée. Une rue numérotée à peine carrossable, parcourue de mobylettes et petites motos. Des clôtures en cannes ou bambous serrés. A l’intérieur, deux manguiers dont les feuilles mortes tombées la nuit sont balayées chaque matin, absence d’automne, pas de saison pour la mort végétale. Une cour de sable où s’emmêlent chèvres naines, porcelets noirs avec leur énorme mère allaitante, poules et coq. Sous un arbre au feuillage dentelé épais, une cuisine en plein air, bassines émaillées en tous genres, vaisselle de plastique criard, braséros en vieux bidons coupés, petits tabourets pour s’isoler du sable. Une longue cabane en matériaux de récupération, bois peint, bidons rouillés dépliés, mais aussi cannes, un toit en tôles léopard. Des ouvertures sans fenêtres avec de simples volets pour les tempêtes et les intrus, les pièces côte à côte donnant chacune sur la cour. Et bien sûr, plusieurs générations. Grands-parents, filles et fils avec maris et brus, petits-enfants de tous âges. Une bonne vingtaine de personnes de l’ethnie Adja-Fon. Personne ne parle français à part Théophile qui a fait des études. Il sera donc mon seul interlocuteur, mon interprète pas forcément fidèle. Peu m’importe, ce sera encore une fois seulement des sourires, des mimiques, une expérience minimaliste de l’altérité. Que retiendrai-je de ces gens-là ?

Des poissons fendus sèchent sur des claies de bois écorcé au-dessus d’un feu. Famille de pêcheurs dans la lagune voisine, le lac Nokoué. Ils vendent ces poissons mais ne les consomment pas parce que c’est tabou pour la famille. Nous mangeons donc du riz, du manioc, un peu de viande, surtout celle de porc ou du poulet ou ces étranges croupions géants de dindes américaines qu’aucun Occidental ne veut consommer et qui débarquent ici congelées de cargos frigorifiques entiers. Les dernières mangues, des avocats. Je bois leur eau, j’ai abandonné l’Hydroclozanone, ne serait-ce que par respect. Mon estomac et mes intestins sont blindés de plusieurs mois de vie dans la brousse, je ne prends aucune précaution, je verrai en rentrant si je me suis chopé des parasitoses mais pour le moment, je ne mets pas cette peur entre eux et moi.

Théophile me demande de ne pas marcher pieds nus dans le sable à cause des « chiques », puces parasites qui s’implantent sous les pieds et grossissent en lentilles, il faut les enlever avec des aiguilles et une lame de rasoir. Il me dit que ce sont les porcs qui les ont amenées. Je n’aime pas ces bêtes noires, plus sangliers que cochons, qui n’ont pas peur de l’humain, courent partout, même dans la rue.

Le jour, Théophile est mon guide. Nous sillonnons les pistes sur nos petites motos, halte dans les villages ou chez les copains. Il est connu, il a réussi, il gagne de l’argent avec les Européens. La nuit se passe à boire et à discuter, très peu dormir, ni lui ni moi n’avons besoin de sommeil. Nous partageons la même couche dans sa cellule, simple large banquette en bois avec une paillasse bourrée de fibres sèches.

Théophile est un conteur. Je passe des heures à l’écouter, prendre des notes. Je me moque si ce qu’il raconte est vrai, ce qui m’importe, c’est le récit. Cela me servira un jour…

J’effleure à peine son monde étrange, peuplé d’esprits, de jumeaux, de fétiches, de marabouts, de sorciers, de tabous, de mauvais sorts, de désenvoûtements, de peurs primales, de protections ésotériques. Pensées magiques. Impossible de savoir qui est l’autre, simple quidam sous protection ou marabout maléfique.

Théophile se prétend sorcier. Je veux bien le croire et ramener une partie de cette Afrique en moi. Commence alors un enseignement contre rémunération des premiers arcanes, je n’aurai accès qu’à ceux-là. Formules magiques, produits à consommer, scarifications, je veux devenir un sorcier blanc. Les nuits passent et je m’enfonce dans un monde où réalité et rêves se confondent.

Je suis le seul Blanc dans ce quartier pauvre. Les Européens expatriés vivent en centre-ville ou dans leurs villas protégées, les touristes dans leurs hôtels. Que vient faire ici cet homme barbu dont il est si difficile de deviner l’âge ? Les barrières de la couleur de peau, de la langue, de la culture, de l’argent, du post-colonialisme sont immenses, infranchissables, pourtant tous les humains sont mes frères et mes sœurs. Je sais que c’est illusoire mais je veux absorber un peu de cette vie ici, et emporter en Europe ce petit bout de concession.

Je donne le superflu, j’essaie de vivre comme elles et eux.

Le colonisateur a implanté les concessions et les rues mais son élan civilisationnel s’est arrêté là. Aucun réseau. Ni eau, ni électricité, ni égouts, ni téléphone. Nous vivons avec la lumière du jour et l’eau de la borne que les femmes vont chercher dans leurs bidons sur la tête. Je me lave dans la lagune. Pas de WC dans la concession.

Comment chier ? C’est ma question un peu pressante le premier matin quand il est l’heure de la créer bien moulée. La réponse est simple : il me faut faire comme tout le monde ici dans le quartier. Aller à la « brousse ».

J’ai été mesquin envers les colonisateurs parce que, dans leur mépris, ils avaient pensé aux « indigènes ». De loin en loin, sur l’espace de quatre concessions, la nature est préservée. Herbes hautes, buissons et arbres rabougris dans le sable, c’est la « brousse ». C’est là que l’on vient se soulager. Ce matin-là, je m’attends à trouver un égout à ciel ouvert, vu la densité du quartier mais il n’en est rien. La nature est « sauvage », nulle sentinelle en embuscade. Le service de nettoyage est efficace. Je ne suis pas le seul, bien sûr et, une fois tombé le pantalon et accroupi un peu à l’écart derrière une maigre touffe, je me rends compte que je suis l’attraction. Femmes et hommes de tous âges ne se gênent pas pour se rincer l’œil. Comment c’est fait le cul d’un Blanc ? Et le devant ? Je ne sais pas si je les ai déçus, je ne suis pas spécialement fier de cette partie de mon anatomie, mais en tout cas, ils m’ont bloqué. Le cerveau des intestins s’est mis en drapeau. Refus d’expulser. J’ai bien senti comme une déception dans mon assistance, vu le peu de temps passé dans le « grand » coin, mais j’ai tout remballé et suis rentré d’un pas pressé, sans un regard pour mon public probablement amusé. Comment faisait Louis XIV sur sa chaise trouée face à sa nombreuse assistance fière de cette distinction ?

Ce sera donc la nuit que j’opèrerai en toute discrétion, seul avec moi-même, instant de recueillement, la truffe au vent.

Il fait encore nuit quand je me lève le lendemain, une pâle lueur à l’Est. Théophile ensommeillé me dit que c’est l’heure où les esprits, qui se sont évadés pendant la nuit, vivant leurs propres vies et aventures, réintègrent les corps des dormeurs à l’orée du réveil. Je penche pour le vent de l’aube mais pourquoi pas, je veux bien opérer en leur compagnie. L’air est frais, le silence parfait, entre les bavards de la nuit et les bruyants du jour, moment en bascule. Il fait encore sombre mais je ne crains pas les mauvaises surprises glissantes sous mes pas. Ah, voilà l’endroit de la veille, un air de déjà vu, une familiarité propice pour prendre mes aises ! Instants délicieux de soulagement, je ne m’étendrai pas.

Mais voilà que derrière moi, une fois la dépose opérée, un fracas de branches brisées, d’herbes froissées et un souffle rauque doublé de grognements. Je me lève prestement, rajuste le pantalon et me retourne. La bête est énorme, bien 300 kg, sombre sur sombre, je devine juste ses yeux fixes et ses défenses. Un sanglier, non, un verrat très gras. Il devait être à l’affut, tout près, a du se rincer l’œil lui aussi et s’interroger sur la pâleur peu coutumière de ce cul d’humain. L’animal m’observe, un rien pressé. Je sens que je gêne. Vu la hauteur au garrot, les défenses acérées et la détermination du suidé à peine domestiqué, je préfère m’effacer. Qu’ai-je à défendre sinon mon étron ? Je m’écarte à reculons, à la recherche d’un bâton. Mais ce n’est pas moi qui intéresse le cochon. Dès que je me suis un peu éloigné, il se précipite, engloutit à belles dents, avec force lapements et grognements, ma belle production.

Premier petit déjeuner ? Je suis écœuré. Mais j’ai trouvé l’éboueur. Pas étonnant qu’il soit aussi efficace vu sa taille et sa splendeur. Ecosystème particulier, rien ne se perd, rien ne se crée.

Mais je comprends les interdits de deux religions du Livre. Le Coran parle d’une partie impure, l’Ancien Testament des pieds fourchus du démon.

Moi, je me suis fait ma religion.

Et ce midi je dirai : « Non, merci, pas de cochon… ».

Chouchen

Jamais plus le chouchen !

Si mon pote Gaby m’assure qu’une piquette te crame un œil à chaque verre, le chouchen du Gwenaël te détruit les neurones à chaque lampée. Le hic, c’est que du bon chouchen, c’est aussi rare qu’un oranger sur le sol morbihannais. Surtout que Gwenaël, en bon parisien qui s’invente des racines, a voulu faire du traditionnel, miel dilué dans le tonneau mais aussi rayons de cire et quelques abeilles noires d’Ouessant bien agressives. Leur venin te pète la tête. Bon, certains diront que la quantité influe légèrement et que chouchen ou piquette, un litre ou deux, ça fait forcément des dégâts…

J’étais dans un état d’ébriété avancé avec de curieuses distorsions de l’espace et des flashes de lumière à chaque bruit, un peu LSD pour ceux qui ont connu, mais tout ça c’est fini, je ne consomme plus que du naturel et du bio.

Je ne sais plus comment je me suis retrouvé sur la plage en pleine nuit, je me rappelle que je voulais suivre une étoile en mode Roi Mage et que j’ai sauté dans l’annexe. Pas souvenir d’avoir ramé, juste porté par le jusant, ça filait vite entre les îles, mais j’ai eu peur à un moment de sortir du Golfe, probablement la descente, ces drogues dures, c’est terrible. À la hauteur de la masse sombre d’une île, j’ai pagayé comme un fou et je me suis retrouvé contre une cale. La nuit était subitement noire, de gros nuages roulaient, j’allais me prendre une belle drache. J’ai alors réalisé que j’avais accosté sur Gavrinis. L’orage a crevé, j’ai couru m’abriter jusqu’au cairn et je suis entré dans le couloir tout gravé. À la lumière de mon portable, les stries se croisaient et s’entrecroisaient. Pfff, j’en avais vraiment une bonne ! Je me suis enfoncé jusqu’à la chambre et je me suis assis, grosse fatigue.

Une voix très grave m’a alors dérangé dans mon départ de sommeil. J’ai rouvert les yeux, elle venait d’une silhouette blanchâtre, genre spectre, bravo le chouchen ! La chose m’a raconté qu’elle était l’Ankou et qu’elle venait me chercher.

Moi, ces biniouseries, korrigans et autres légendes, ça me sort par les yeux. Pas cool Gwenaël d’avoir rajouté des feuilles de contes bretons dans le tonneau ! Je me suis adressé au spectre, j’ai hésité pour le musical « Ankoulélé » mais, vu son sérieux, avec un de ces subtils jeux de mots dont le chouchen a le secret, j’ai simplifié et dit : « Espèce d’Ankou laid ! » J’ai hurlé de rire pendant que le fantôme s’arrêtait, interloqué. Bon, c’était vraiment sexiste, injurieux même vis-à-vis des spectres gays. Là, j’ai encore explosé à voir la mine sinistre du truc en face. Le spectre est devenu noir de colère, ce qui l’a fait disparaître, mais sa voix est restée présente, couvrant les claquements des éclairs :

« Je te maudis,

Je ne prends pas ta vie,

Tu revivras éternellement cette nuit. »

Je n’ai pas eu le temps d’apprécier les rimes, je me suis endormi direct…

Jamais plus le chouchen !

Si mon pote Gaby m’assure qu’une piquette…

Sac de noeuds

De temps à autre, j’aborde des problèmes de fond. Par exemple les nœuds de lacets.

Il m’a fallu attendre tant de décennies avant de m’affranchir, avant d’oser abandonner le double nœud. Oui, je sais, c’était risqué, un coup de folie, une grosse fatigue, une soudaine raideur dans les reins. Bref, ce matin-là, j’ai déclaré forfait au premier nœud, je me suis levé et, la tête dans les épaules, la peur au ventre, les bras en avant pour parer la chute, j’ai essayé un pas, puis deux, puis plusieurs milliers comme me l’a dit mon smartphone qui m’impose les 10 000 quotidiens…et les lacets ne se sont pas défaits !

Mine de rien, ça a changé ma vie.

Défaire un double nœud relève de l’abnégation, de la patience, de la bienveillance pour cet artefact récalcitrant, bref des qualités pour lesquelles je ne suis pas sûr d’avoir été bien doté à la naissance. Et comme je jette mes chaussures le soir, lacets en place, c’est le matin, moment où je ne suis pas au mieux de ma forme, que je dois m’appuyer ces horripilants spaghettis refusant de céder. Alors que maintenant, je tire n’importe quel bout et, dans un scritch-scritch agréable, tout vient à moi, se délite, s’offre dans la douceur…Le bonheur !

Mais désormais une question me taraude. Pourquoi m’avoir appris, m’avoir imposé, m’avoir obligé le double nœud, protocole tellement ancré en moi qu’il m’a fallu atteindre cet âge respectable pour le mettre en défaut ?

Je me dis parfois que les temps ont changé, que les lacets ont beaucoup évolué et que les progrés fulgurants, mais ignorés des non-initiés, de la technique lacicole, permettent de se passer de cette redondance du nœud. Encore plus de grip, l’abandon du coton pour le polyéthylène ou le nylon, une meilleure maîtrise de l’œillet ou des tensions contradictoires dans l’âme ou la tige de la chaussure, bref un ensemble cohérent rendant caduc ce double geste, donnant enfin un rôle responsable au nœud unique qui n’avait, jusqu’alors jamais pu être adulte, souffrant de ce manque de confiance… injuste, je le sais maintenant.

Peut-être que mes séances de musculation m’ont permis de franchir le seuil autorisant, par un surcroît de puissance de serrage, la tenue dans le temps du nœud simple, même au prix d’une strangulation à lui faire tirer la langue, à lui serrer le kiki, images pas si osées puisque d’aucuns lui trouvent une tête…

Mais ce qui me terrifie, c’est que, peut-être, le nœud solitaire a toujours amplement suffi mais qu’il était de tradition, que « l’on y avait toujours fait comme ça », depuis le début du lacet, depuis des temps immémoriaux, de faire un double nœud et que le tabou, l’ostracisme frappaient celui qui osait braver la loi d’airain.

Peut être que des myriades de gestes quotidiens sont inutiles.

Peut être qu’il faut tout remettre en cause, poser un regard neuf sur tout notre environnement.

Demain, je commence ma révolution.

Demain, j’abandonne la ceinture.