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Sens dessus dessous

Nouvelle à paraître dans l’ouvrage collectif de l’éditeur Chemin faisant « Jamais en panne des sens » qui aborde les cinq sens.

Je ne sais pas où tu es.

Je ne sais pas si tu existes encore.

Je sais seulement que tu as détruit tous les chemins qui pouvaient me mener à toi.

Je ne sais pas si tu liras ces mots. Je les ai postés là pour les extirper de ma mémoire, de ma tristesse, pour qu’ils cessent d’entraver mes pas, puisqu’il est écrit que je vais continuer d’avancer.

Sans toi.

Je les ai murmurés à ce petit trou dans le tronc torturé du châtaignier multi-centenaire en bordure du sentier côtier, les lèvres collées à l’écorce rugueuse. Puis j’ai bouché le tout avec un mélange de laisse de mer et de vase du Golfe. Ils y resteront des années.

L’autre, même le plus intime, reste un étranger. Tu me seras à jamais étrangère. Mais je voudrais que, si tu décides de découvrir mes mots, tu saches ce que j’ai réellement éprouvé.

Pendant ces quelques mois où nous avons été intimes, je me rends compte que tu m’as très peu parlé. Tu m’as écouté, tu t’es remplie de moi, tu m’as dit ce que j’avais envie que tu me dises. Mais tu ne t’es pas dévoilée. Je ne saurais jamais si, derrière ton mystère silencieux, tu étais pleine de toutes tes expériences… ou vide de ton enfermement. Peu m’importe, parce que c’est ta peau qui m’a parlé.

C’est pour cela que je t’ai aimée.

Je devais avoir l’air de rien quand tu m’as vu la première fois. Je me souviens du glissement de la baie vitrée derrière moi, d’un léger souffle et d’une soudaine présence pleine. De la voix de Gwenaël qui t’accueillait. Et de ton silence. Puis probablement de ta stupeur quand tu as découvert, en contournant cet homme immobile, assis, dont le dos faisait face à l’entrée, les deux compresses qui couvraient mes orbites.

Une occupation comme une autre à la Coloc, avec la claustration du confinement. Dans la remise, j’ajustais à la disqueuse des pièces de cuivre pour l’accastillage du vieux voilier en teck que nous avions décidé de retaper pour le mettre à flot dès qu’on nous libérerait. Quel meilleur symbole qu’une étrave fendant les eaux pour fêter notre délivrance ? Le disque a explosé et des éclats se sont fichés dans mes yeux. Urgences ophtalmologiques. Opération réussie mais trois mois dans le noir. Avec en prime le variant Delta chopé au bloc. J’ai tout ramassé. Fièvre, toux, courbatures, mal de tête, mal de gorge, fatigue. Moral à zéro, avec le coup de grâce quand j’ai perdu l’odorat et le goût. Gwenaël s’est occupé de moi comme une infirmière, tentant de me faire rire, m’obligeant à sortir de mon lit, de mon noir, de mon isolement. Sait-on le cataclysme que l’on subit quand l’on perd trois de ses cinq sens ? Sait-on l’enfermement ? Sans sa présence continue et rassurante, je ne sais pas jusqu’où j’aurais chuté.

Perte de sens.

J’ai vite trouvé mes repères dans la maison, malgré la raideur des escaliers. Je m’entraînais à sentir sur mon visage la présence des objets et des êtres dont je m’approchais. Un son différent, une chaleur autre. Mais je ne me suis jamais fait à l’absence de goût et d’odorat. La bière était comme de l’eau avec des fines bulles. Le vin, un simple liquide qui se rappelait à moi quand montait l’ivresse. La nourriture : une matière qui emplissait ma bouche et mon estomac dont seule la consistance pouvait m’éclairer sur sa composition.

Tu t’es assise en face de moi. Puis tu as parlé. De rien. Un peu. J’ai aimé ta voix chaude, rauque, avec tout plein de fêlures dedans. Je sentais que tu me fixais. Face à un aveugle, le regard peut être direct, soutenu, rien à voir avec les chassés-croisés habituels, les évitements, les coups d’œil à la dérobée, pour ne pas gêner et se gêner, éviter de plonger tout de suite dans ces fenêtres de l’âme. Je devais avoir l’air de rien, mais je sentais que je te captais. Alors, pour la première fois depuis ma chute, un gros poids a quitté ma poitrine, l’air m’est paru plus léger, je sentais les rais de lumière de cette fin d’après-midi qui me chauffaient la nuque à travers la vitre. Pour la première fois, j’ai joué, j’ai parlé, j’ai questionné, j’ai ri. Pas de séduction, non, je n’en avais vraiment pas les moyens, et puis je n’avais pas envie d’un rapport de pouvoir. Mais je voulais que tu m’aimes, pas pour ma piteuse apparence, mais pour ce qui était en moi, dans tout ce fatras de scories de ma vie fracassée.

Alors je me suis ouvert.

Et tu t’es ouverte.

Oubliée l’heure de fermeture des magasins justifiant la sortie covidienne. Tu es restée à manger, préparant avec Gwenaël notre repas à trois. Et j’ai parlé, parlé, joué, nous avons même chanté en sourdine à deux voix. Quand mon infirmière attentionnée est partie se coucher, nous sommes restés tous les deux. Le silence s’est installé mais j’étais bien dedans. Il était très tard quand je t’ai proposé de dormir dans la chambre d’ami. Tu m’as raccompagné jusqu’à la mienne. Je t’ai invitée à rentrer. Nous nous sommes assis sur le lit et je t’ai dit que je voulais voir ton visage avec mes mains. Tu les as prises, posées sur ton cou et, tout doucement, explorant chaque ride naissante, chaque pli et repli, je suis remonté jusqu’à la naissance de tes cheveux implantés très haut sur ton front. J’ai aimé ta bouche gourmande avec ses deux ridules à la commissure de tes lèvres dont le vermillon était légèrement humide et inégal. J’ai aimé tes pommettes hautes et saillantes, ton visage en triangle, ton nez rectiligne, ta peau très lisse. J’ai aimé tes toutes petites oreilles fichées de plusieurs boucles. J’ai aimé la masse foisonnante de tes cheveux mi-longs. J’ai aimé ta langue quand j’ai posé ma bouche contre la tienne. J’ai aimé la douceur de tes seins qui s’inscrivaient parfaitement dans mes mains. J’ai aimé le chatouillis de ta toison pubienne. J’ai aimé l’extrême délicatesse de l’intérieur de tes cuisses, comme une peau enfantine que je ne me lassais pas de parcourir. J’ai aimé ces deux petites pliures entre cuisse et fesse. Et quand nos corps ont fini de vibrer, j’ai aimé que le tien s’enchâsse contre le mien. J’ai veillé longtemps ton sommeil au souffle léger, plaquant ma peau contre la tienne, caressant ton corps sans te réveiller, inondé de cette joie soudaine qui me faisait rêver de me glisser sous ta peau.

Bien plus qu’à ta voix, je suis devenu fou de ta peau, de ton contact, comme une addiction à cette douceur. Quand on perd la vue, l’ouïe et le toucher se surdéveloppent. Alors quand l’odeur et le goût ont disparu aussi…. Dès que tu passais, il fallait que je te touche, que je te serre, que je te colle, que je te déshabille pour plaquer le maximum de surface de contact. Je n’ai jamais osé te demander comment tu étais. La couleur de ta peau, de tes yeux, de tes cheveux. Ou plutôt je voulais en garder la surprise quand je reverrai. Et Gwenaël a gardé le secret pendant cette période de cécité.

C’est peu après que tu sois partie rejoindre les tiens, à la fin du confinement, que j’ai recouvré la vue. Le goût et l’odorat ont mis beaucoup plus de temps à revenir mais sous une forme pervertie, modification étrange et désagréable, hallucinations olfactives. Le jambon blanc sentait les œufs pourris, avec un goût écœurant. Des parfums m’insupportaient, d’autres m’attiraient. Je fuyais certaines personnes dont l’odeur me répugnait, me tenant à distance. D’autres répandaient des effluves dont j’adorais la fragrance.

Et puis, tu es revenue. Je t’ai reconnue immédiatement quand tu as traversé la cour de la Coloc.  J’avais tellement intégré ton corps que ta démarche sautillante m’a semblé évidente. J’ai pris en pleine face la rousseur de tes cheveux, la blancheur translucide de ta peau. Et j’ai été subjugué par tes yeux verts, brillants, qui plongeaient dans les miens depuis les deux mètres qui nous séparaient, de part et d’autres de la vitre. Je me suis dit que c’était toi, que tu étais vraiment celle que j’attendais, que nous surmonterions tous les obstacles pour nous retrouver définitivement, quitte à déplacer les océans.

Tu as fait glisser la baie. Je t’ai tendu les bras, tu t’es précipitée, j’ai respiré un grand coup pour m’emplir de toute cette joie à venir et… la puanteur m’a terrassé. Hallucination ou pas, j’ai immédiatement fermé les bras, plié le torse et tu t’es fracassée contre moi. Horrifiée, tu as lu dans mes yeux le dégoût atroce que tu m’inspirais. Je me suis reculé de plusieurs mètres.

Tu m’as fixé longuement, tes yeux se sont éclaboussés de larmes.

Puis tu t’es retournée brusquement et tu m’as fui.

Depuis des mois, je cherche à te contacter. Je n’ai que ton silence. Mon odorat et mon goût sont revenus, je suis sûr que tu ne me répugneras plus. Ton corps, tes silences, ta douceur, ta peau me manquent. Atrocement.

Je t’ai dans la peau.

Je ne t’ai plus dans le nez.

Dans les tourbières de Bubry

Pastiche à la Sylvain Tesson

Jean-Pierre excelle dans les pastiches. Il nous fait cadeau de celui-ci, aventure trépidante en Bretagne…et ailleurs, Tesson oblige !

Le voyageur doit frapper à toutes les portes avant de parvenir à la sienne.

C’est ainsi que, pour tenter de me remettre d’une séparation difficile, j’avais entrepris de rejoindre l’île Wrangel en kayak pour y vivre aux côtés des Tchouktches éleveurs de rennes. Mais, en mauvaise posture dans une mer démontée, je n’avais dû mon salut qu’à l’équipage d’un cargo russe qui m’avait sorti de mon état semi comateux par une administration massive de vodka frelatée, et avait soigné mes engelures par des onctions d’huile de vidange. Les Russes trouvent toujours une solution à vos ennuis de voyage, même sur un rafiot rouillé au milieu des glaçons.

Puis j’avais prospecté l’or à la batée dans la touffeur des arroyos de Madre de Dios, au Pérou, et fait le coup de poing contre des desperados dans des bordels sordides. Cette fois, c’était Europ’Assistance qui m’avait sorti de là. Certains jours, la civilisation moderne a du bon, quoi qu’on en dise.

Je m’étais essayé au ferraillage dans le bidonville de Burail, à Chandigarh, dont les habitants m’avaient enseigné la valeur du dénuement et le prix de l’essentiel.

Avec les Ouïgours du lac Lob Nor, dans le désert du Taklamakan, je m’étais adonné à la pêche en pirogue et à des méditations pascaliennes sous un ciel étoilé comme il n’en est nul autre. Sous l’infiniment grand me revint cette phrase de Flaubert : « Voyager rend modeste. On voit mieux la place minuscule que l’on occupe dans le monde ». Mais La Rochefoucauld disait : « La vertu n’irait pas si loin si la vanité ne lui tenait compagnie ». Ce misanthrope parlait d’or, je me reconnus dans son propos.

J’avais assisté en Islande à la chasse au globicéphale et vu l’eau du Reyðarfjörður se teinter de sang au pied de falaises de lave sorties d’un tableau de Soulages. Ce n’était pas pour moi : je ne vivrais pas ma vie en rouge et noir. Mais je pouvais toujours relire Stendhal.

J’avais joué aux dés à Yaoundé et fait la vie à Varsovie, et on m’avait même vu dans le Vercors sauter à l’élastique.

David Mitchell : « Voyagez assez loin, vous pourriez vous rencontrer ». Les années passaient, mais je ne m’étais toujours pas trouvé et je sentais qu’il me fallait autre chose. Une nuit que j’étais à me morfondre dans quelque pub anglais, au cœur de Londres, parcourant Lao Tseu, je tombai en arrêt sur cette phrase : « On va parfois chercher bien loin ce qu’on a près de chez soi ». C’est alors que je me souvins de Ferrand.

Je l’avais rencontré en 1978 en Norvège du nord, sur le quai de l’Hurtigruten dans l’île de Skjervøy. Il cherchait le pygargue à queue blanche, je faisais route vers l’Hyperborée. Nous devisâmes longuement sous l’embrasement du soleil de minuit, sur fond de montagnes violines, dans la lumière envoûtante de l’Abendlandschaft de Friedrich, qu’on peut voir à l’Ermitage. Cet amateur de solitudes arctiques mettait un point d’honneur à ne s’intéresser qu’à des sujets inutiles dans le monde moderne : le chant de l’hypolaïs polyglotte, les lieder de Fanny Hensel, les chroniques de jardinage de Vialatte. Cela me plut. Nous étions faits du même bois, nous pouvions nous comprendre. « Qui se ressemble s’assemble », dit Tagore.

Il m’invita à le rejoindre à son campement qu’il avait installé de l’autre côté de l’île, loin de la vaine agitation des hommes, au bord d’une grève déserte où gisait un crâne de baleine blanchi par les ans et érodé par les embruns ; de là, il guettait les pygargues et les guillemots à miroir. Nous y restâmes quelques jours, face aux sombres parois de l’île Kvaløy dominant une mer couleur de plomb fondu. Ferrand partait dans ses quêtes ornithologiques, d’où il rentrait avec de nouvelles coches dans son Peterson. De mon côté, je cherchais des grenats dans les micaschistes affleurant dans les falaises. Je voyais apparaître, dans la pâte métamorphique, le dodécaèdre rhomboïdal aux arêtes nettes et aux faces losangiques luisantes, comme sorties de chez le diamantaire. Miracle de la forme parfaite surgissant du désordre de la matière brute.

Le soir, autour d’un maigre feu de bois d’épave, nous parlions d’histoires de Vikings (j’ai toujours eu un faible pour Harald à la dent bleue, que j’imagine comme Barbe Rouge, le pirate d’Astérix), de la marche du monde, des mérites comparés de l’aquavit Aalborg et de la vodka Stolichnaya – ma compagne de toujours –, et de l’inconstance des femmes, dont lui comme moi étions venus tenter de nous guérir dans ces solitudes. Je regrettais que nous n’eussions pas alors sous la main un trio à cordes pour nous interpréter l’andante de l’opus 100 de Schubert, inspiré de la vieille ballade nordique Se solen sjunker qui célèbre le soleil couchant. Aujourd’hui, nous aurions un smartphone pour l’écouter, mais Schubert serait devenu « la musique de Barry Lyndon ». Pourquoi fallait-il que la déliquescence de la culture suive le progrès de la technique ?

Quand la soirée avançait, face au soleil de minuit, nous écoutions le silence, que soulignait par moments l’appel plaintif d’un pluvier doré surveillant sa nichée. À un moment, pris d’un accès d’inspiration lyrique, je crus bon de commenter le spectacle, mais Ferrand me fit signe de me taire. Il avait raison. « Parle si tu as des mots plus forts que le silence, ou garde le silence », disait Euripide. Thor et Baldr, dont je sentais la présence en ces lieux, avaient dû froncer les sourcils eux aussi. Peut-être étaient-ce eux qui s’exprimaient par la voix de Ferrand ?

Nous partagions fraternellement des copeaux de morue séchée et un bloc de fromage du Gudbrandsdal, qui avait l’aspect et la texture d’un savon de Marseille oublié dans un grenier depuis l’exode de 1940. C’était sûrement grâce à ce concentré d’énergie, facile à conserver et à stocker, que les Vikings avaient pu rallier Terre-Neuve, me dis-je. Pour le dessert, je suivais les conseils de Ferrand, qui pratiquait la mûre arcti que, appelée ici multer, et les jours de disette se rabattait sur la camarine noire, au goût ingrat mais riche en anthocyanes. Le naturaliste ne peut mourir de faim dans les terres les plus hostiles, c’est ce qui le rapproche du Pithécanthrope et l’éloigne de l’énarque.

Un jour, un vieux pêcheur qui habitait dans une cahute en bois à l’autre bout de la grève de galets nous invita à prendre le café. Il parlait sans cesse – c’est curieux, chez les marins, ce besoin de faire des phrases – mais nous n’y comprenions rien. Avait-il été chassé le phoque au Svalbard, traqué le rorqual à Jan Mayen ou pêché la morue devant les Vesterålen ? Son café était une vraie lavasse, car les rustiques Norvégiens n’ont pas, en ce domaine comme en bien d’autres, le raffinement des Italiens. Mais la radio passait de la musique dodécaphonique – du Schönberg, me semblait-il, ou peut-être du Stockhausen. Même France-Culture devait renâcler à diffuser ce genre de choses, pensai-je. Il fallait que je vinsse dans la cabane d’un pêcheur au-delà du cercle polaire pour en entendre. Le pêcheur norvégien ne sait pas faire le café, mais il n’est pas rebuté par l’avant-garde.

Ces journées ascétiques au milieu des galets ne me déplaisaient pas, cependant mon instinct migratoire me fouaillait. Un matin, je décidai de larguer les amarres et de faire voile vent arrière vers le cap Nord, avant que les profs retraités à camping-car n’envahissent les lieux – c’était bien la dernière espèce de personnes que j’avais envie de trouver là-bas. Nous nous séparâmes sans effusions. Les paroles étaient superflues : le silence est un ami qui ne trahit jamais. « We’ll meet again, don’t know when, don’t know where », pensai-je : nous serions amenés à nous revoir.

Dans ce pub anglais, donc, où je tentais de noyer mon ennui dans le gin et la pensée de Lao Tseu, il me vint l’idée d’appeler Ferrand.

– Ferrand, lui dis-je, la chair est triste, hélas, et j’ai lu tous les livres. J’ai bu avidement à la coupe des sagesses orientales, mais il ne m’en est rien resté. De plus, je suis tombé d’une échelle pour avoir voulu accrocher un père Noël gonflable à mon balcon, ce dont j’ai été justement puni par des vertèbres cassées. Je m’en suis tiré, car il pourrait bien y avoir un bon Dieu pour les imbéciles, mais mon corps est en peine et mon âme est meurtrie, à moins que ce ne soit l’inverse. J’ai besoin de nouveaux horizons, mais pas trop loin si possible, car je n’oublie pas l’enseignement de Lao Tseu. Qu’as-tu à me proposer ?

– Bubry, répondit-il.

Il ne m’en dit pas davantage, mais ma curiosité était piquée. Ferrand m’avait ferré.

J’allai le voir dans son nid d’aigle hennebontais, d’où il surplombait la ville et, en sentinelle de la vallée du Blavet, surveillait chaque jour les déplacements des oiseaux. Il avait ses jumelles à portée de main. Car, depuis la Norvège, il avait gardé sa passion intacte. Il me présenta un de ses livres les plus rares, acquis à prix d’or ; relié en cuir, bien qu’imprimé sur un mauvais papier jaunâtre d’après-guerre, c’était la thèse d’André Guilcher, « Le relief de la Bretagne méridionale », soutenue en 1948. Guilcher, élève du grand De Martonne, était de ces géographes formés à l’école littéraire, et qui savaient écrire. Ferrand me fit lire quelques pages sur la géomorphologie des massifs leucogranitiques du Morbihan intérieur. Il y était question de croupes et de mamelons, les failles y avaient des lèvres, les sources y jaillissaient d’entre les buissons en des replis secrets. Je repensai à ce profil féminin, tout en ondulations voluptueuses de basses collines, qui sortait des flots sur la côte ouest de Lewis, dans les Hébrides extérieures du côté de Callanish. Une Vénus écossaise, horizontale et granitique, qui avait de la gueule à côté de celle de Botticelli, trop éthérée et marmoréenne à mon goût. Je n’ai jamais su résister à l’érotisme de la géographie. Bubry, avec ses rondeurs suggestives, me tentait déjà. Mais il y avait autre chose.

Ferrand m’apprit en effet que ces contrées reculées étaient un des derniers bastions du rare campagnol amphibie (Arvicola sapidus), que peu de naturalistes ont vu. On a la panthère des neiges qu’on peut : le campagnol ne fait pas rêver les masses, on ne l’a pas vu à la télé, mais l’idée de partir à sa recherche me tentait car, comme je l’écrivis, « traquer la bête, c’est finalement se chercher soi-même ». Il me faudrait pour cela me faufiler dans les labyrinthes bocagers, pénétrer les tourbières spongieuses, tailler ma route à la machette le long des ripisylves, me méfier des fondrières aux eaux noires où la raison s’égare et où guette la vipère péliade, enfin il me faudrait attendre. « La patience adoucit tout mal sans remède », nous dit Horace dans ses Odes ; c’était ce qu’il me fallait. Ferrand se proposa aussi de m’arranger là-bas un rendez-vous avec Blanchard, un des meilleurs naturalistes de l’Ouest, dont il me dit qu’en matière de nature, « il sait tout sur tout, et même plus encore ». Nul terrain ne le rebutait, et à partir d’un poil de campagnol accroché à une herbe, il saurait remonter la piste et me conduire jusqu’à la bête. J’acquiesçai. Il ne me restait plus qu’à monter l’expédition.

Quelques mois plus tard, je mis sac à terre à Lorient. Dans les bistrots du port, à coups de ballons de rouge car je savais les faiblesses des Bretons, je recrutai quelques solides dockers et lamaneurs, désœuvrés entre deux cargos à vider. Avec un tel équipage, une mutinerie était toujours à craindre, mais j’avais besoin d’eux pour transporter mes impédiments, car mes livres pesaient lourd. On verrait bien.

Au jour fixé pour le départ, la météo diffusait un avis de grand frais et annonçait des grains. Je jugeai plus prudent de mettre à la cape et, en attendant l’éclaircie, d’aller m’abriter chez Ferrand, qui se trouvait sur ma route. J’y disposais d’un havre sûr, et ses délectables châteauneuf-du-pape m’aideraient à prendre mon mal en patience. « La patience est une vertu de petit bourgeois », selon ce gauchiste d’Arne Garborg. Ce n’était pas que j’appréciasse particulièrement le mode de vie petit-bourgeois, je l’avais même en horreur, mais les vertus émollientes du châteauneuf opéraient et auraient chassé de mon esprit les tourbières, le campagnol et les croupes leucogranitiques si je ne m’étais ressaisi à temps.

Mes dockers m’ayant rejoint, je finis par lever l’ancre et mis le cap vers le nord-est. Le premier jour, par des pistes commodes longeant le fleuve sur sa rive gauche, nous abattîmes seize kilomètres, et installâmes notre camp à la nuit tombante près du moulin de Tallené, dernier lieu habité avant la sauvage vallée du Sébrevet. Je dormis peu, car mes compagnons avinés beuglaient des chansons d’ivrognes sous leur tente. Mais, comme le dit Péréra dans sa Correspondance, il est des insomnies plus riches que d’autres, et celle-ci me permit de me plonger dans le Barzaz Breiz, qui m’introduisit aux mystères de l’âme bretonne tandis que les prolétaires cégétistes dégueulaient leur vinasse.

Le lendemain, après dissipation des brumes matinales, nous entrevîmes ce qui nous attendait. Les sombres versants couverts de forêts se resserraient vers le nord, les chênes creux des talus dressaient vers le ciel leurs formes tourmentées, les ronciers partaient à l’assaut des prairies et il allait falloir emprunter des chemins noirs et fangeux, qui peut-être ne menaient nulle part. Plus habitués aux horizons lumineux de la rade de Lorient qu’aux ténèbres des ravins d’Argoat, et peu sensibles aux charmes nervaliens des vallées embrumées, mes porteurs refusèrent d’aller plus loin. Il me fallut ne garder de mes bagages que l’essentiel, mais la frugalité est la mère de nos vertus, nous dit Cicéron, et la pensée de Socrate sur le marché d’Athènes (« Que de choses dont je n’ai pas besoin ! ») me soutint le moral durant l’épreuve du tri.

Voici un aperçu de ce que contenait désormais mon sac à dos :

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– Un sextant de marine Vogler de 1876, chiné sur les quais de Valparaiso et qui, m’avait-on dit, aurait appartenu au capitaine de l’Entre-Côtes. Cet appareil peut être utile pour relever sa position dans les campagnes bretonnes quand le GPS déclare forfait, mais je préférais ne pas en avoir besoin car une rafale traîtresse du côté de l’île Tristan da Cunha m’avait privé de son mode d’emploi.

– Prêtée par Ferrand, une paire de jumelles Zeiss Jenoptem fabriquée en RDA. Une sorte de Trabant de l’optique, rustique mais efficace, qui avait dû équiper les VoPos en faction le long du Mur. Les campagnols n’auraient qu’à bien se tenir, je les verrais avant qu’ils ne me voient.

– Les Annales des Printemps et Automnes, de Zhu Xi, dans l’édition commentée par Zuo Qiuming qui est à mon avis la meilleure.

– Les Chansons de Bilitis, de Pierre Louÿs, édition de 1894. Ce genre de littérature érotique pour pères de famille respectables n’était pas pour moi, il m’en fallait plus pour me fouetter le sang, mais cette édition rare était reliée dans un fin cuir de veau pleine fleur dont le toucher me procurait des sensations troublantes. J’appréciais de l’avoir sur moi les soirs de solitude en terrain hostile.

– Pastiches et mélanges, de Proust. J’aimais sa façon de se faire apparaître comme personnage dans son pastiche du Journal des Goncourt. Se pourrait-il que je sois pastiché un jour, et par qui ? Je me méfiais de genre d’honneur : l’hommage rendu au style tombe vite dans le persiflage.

– Cinq bouteilles de whisky Laphroaig Quarter Cask Islay Single Malt. Ce n’était pas mon préféré, mais je saurais m’en contenter. Et pourquoi pas de vodka ? En ces terres celtiques, où je visais les tourbières, le whisky me semblait plus en accord avec l’esprit des lieux.

– Trois livres de tabac de pipe Latakia Shek-al-Bint syrien, que j’avais acheté chez Chonowitsch à Copenhague, ainsi qu’une pipe Rattray’s. On connaît mon penchant pour le cigare, mais la Faculté me l’avait interdit. L’hygiénisme dictait ses lois, et je m’étais incliné. Tout compte fait, la pipe pouvait convenir : quand le Breton se fait marin, il fume la bouffarde ; et, mieux que le cigare, la pipe pouvait m’aider à entrer en contact avec les autochtones. Elle me serait aussi de bonne compagnie durant les longs affûts, la lecture de Zhu Xi et les méditations sous les chênes séculaires. J’avais la caution du raisonnable Bach, qui l’avait célébrée dans sa cantate BWV 155 « So oft ich meine Tabakpfeife ». Entre Bach et la médecine, j’avais choisi mon camp.

– Quelques boîtes de pâté Hénaff, que je m’étais procurées à Pouldreuzic car, comme le kouign amann et le kig-ha-farz, il est meilleur quand on va le chercher à la source. Pour le reste, je comptais sur l’écorce de bouleau, que je trouverais en abondance. Les Sames de Kautokeino m’avaient appris qu’en en disposant des lambeaux au fond de mes bottes, ceux-ci devenaient mangeables au bout de quelques jours de macération. C’était moins riche que le kouign amann, mais excellent pour le transit. Va donc pour l’écorce, et j’avais du whisky pour faire passer.

– Une andouille de chez Quidu dans sa version momifiée à l’aspect charbonneux, bourrée de gras et de sel, la seule nourriture de survie capable de vous tuer par infarctus. J’y étais prêt : qui ne prend pas de risque risque encore davantage, et d’ailleurs j’avais survécu au haggis lors de ma traversée des Cairngorms en raquettes.

– Un canif 102 Girodias de 1896 à manche de corne, ayant appartenu à mon arrière grand-père. Mais, de peur de le perdre, j’utiliserais un Laguiole made in China. Il devait pouvoir venir à bout du pâté Hénaff, mais peut-être pas de l’andouille.

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Mon GPS indiquait 47°89 N et 3°19 O, l’altitude était de 21 mètres, la température de douze degrés, le vent soufflait de 240° à huit nœuds, les conditions me semblaient favorables pour me lancer.

Quelle direction prendre ? En tirant au droit, en hors-piste, je n’étais qu’à 4,5 km de l’objectif, mais il me fallait m’extraire de cette vallée en traversant le ruisseau à gué puis en attaquant la pente de face avant d’émerger à l’air libre sur les plateaux. Par cette voie, je devrais affronter les ronciers, les fourrés de prunellier sur les pentes raides, les chablis où l’on risque l’entorse à chaque pas, et je m’imaginais en pitoyable loque, rampant jusqu’à la ferme la plus proche pour implorer l’asile en attendant les secours, si les chiens ne m’avaient pas mis en pièces avant.

En remontant les vallées, le trajet était plus long, Google m’indiquait sept kilomètres et je devrais envisager un bivouac à mi-parcours. D’après Ferrand, si la pente était faible, les obstacles étaient rudes. Je le devais aux eurocrates : depuis les quotas laitiers, puis la PAC, la broussaille avalait les prés, les saulaies partaient à l’assaut des bas-fonds, les talus s’effondraient et les arbres s’abattaient dans les ruisseaux entre les moulins en ruines. Les vallées tombaient en catalepsie, tandis que John Deere et Mc Cormick régnaient sur les plateaux. Il me faudrait donc escalader des troncs pourris, me tailler un gourdin mahousse pour battre les ronciers, patauger dans la vase et traverser les ruisseaux à gué – en Islande, on m’avait conseillé de le faire plutôt vers les trois heures du matin. Cela ralentirait la marche.

Je me pris à douter de mon projet et me remémorai la phrase de Lao Tseu : « Le bon voyageur n’a pas d’itinéraire et n’a pas l’intention d’arriver. » Et d’ailleurs, s’il est vrai qu’il n’est point de vent favorable pour qui ne sait où il va, celui qui n’a pas de but trouvera toujours un chemin pour l’y conduire.

Cependant, j’optai pour la directissime.

J’en vins à bout sans encombre, et fis surface dans les maïs. Pas de bergère rosissante pour m’accueillir à l’orée des bois, cela n’arrivait qu’à Lamartine, mais un tracteur de 300 CV. Cette rude machine était peu engageante, et les temps n’étaient plus à ces frivolités.

Vers le soir, j’arrivai en vue de mon objectif. Il me fallait traverser le hameau de K., posé à 137 mètres avant la descente vers les tourbières. Il s’annonça à mes narines par une forte odeur de lisier de porc, à laquelle se mêlaient des notes d’étable et d’ensilage. Je dus allumer ma pipe pour contrer ces effluves, par lesquelles l’agro-business entendait se rappeler à mon bon souvenir. Au milieu de hangars en tôle et de ferrailles agricoles abandonnées aux orties, je discernai les restes d’une ancienne ferme, aux moellons de granite bien équarris et aux linteaux en accolade finement ouvragés. Cette vieille civilisation rurale était pauvre, mais elle avait le sens du Beau, me dis-je en considérant la maison des agriculteurs, terne bâtisse en parpaings où il y avait l’eau courante et la télé. Le paysan d’autrefois vivait les pieds dans la boue et la tête dans les étoiles, et même il leur parlait les soirs de cuite : Orion et Bételgeuse veillaient sur lui lorsqu’il cuvait dans les fossés. Celui d’aujourd’hui vit toujours dans la fange, mais il boit du Coca et rêve d’un plus gros tracteur. La pauvreté des biens est facile à guérir, mais pas celle de l’âme.

Je bivouaquai à l’écart, en veillant à être au vent de la porcherie. Le lendemain matin, promptement réchauffé par un quart de Laphroaig, je considérai le paysage. L’horizon était fermé par quelques molles ondulations allant chercher dans les 150 mètres – c’étaient là les croupes promises par Guilcher, elles n’avaient rien de très affriolant – et j’apercevais au-delà un sommet de 177 mètres, qui n’avait pas encore été nommé sur les cartes. Paradoxe de notre époque mondialisée : tout le monde connaît le Shishapangma ou le Gyachung Kang, mais nul ne sait où se trouve et comment se nomme le sommet du pays de Lorient, qui attend encore son découvreur. En contrebas étaient les tourbières, cernées par des colluvions de bas de pentes et cachées à mon regard par des rideaux de saules et de bouleaux. Là devaient se terrer les campagnols et s’ébattre les loutres en leurs refuges secrets, là était mon nouveau séjour, où une fois de plus j’allais me trouver loin du monde des hommes, enveloppé des bruissements de la vie sauvage et réduit à l’essentiel pour ma subsistance. Un vol de martinets au plumage fuligineux passa à tire d’aile, une buse variable me salua gaîment en décrivant des orbes dans le ciel clair : je pouvais maintenant partir.

Un paysan en bleu de travail maculé de boue remontait le chemin d’un pas lourd.

– Holà, lui dis-je, est-ce bien le chemin des tourbières ?

– Ben ça, j’sais pas trop, mais si c’est des trous d’boue qu’tu cherches, y’en a plein là-bas, mon gars. C’est tout droit, t’as qu’à descendre.

Les subtilités de la pédologie et de la phytosociologie n’étaient pas parvenues jusqu’ici, mais le propos, dru comme un grain porté par le noroît, allait à l’essentiel : j’étais sur la bonne voie.

J’eus du mal à trouver un coin pour planter ma tente, entre les fruticées épineuses et les sphaignes gorgées d’eau. A l’aide de mon Girodias, et faisant fuir des lézards vivipares qui n’avaient jamais croisé d’être humain, je parvins tout de même à défricher un emplacement acceptable : si le sol était trempé, au moins était-il moelleux. Mais l’endroit était infesté de moustiques, de tiques et de cette sorte de moucheron que les Britanniques nomment midges – à mes yeux une preuve irréfutable de la non-existence de Dieu, car s’Il existait, Il n’aurait jamais inventé une telle engeance. Je pensai à Malraux, pour qui « la pire souffrance est dans la solitude qui l’accompagne ». Mais Gandhi nous enseigne que « nul ne s’est élevé sans s’être purifié au feu de la souffrance » : cette parole consolatrice m’aida à tenir.

L’affût est un mode opératoire, il me fallait en faire un style de vie. Ainsi mes journées se passaient en attente le long du ruisseau, dissimulé sous un sac à pommes de terres en toile de jute. J’appréciais dans les rais de lumière filtrant entre les feuillages le ballet des agrions aux ailes hyalines, j’avais plaisir à voir passer une truite de temps à autre, mais le campagnol n’apparaissait pas et je commençais à redouter l’ennui, dans lequel Blanchot voit « le pourrissemement de l’attente ».

Un matin, j’aperçus émergeant de la brume et des fourrés de callunes une haute silhouette bardée de matériels d’observation – appareil photo, jumelles, filet à papillons, troubleau, loupe, et j’en passe. J’allai à sa rencontre, progressant laborieusement entre les carex aux feuilles tranchantes comme des lames de rasoir.

– Blanchard, je présume ? lui dis-je d’un air dégagé, quoique je lui trouvasse des ressemblances avec Sean Connery.

– Bien vu, me répondit-il. Sur quels critères m’avez-vous déterminé ?

– Si l’habit ne fait pas le moine, le filet à papillons fait toujours le naturaliste, dis-je.

– Votre perspicacité m’éblouit. Depuis le temps que vous êtes là, vous avez dû voir des campagnols amphibies ?

Je dus reconnaître qu’il n’en était rien. Là dessus, mon interlocuteur s’enfonça dans la ripisylve, les narines frémissantes et tous sens en éveil. L’homme de science cherchait, il savait, il allait trouver. Quelques minutes s’écoulèrent dans le silence, à peine troublé par quelques craquements de branches.

– Là, me lança Blanchard. Un campagnol.

Je me hâtai tant bien que mal, pataugeant dans les sphaignes, faisant surgir des tréfonds bourbeux des bulles de méthane aux exhalaisons méphitiques. Arrivant en vue du ruisseau, je me juchai sur un touradon de carex qui bascula, me précipitant dans l’eau froide sous le regard amusé de Blanchard. Mon Pierre Louÿs partit au fil de l’eau et les Zeiss DDR étaient hors d’usage. C’était assez, et on ne m’y reprendrait plus : je sautai dans le premier avion en partance pour Paris.

Quelques jours plus tard, j’appelai Ferrand.

– Ma quête du campagnol a échoué, lui dis-je, j’ai baissé depuis les temps où je courais le Chang Tang. Quant à l’érotisme des formes leucogranitiques, c’était surfait, ne t’en déplaise. Cabrel avait raison : je retourne en arrière, car je n’ai pas trouvé ce que je veux. Qu’aurais-tu à me proposer ?

– Si les biotopes bretons ne te vont pas, essaie les sociotopes parisiens, me dit-il. Tu n’as qu’à te caler à la terrasse du Flore ou des Deux Magots, et observer la faune de Saint-Germain-des-Prés, éventuellement avec un carnet de notes comme le faisait Perec. C’est instructif, tu verras, tu pourras en tirer de la matière pour de futurs récits ; et pour ce qui est des croupes, sache que l’amour, c’est comme la grippe : c’est dans la rue que ça s’attrape, et ça finit au lit. Tout espoir n’est donc pas perdu : tu verras des croupes, et sans doute des mamelons aussi. Tout vient à point à qui sait attendre : tu sais les vertus de la patience.

– Voilà qui pourrait me convenir, répondis-je. Quand on n’a rien à faire, regarder ce qui se passe dans la rue est le dernier espoir, ajoutai-je en citant William Sutcliffe. Et toi, quels sont tes projets, à part compter les piafs ?

– Je pense me lancer dans le pastiche, et il se pourrait que je me fasse les dents sur un écrivain à la mode, me dit-il sur un ton légèrement ironique. Je commence justement à avoir quelques idées sur la question.

Jean-Pierre FERRAND, décembre 2022

L’Autre

Sur cette Terre, nous, les humains, sommes en trois catégories. Ceux qui naissent seuls. Ceux qui naissent doubles ou triples – ou plus avec les dérapages de la médecine. Et ceux qui, comme moi, naissent avec un frère qui n’existe pas.

Comment, vous, les normaux, pouvez imaginer ce que cela signifie un frère virtuel ? Un idéal de frère ? Comme un Eden dont j’ai été chassé, pour un fruit défendu que je n’ai jamais consommé. Un pays ensoleillé où nous chevauchions de concert. Lui et moi, moi et lui. Que je ne nommais pas, parce que je ne pouvais poser mes yeux sur lui. Un espace en creux à côté de moi, en moi, vide que je n’ai jamais pu combler, la moitié de mon âme, cette absence qui te déchire pour une présence que tu n’as jamais connue. Je n’ai pas pu l’appeler, parce qu’il était nous, parce qu’il était moi, mon image de l’autre côté du miroir, me souriant et m’encourageant, refaisant tous mes gestes.

J’ai trente ans, je vis en couple, relation fusionnelle que j’ai tant recherchée, je me glisse sous sa peau, à hurler quand je dois me séparer d’elle, à crier de douleur quand elle a ses règles, à pleurer quand elle est triste, à rire quand elle est gaie, à ne plus savoir où je finis et où elle commence. Et pourtant il est toujours là, à nous aimer. Je le sais bienveillant mais elle le supporte mal, intrus qu’elle n’a pas choisi, ancre tellement antérieure à notre rencontre qu’elle n’a pu l’extirper. Moi je l’accepte, bien sûr, mais je sais qu’il est entre nous, pieu fiché en notre plaine, totem pour moi, frontière d’un territoire inaccessible pour elle, no man’land où je lui échappe.

Comment peut-elle comprendre ? Tout petit je me dessinais avec lui, deux bonshommes patates dans la chambre, dans le même lit. Quand ma mère achetait un cartable pour l’école, j’en voulais un autre pour lui. Le même. Pour mon anniversaire, il fallait rallumer les bougies, pour qu’il les souffle. Et quand les violents du préau m’agressaient, je levais la tête vers lui pour qu’il vienne me sauver. Parce qu’il était le plus fort, le plus malin, le plus insaisissable. Comment vivre divisé en deux, un seul pied, une seule main ? J’ai été bancal toute mon enfance, puis mon adolescence jusqu’à ce que je la rencontre.

Et maintenant que nous voulons un enfant, comme pour peupler pour elle, remplacer pour moi, cet espace vide, nous n’y arrivons pas. Les médecins ne comprennent pas. Nous sommes féconds, compatibles, mais le petit être de notre cœur ne veut pas venir.

Ma mère est venue me voir le week-end dernier. Cancer du sein, elle se sait condamnée. Elle m’a élevé seule, père absent. Je l’ai prise contre moi pour lui parler de ma souffrance, pour lui faire oublier la sienne. Elle m’a dit. Elle m’a confié. Que quand elle s’est trouvée enceinte de mon père, quand il l’a abandonnée, elle a voulu avorter. Me perdre. Mais un seul est mort. Mon frère. L’autre, moi, a survécu. J’en garde une cicatrice sur le torse, une tâche de naissance, blessure intra-utérine. Nous étions jumeaux…

Je me suis évanoui. Tant de douleur. Mon frère perdu de par sa volonté. J’avais vécu à côté de lui dans la chaleur de la matrice. Quand ma mère est partie, j’ai pleuré toute la nuit, dans les bras de mon amour, à tremper l’oreiller. Parce que j’avais perdu une nouvelle fois mon frère. Parce qu’il aurait pu vivre à mes côtés… Au matin, j’avais retrouvé la paix. A mon frère mort, j’avais fait une place, une tombe toute fleurie où je pouvais me rendre à toute heure.

Ma mère est morte deux mois après m’avoir quitté ce week-end là. Juste après l’incinération, mon amour m’a dit qu’elle était enceinte.

Maintenant ils sont là à brailler dans mes bras. 

Deux garçons. Deux jumeaux.

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Cette nouvelle date de 2016. Exhumée d’un répertoire bien caché,  je l’avais totalement oubliée.  Chez moi, l’écriture est un processus guidé par l’inconscient. Avec six ans de recul, je découvre à quel point les mots sont révélateurs de ce qui me sous-tendait à l’époque. Les écrits sont précieux, à sauvegarder et à relire, ils sont les balises d’une vie.

Tototte

Je m’en suis rendu compte au premier arrêt du TGV, long trajet de huit heures entre Golfe et Méditerranée.

J’avais oublié ce manque depuis plus de trente ans et il m’était revenu récemment. Quelques crapotages en fin de soirée, deux taffes, pas plus, sinon la gerbe salutaire, qui m’avait évité de rechuter toutes ces années, reprenait ses droits, mains fébriles, cerveau embrumé, le cœur au bord des lèvres, sueurs froides, tout un rejet du corps de composer à nouveau avec ces toxines potentialisées par l’alcool, l’amertume de la fumée, l’odeur crasse du tabac froid sur les doigts. Mais mes médecins avaient été formels, une addiction à la nicotine ne s’oublie jamais, elle reste tapie, prête à resurgir lors des accidents de la vie. Et il faut croire que celui-là était violent parce que je me suis entêté. J’ai passé le cap des deux, puis trois, puis quatre, jusqu’à la neuvième et dernière avant d’écraser le mégot réduit à sa plus simple expression, tu peux vérifier, le décompte est exact si, comme moi, tu aspires longuement et goulûment à chaque bouffée, cela faisait rire mes donneuses, cette dévoration infantile et accélérée du cylindre blanc avant sa disparition en cendres.

Puis le passage à l’achat des vingt « nuitgraves », acte symbolique guidé par la culpabilité de taper les autres pour une drogue de luxe, justifiant de m’adonner sans limite à ce marqueur de ma propre chute. Nous ne sommes pas tous égaux. La tempérance n’est pas mon credo, doublée d’une certaine joie malsaine à contempler mon effondrement. Et puis la dimension du plaisir ne pouvait s’écarter. « A tout prendre plutôt que moitié ». Ou « C’est jamais trop quand c’est bien » comme disait Blaise le poussin masqué. J’ai passé des mois à me retenir puis à toujours céder à la tentation, me surprenant pendant mes insomnies à fumer à la fenêtre entrouverte, nu dans le froid de la nuit et le bourdonnement des frigos des commerces de bouche.

Elle m’a alors offert, comme cadeau de bienvenue, cette première borne d’une vie à reconstruire. Dans la boutique, elle a choisi la plus belle, du même bleu métallique qu’une tatoueuse, cylindre fuselé et lourd dans la main, autre chose que l’insignifiance d’une cigarette. J’ai tout de suite aimé son contact, son poids, toutes ces technicité et électronique pour un succédané de fumée. Un apprentissage nécessaire, les premiers démontages-remontages avec des pièces en trop, comme les boulons et écrous orphelins en fin de réparation d’un moteur thermique. La puissance des résistances, le couplage avec la proportion de propylène-glycol et de glycérine végétale. Cette science des dosages entre base, nicotine et arômes, équations chimiques oubliées depuis la prépa. Le goût du brûlé signant la fin de la pièce d’usure. Le clignotement de la charge pendant la nuit. Des gestes techniques, un rituel bien plus complexe. Mais que l’on ne s’y trompe pas, une vapoteuse n’apprend pas à s’arrêter de fumer, du moins dans mon cas. Bien au contraire, la dose est immédiatement disponible à tout instant, la réserve sous la main, plus de panique à l’idée de la fermeture des derniers bars à tabac. Une addiction sans contrainte, plus jamais rythmée par les neuf taffes de la clope. Et l’excuse qu’en l’absence de recul de la science, les risques médicaux sont moins élevés…

Bref, à ce régime, huit heures de TGV sont longues sans tétouiller, sans cette petite récompense à intervalles plus ou moins réguliers. L’annonce d’un arrêt en gare sonne comme une libération. Attendre que le train ralentisse pour se lever, se diriger vers la porte extérieure en appuyant les cinq fois rapprochées sur l’interrupteur afin de lancer l’appareil. Patienter jusqu’à l’arrêt total, ouvrir la porte, se précipiter sur le quai en surveillant qu’un contrôleur vindicatif ne soit pas dans les parages, et tirer voluptueusement sur la tototte à toute allure, guettant le signal du départ, puis se précipiter sur le seuil, expirer une dernière bouffée face au vide avant « la fermeture automatique des portes » et remonter s’installer jusqu’à la prochaine.

C’est alors que j’ai réalisé que je n’étais pas le seul. Nous sommes tout un peuple de l’ombre à pomper dans l’urgence devant les portes, émaillant à intervalles réguliers la rame, surveillant le quai se vidant et les contrôleurs au loin avant qu’ils ne remontent, donnant le signal du départ. Dans le silence, chacun occupé à tirer sa volupté, pas le temps de bavarder, emmuré dans son plaisir, avec peut-être une petite pointe de culpabilité. Les femmes de mon âge sont plus nombreuses que les hommes, ces derniers devant déjà être morts de leurs excès, ou contraints à l’abstinence face au tableau clinique apocalyptique que leurs a dressé leurs cancérologue ou cardiologue, vengeance du genre. Nous ne sommes pas tous égaux. Les quelques rares vieux et vrais fumeurs ont les yeux rivés au sol et tirent compulsivement à toute allure sur leur cigarette, j’étais un petit joueur quand j’étais des leurs, je sens bien qu’ils souffrent de leur addiction mortelle. Quelques rares jeunes jouent les impudents décontractés avec de vraies clopes, le cancer est loin, vingt ou trente ans, rien à battre, d’ici là on aura tous collapsé. C’est finalement cela qui me gêne, cet enfermement. Nous sommes loin des excès festifs, de l’alcool désinhibant, des partages et des échanges, de la musique et de la danse, de la convivialité humaine des soirées à n’en plus finir. Plaisir triste et solitaire. Ça me fout le blues.

A cet arrêt est descendue une jeune métis. Baskets claires dentelées de motifs dorés, camaïeu de verts, ongles longs céladon avec des brillants incrustés, cheveux décrêpés, elle tire sur une vraie. Pas un sourire ni un regard, dureté face à ce vieux barbon bavassant sur sa vapoteuse, nous ne sommes plus du même monde, je suis transparent. Qu’est devenue notre altérité ?

A l’arrivée, le plaisir de marcher, la vapoteuse grésille sur le quai, je surveille l’arrivée dans le hall de la gare où je devrai l’éteindre puis plonger dans le métro. Petite pause avant le bus qui va longer la Corniche. Je m’installe au fond. De biais, dos à la route, une toute jeune femme est courbée sur un tout jeune bébé, quinze jours, pas plus. Elle a la main sur son visage, me le cache, il dort, totalement immobile, terrassé par sa naissance toute proche. Je ne cesse de le regarder. Que va-t-il devenir ? Comment sera notre monde quand il aura mon âge, s’il y arrive ? Plus violent, plus tragique, plus désespéré ? Je pense à mes petits-enfants actuels et à ceux à venir. Ils ont le droit d’exister, j’ai le devoir de les aider, de leur offrir toute la résilience dont je suis capable, même si je ne me sens vraiment pas un modèle. « Fais ce que je te dis, pas ce que j’ai fait. ». On a tout salopé et c’est elleux qui devront nettoyer, pas de quoi pavoiser…

Nous arrivons au terminus. La mère se prépare, serre encore plus fort son petit Léo ou Tiago ou Ilan ou Liam. Puis elle lève la main qui me cachait son visage et découvre… une tototte. Je serre la mienne dans la poche. Fulgurant raccourci.

Tu vois, Léo, ta tototte te rassure, t’apaise. Tu viens de vivre un putain de traumatisme. Je crois que moi aussi. Je te comprends jusqu’au fond de mes tripes. Ce que tu as cru être un cocon infini n’a été que transitoire, un pseudo-Eden, une illusion avant ta naissance dans ce monde insensé, agressif, d’une lumière crue, bruyant… mais tristement réel. Tu vas en sortir grandi, plus fort, il n’y avait pas d’avenir dans le ventre de ta mère, tu n’y étais que pour t’armer. Toi, tu as eu la chance de ne pas avoir de mauvaise fée, juste la bonne qui se penche sur toi et te protège de toute sa force. Mais il te reste ce souvenir d’un rêve perdu. Dépasse-le. Je suis sûr que toi, et celleux de ta génération, à partir de cet immense chaos, « vous accoucherez d’une étoile qui danse ».

Je te promets, croix de bois, croix de fer, que, lorsque tu abandonneras ta tototte, je lancerai la mienne face à l’adversité, parce que, quels que soient l’âge ou l’époque, nous avons toujours la nécessité d’une renaissance.

Vielle âme enfantine

Je passais devant lui le matin quand je me rendais au café du quai. Il était apparu depuis quelques semaines, plaçant sa grande carcasse sous la Porte des Remparts à côté du DAB du Crédit Bouse. Au ras du sol, sur ses cartons, une boite à maquereaux pour les pièces. Tête de dragon couturé. Gris de la pierre, gris des yeux, de la peau et des cheveux, gris des vêtements, minéral, il disait s’appeler Karnak.

Je venais de quitter les amies pour remonter vers mon cabinet, fuyant le barouf des camions de livraisons et les premiers cars de touristes séniorisés bouchant la vue sur la rivière.

Je ne sais pourquoi, je me suis arrêté face à lui. Il a levé ses yeux fous vers moi… et je me suis assis à ses côtés. Le regard dans le vague, il m’a raconté son histoire :

  • Monsieur, les hommes sont stupides, leur premier cerveau n’est pas là où l’enseigne l’anatomie. Ils sont les jouets de leurs pulsions et aiment tellement que les femmes les aiment comme leur mère les a adorés, se sentir à nouveau un dieu pour elles.

Il n’avait pas tort pour le cerveau des hommes et leurs pulsions. La suite n’était que sa propre projection. N’est-ce pas devenir adulte que de dépasser l’amour maternel ? Mais cet humain avait l’épaisseur que donne la douleur. Loin de la superficialité que parfois je côtoyais au contact de la faune bobo du centre, petits égos tentant de combler le vide d’existences quelconques. Mais j’y trouvais aussi des relations vraies d’amitiés profondes.

Je l’encourageai en souriant…

  • Monsieur, c’est comme cela que j’ai été séduit. Dès la première rencontre, j’ai été aimanté par son étrange aura mais je ne pouvais imaginer ce qui allait se passer. La séduction est un mécanisme implacable, elle s’auto-entretient puis éclate comme une impérieuse injonction. Tombé dans le piège de ses yeux, je me suis jeté dans une relation clandestine… Elle me disait qu’elle ne pouvait vivre sans moi, qu’elle se transformerait en poussière si je l’abandonnais, qu’elle était celle que j’attendais depuis si longtemps et moi celui qu’elle n’espérait plus, que cela n’avait jamais été ainsi avec les hommes précédents, que nous avions besoin l’un comme l’autre de cet amour fusionnel qui n’était pas une chimère mais une réalité, que nous étions comme un frère et une sœur incestueux, un couple karmique. Nous ne pouvions laisser passer cette chance unique dans cette vie.
  • Couple carmite ?
  • Karmique. Nous avions déjà été ensemble dans une autre vie.
  • Ah ouais, vu comme ça…

Il ignora mon ironie, tout à son histoire :

  • Monsieur, elle me disait que j’étais l’autre moitié de son âme, que nous allions finir notre temps ensemble, dans sa maison des Landes aux auges sacrificielles préhistoriques creusées dans le granit et qui serait la nôtre, notre Éden autarcique à l’écart du monde, où nous nous nourririons de notre potager et de notre amour, et où, nouveaux sauvageons, nous vivrions des petits riens du quotidien.

Il fit une pause, puis reprit, fixant un point imaginaire droit devant lui : 

  • J’ai tout quitté pour elle, tout brisé, détruit ma vie d’avant, explosé ma famille, abandonné les êtres qui m’aimaient. Les dégâts psychiques ont été effroyables mais j’avais fait LE choix de ma vie. J’étais à la fois rongé de culpabilité et heureux comme je croyais ne l’avoir jamais été. J’étais elle, elle était moi. Je me suis mis totalement à nu, brisant ma carapace, en confiance absolue…

Sa voix devint nostalgique :

  • Nous avons vécu un an hors du temps dans notre bulle régressive infantile, redevenus des adolescents à peine pubères. Elle s’occupait de moi, pour chaque interrogation « se mettait en relation avec l’Univers », sortait son pendule pour décider de chacun de nos actes. Pour éloigner mon mal être, elle magnétisait mes sept chakras et, le soir, régulait mon humeur au rythme de son tambour chamanique à la peau tendue de cerf noir que je ne pouvais toucher sous peine qu’il ne perde sa magie. Elle m’a appris les massages ayurvédiques du matin pour me lever avec les bonnes vibrations, m’a enseigné les cinq tibétains afin d’énergiser ma journée. J’ai accepté de boire ses tisanes aux compositions secrètes, qu’elle disparaisse régulièrement pour « se reconnecter avec ses entités ». J’ai cru que j’étais devenu devenu nous, donnant sans réserve mon énergie. Totalement dépendant. Homme-enfant abandonnant toute défense, tout contrôle, petite âme sans fierté entre ses mains, sous son pouvoir absolu. Que cela dure et que je puisse expirer mon dernier souffle contre elle !

Il s’arrêta encore, puis, d’une voix tremblante :

  • Un jour, Monsieur, je me suis réveillé au côté d’une personne différente, rêche, mutique. Elle n’avait plus d’étoiles dans les yeux quand elle me regardait. Elle me disait que je l’étouffais, qu’elle avait besoin d’être elle, qu’il fallait qu’elle prenne ses distances… Tout s’est effondré pour moi. J’ai perdu pied, hurlé, supplié, tour à tour en colère, crachant mes mots tueurs de dépit, puis rampant en implorant son pardon… Alors, elle m’a demandé de quitter notre havre… Des amis m’ont hébergé mais n’ont pas supporté que je sombre dans l’alcool potentialisé par les anti-dépresseurs. J’ai dormi dans ma voiture, puis je l’ai vendue, bradé tout ce que je possédais encore, et je finis là, sous ce porche, attendant la mort ou que l’emprise de cette sorcière ne se desserre.

Je laissai passer quelques secondes, puis, me tournant vers lui :

  • Vous m’avez raconté une très triste histoire d’amour. Mais en quoi cette femme est une sorcière ?
  • Monsieur, je ne fais que ressasser cette histoire, je revis ad nauseam chaque moment, les analyse. Je suis sûr de mon fait. Cette femme se nourrit de l’énergie et de la richesse intérieure des hommes qu’elle séduit, puis les jette quand elle leur en a tiré tout le jus, devenus enveloppes vides….ou quand elle croit que son être profond est en danger.
  • Une mangeuse d’hommes ?
  • Non, une sorcière qui ne le sait pas elle-même.  Elle se ment à elle-même comme elle ment à l’autre, c’est son mode de survie.
  • C’en n’est donc point une !
  • Bien au contraire, Monsieur ! Elle n’est pas du même bois de folie que nous. Elle disait en riant qu’elle était extraterrestre, qu’elle venait d’Orion. Je la crois. Elle ignore ni n’éprouve l’empathie qui fait notre humanité et ressent si peu notre besoin vital d’échanger et de partager, ses comportements sociaux sont inadaptés. Elle ne se love pas dans la relation avec l’autre car elle ne vit que de fantasmes. Monsieur, je sais que ses ressorts ne sont pas les nôtres. Ils sont incompréhensibles pour moi. Elle est à la fois une enfant et une très vieille âme, entité incarnée dans des corps de femmes depuis des siècles. Vide, elle a besoin de voler notre énergie vitale pour ne pas disparaître, stabiliser ces enveloppes qui lui sont étrangères pour simuler une existence humaine qu’elle n’a pas. Je ne suis qu’un papillon de plus épinglé sur un tableau aux nombreux espaces encore vacants, jusqu’à la fin du temps des Humains…

Il me regarda enfin avec intensité, ses yeux s’embuant de désespoir :

  • Monsieur, elle m’ignore, elle m’a volé mon âme, elle m’a essoré de ma force de vie, elle a détruit mon existence, je ne suis plus qu’une baudruche d’homme et, pourtant, je l’aimerai toujours à la folie jusqu’à ce que mes neurones se détruisent.

Que dire ? Sinon le laisser à son délire sorti de son cerveau fracassé, de sa souffrance inextinguible, confondant troubles du spectre autistique et sorcellerie imaginaire. Je lui touchai l’épaule, mis une pièce dans sa boite, puis me levai pour retrouver mes patients.

Il me remercia, redevenu éteint.

La foule des touristes était dense à cette heure, le flot incessant.

Soudain il me fit signe, très agité, et me désigna un point dans la foule. Je ne l’avais jamais vue et pourtant je la reconnus immédiatement. Ils sont plus de deux mille et je ne vois qu’ elle, marchant lentement, très droite, le regard fixe. La foule s’écartait d’elle comme s’il en émanait une énergie délétère. Elle était mince, les cheveux indisciplinés en une rivière drue, noire aux reflets rouges, ramassés en un chignon-dragon. La bouche était gourmande. Elle portait sur sa peau très claire un étrange plastron composé de cauris, d’épines d’oursins tropicaux et de dents de requins. Sa présence me subjugua.

Arrivée à ma hauteur, elle se tourna sans hésiter vers moi comme si elle m’avait senti, comme si elle m’avait choisi.

Puis elle me regarda et je fus happé par ses yeux bleu-Larimar, fenêtres sur sa très vieille âme enfantine.

Il fallait que je détourne la tête, il fallait que je ferme les yeux, il fallait que je coupe ce contact, il fallait que je m’échappe…

Il aurait fallu…

Karnak est un personnage récurrent. Il apparaît dans une autre nouvelle « Partons vers le sud ». Il est aussi le narrateur de mon roman « Hors saisons – Chroniques de la rue ». Cette nouvelle dévoile une toute petite partie de sa vie d’avant la chute.

Horloge

Atelier d’écriture à Baud – 10 septembre 2002. Exercice : répondre à une petite annonce.

Loperhet : « Ancienne horloge de mur, tout est d’origine, très abîmée, manque la clé de remontage et la vitre. Faire offre. »

Monsieur, votre horloge ne m’intéresse plus.
Elle cadençait les temps anciens qui ont disparus.
Et remplacer la clé ou la vitre n’y changera rien.

Savez vous que le temps s’accélère bien que la Terre ralentisse ?
Productivité, gaspillage des ressources, consommation inepte, désirs vains,

Tous ces objets qui remplissent les poubelles de nos défaites,

Cadence infernale dictée par les nouveaux temps que votre horloge ignorait.

Savez vous que mon temps s’accélère à mesure que je m’enfonce dans les années,

Une heure dans ma prime jeunesse, une seconde en cette vieillesse ?

Monsieur, tous ces temps ne se mesurent pas, ils ne sont que la folie des humains pour découper l’indécoupable afin de mieux le posséder.

Monsieur, finalement, votre horloge m’intéresse, pourvu qu’elle ne soit pas réparée,
Que sa vitre cassée me fasse passer de l’autre côté du miroir,
Que nulle clé ne mettre en branle un mécanisme qui égrainera ma vie,
Parce que je n’aspire plus qu’à l’immobilité.

Pensée magique

Deux mois de voyage, sur les pistes plutôt que l’asphalte. Traversée du Sahara en juillet. J’avais réussi à conserver intacte la 504 break jusqu’à Cotonou, malgré les pièges des sables mouvants, de la tôle ondulée, des « nids de chameaux », du bétail en errance, des traversées à gué, des contrôles tatillons des douanes, des convoitises, des filouteries où le faux acheteur se payait une visite gratuite au village puis disparaissait derrière une case, des risques de collisions avec bus, camions ou taxis-brousse trompent-la-mort.

Voilà. Elle m’avait amené jusqu’ici, bravant le sable, la poussière, les pierres, la chaleur, la boue, les flots. Surpuissante, démesurément longue. Increvable. C’est bien pour cela qu’elle était recherchée ici, Peugeot fabriquée en France préférée aux pâles copies peu fiables assemblées au Nigéria tout proche, à Kaduna.

Tous les trafics de voitures se terminaient ici, sur cette place où grouillaient les revendeurs, le Bénin étant le terminus en Afrique francophone. Niger, Haute-Volta, Mali, Togo, pays que j’avais traversés, avaient interdit ou taxé tellement ces ventes qu’elles en étaient devenues impossibles. 

Deux ans d’Algérie, deux mois en Afrique noire m’avaient (un peu) aguerri. Face à un Blanc, n’ayant connu que l’opulence et immensément riche à leurs yeux, l’imagination humaine est sans limite mais j’avais appris à déjouer les très grosses ficelles.

Bref, j’attendais, et je savais que je risquais de patienter longtemps. La stratégie habituelle, dite de « la chasse à courre » consistait à épuiser la bête pendant des jours, l’éreintant, psychologiquement avec de fausses opportunités mirobolantes, ainsi que financièrement, car nous étions des amateurs sans les réserves nécessaires pour tenir des semaines. Il suffisait alors de cueillir l’affaire à la moitié du prix du marché pour que l’apprenti puisse retourner la tête basse en Europe.

Parmi ces hâbleurs qui m’interpellaient sans cesse, parlant fort, riant entre eux, se moquant en fon ou en yorouba de ce barbu dépenaillé de 24 ans au bronzage camionneur, tee-shirt et pantalon de toile déchirés, sandales fatiguées, je le repérais. Petit et chétif en comparaison de tous ces athlètes, peu disert, sobre mais avec une vraie présence, je le trouvais vrai et lui accordai un bon début de confiance. Dans un français imagé, il me proposa un client que l’on pouvait voir de suite. Le prix était correct, pas mirobolant comme me le criaient les autres esbroufeurs. J’acceptais ce qui était le double du prix que je l’avais payée en France. La vente fut réglée en 24 h. L’acheteur était un Nigérien vivant au Bénin, haute classe sociale. Je fus payé en liquide, francs CFA. L’épaisseur de la liasse faisait la largeur de ma main. Je portais les billets à la banque pour les transférer en France. Je ne pus exporter que la moitié de la somme. Le reste devait rester sur place mais il était possible, une fois passés clandestinement en métropole, de les convertir. Il fallait donc conserver cette somme sur moi. Mon portefeuille pendentif artisanal en était devenu gros et lourd, difficile de le cacher, dangereux pour le long voyage du retour, plus de mille kilomètres en taxis-brousse depuis Cotonou jusqu’à Niamey d’où je devais partir pour Lyon dans quinze jours.

J’avais du temps devant moi. Théophile m’invita à le passer dans sa famille, à la concession sur le cordon dunaire entre le lac Nokoué et le Golfe de Guinée. Des carrés de vingt mètres par vingt mètres, alignés au cordeau le long d’une rue sableuse où passaient essentiellement des mobylettes et quelques rares voitures. Des clôtures de broc et de bric, bambous et bois de récupération. Deux arbres aux feuillages denses occupaient la cour et protégeaient une « cuisine » de plein air, brasero, bassines émaillées ou en plastique, où les femmes s’affairaient. Une vingtaine de personnes, plusieurs générations de l’ethnie Adja-Fon. En dehors de Théophile, nous ne pouvions communiquer que par signes et sourires. Poulets, coqs, truie noire suitée de porcelets, chèvre, cohabitaient. Une longue cabane en tôles rouillées, bidons déroulés, longeait un côté et ouvrait des cellules contiguës sans fenêtres. Des poissons de la lagune toute proche, enfilés sur des baguettes, séchaient sur un feu. Impossible d’en manger, ils étaient tabous mais servaient de monnaie d’échange pour le manioc, le riz. Le peu de viande était fourni par la basse-cour. Ni eau, ni électricité, ni sanitaires.

Théophile est un conteur. Je me moque de la véracité de ses histoires mais je les note. Nous passons la journée à écumer les environs à mobylette, à voir ses potes, le soir à discuter et boire un alcool fort ou de la bière de mil. Nous partageons le même châlit. Mon sommeil est lourd, sans rêves. Théophile se prétend sorcier au même titre que moi je le suis avec les médicaments que je distribue : paracétamol, aspirine, nivaquine, antidiarrhéiques. Il me dit que la nuit son esprit sort du corps et va voyager dans les pays lointains. Il ne revient qu’au petit matin quand le vent se lève à l’aube, celui des âmes qui réintègrent les humains endormis avant l’éveil. Il me propose de le mettre à l’épreuve, de lui poser des questions concernant des êtres chers. Je commence par mes parents dont je n’ai pas de nouvelles depuis trois mois. Le lendemain, il me dit qu’ils vont bien, que les montagnes en face de la maison sont magnifiques, que les blés sont coupés et parcourus de brebis que garde une jolie fille brune. Je suis ébranlé.

Je passe à l’intime. Que devient Pascaline, celle que j’aime et que j’ai laissée ?

« Le premier amour est celui qui compte. Quand je l’ai appelée, son cœur était si près de toi. Ton départ ne lui a pas fait plaisir, mais tu lui avais dit que, étant présentement en mouvement, elle avait la liberté de faire ce qu’elle voulait et toi aussi. Mais elle se pose la question de savoir si tu l’estimes effectivement car elle te fait confiance. Elle attend une décision de toi pour savoir ce qu’elle doit faire mais elle ne fera pas de mal pendant ton absence. 

Au mois d’avril, un homme lui a rendu visite par surprise et ils avaient causé. En ton absence, les visites se sont réciproquées. Mais elle ne cède pas, elle est éblouissante du choix. Pour sa décision, elle attend ton retour. »

Je suis encore plus ébranlé. Mes défenses cartésiennes cèdent. Je bascule dans le monde magique de Théophile. Contre rémunération, il m’intronise « petit sorcier blanc ». Invocation des esprits des points cardinaux, sacrifices de poulets, offrandes d’alcools. Invocation des « Jumeaux », les esprits les plus puissants auxquels je peux demander ce que je souhaite… si je deviens sorcier. J’accepte les scarifications sur le dos des mains, le front, dans lesquelles est introduite une poudre très chère comprenant, paraît-il, des cendres d’os humains. J’accepte d’avaler des potions pour éveiller mon esprit. Mes nuits sont de plus en plus lourdes, Théophile me dit que je parle beaucoup dans mon sommeil. Mon argent file, mais peu importe, puisque j’aurais la puissance.

C’est dans un état second que je le quitte. J’ai hâte de retrouver Pascaline. J’ai confié à mon mentor mon argent pour éviter le vol en chemin. Il me l’enverra par la banque, les citoyens béninois peuvent le faire. Le long voyage en taxis-brousse bondés est étrange. Tous regardent avec un mélange de respect et de peur mes scarifications. Qui est ce sorcier blanc ?

Mon arrivée en France est une brutale redescente. Ma drogue du monde magique n’agit plus. La réalité européenne est tenace et implacable. Pascaline ne m’a pas attendu. Je suis seul. Perdu. Écrasé.

Il ne me reste plus qu’à attendre mon argent que Théophile m’a promis et qui tarde malgré mes relances.

Et puis un jour gris et pluvieux d’automne, l’évidence me tombe enfin. Je n’aurai jamais cette somme dont j’ai besoin. Je me suis fait arnaquer. La pensée magique est une ineptie. 

La sorcellerie ne vaut que pour les crédules…

Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute !

MR-73

Illustrations par Martin Yzern 

En mémoire de Sourisha Nô, sorcière-warrior dont l’écriture m’a subjugué.

Certains ont une trajectoire bien lisse, bien droite. Moi je suis fait pour les lignes brisées.
Le billard, c’est quand tu es né du bon côté, pas trop de questions à te poser, la pente est accueillante, suffit de te laisser aller, les portes sont ouvertes et les succès naturels. Moi, j’ai toujours dû me battre. Souvent KO, mais, à chaque fois, je me suis relevé, parce que tu as la rage, parce que tu n’as pas le choix, sinon tu dois ramper alors qu’il ne te reste que l’honneur.
Et tout recommencer, reconstruire une vie bancale qui, depuis ma naissance, n’a jamais eu de fondations. Mais j’avance, parce que je suis vivant, parce que derrière moi il n’y a que des chaînes, parce que mon équilibre sur ces déchirures, c’est mon instabilité.

Mais là, franchement, je ne me vois plus d’avenir…

J’avais marché longtemps. Sans faire attention à ma direction. Pour me perdre. Le mental déconnecté comme un gros diesel assoupi. Je ne pensais pas. Trop peur d’avoir mal ou d’exploser de haine ou de violence. Arc réflexe, les jambes coordonnées, les mains dans le blouson, col relevé parce qu’il faisait vraiment froid. Je me fixais sur la buée qui sortait de ma bouche. Presque personne sur les trottoirs, peu de voitures, soirée d’hiver. Je ne sais pas combien de temps j’ai dérivé mais, quand j’ai repris conscience, je ne reconnaissais pas ce quartier, j’avais froid et j’avais soif. Pas faim, toujours cette grosse boule nouée dans le ventre. Un bar était encore ouvert. Je suis rentré.
À la baisse des conversations et aux regards rapides jetés vers moi, j’ai bien compris que j’étais un intrus chez des habitués. Ils n’avaient rien à craindre, je n’allais pas l’ouvrir, juste me chauffer un peu et boire une ou deux bières avant de reprendre le dehors jusqu’à ce que je m’écroule quelque part.
Je visai le comptoir et le seul tabouret libre, juste à côté d’une nana de dos, petit format en Perfecto, jean moulant sur une taille étroite. Regard rapide en m’asseyant, beau profil et cheveux courts bien noirs. Devant une pression.
Je commandai la mienne et me détendis peu à peu. Anonymat. Les conversations avaient repris. Tout le monde se foutait de qui je pouvais être. Mignonne buvait mécaniquement, le regard fixe devant elle. J’en faisais autant. Presque peinard. À la deuxième bière, je perçus comme une chaleur dans le ventre, comme le début d’un relâchement. Surtout ne pas penser…

La porte du bar s’est ouverte et deux types sont rentrés. Le second s’est tout de suite mis de côté, surveillant la salle. Le premier s’est dirigé direct vers moi ou plutôt vers ma voisine qui n’avait pas bougé mais dont je sentis nettement la tension. Les conversations s’étaient à nouveau arrêtées mais ce n’était pas de l’hostilité comme pour moi. Plutôt un mélange de respect, de peur, de curiosité. Le mec qui s’avançait, autoritaire, avait vraiment une sale gueule. Pas très grand, costard fatigué sur une chemise à col ouvert, regard bleu, visage qui avait dû être beau mais maintenant avachi, un peu de bide. Le genre petit chef qui ne souffrait d’aucune contestation. Il a posé la main sur l’épaule de Mignonne, l’a forcée à se retourner et ordonné de le suivre. Comme elle refusait, je l’ai vu lever la main pour lui coller une baffe.
Bon, je n’aurais pas dû réagir. Rester le regard droit devant. Les laisser faire leurs petites affaires. S’il fallait s’occuper de tous les connards sur Terre, j’aurais un tee-shirt bleu avec un « S » orange sur fond jaune. Sauf que frapper une femme, déjà ce n’est pas possible, mais ce type avait la mine suffisante, bien assurée du mec qui ne doute de rien. Comme mon patron. Enfin… mon ex-patron depuis ce soir. Les deux conjugués, ça a explosé en moi. Sortie tout droit du ventre, la boule est devenue une pieuvre.
Je lui ai bloqué le bras. Il a eu l’air suffoqué de ma réaction. Il m’a craché : « Lâche-moi pauvre type, va moisir ailleurs, dégage ou je t’explose ! » Il n’a pas vu mon poing gauche. En pleine gueule. De toute ma puissance. Sûr que je lui ai cassé le nez. En même temps, je lui balançais un coup de genou dans le ventre. Et comme il se pliait en deux, je lui ai resservi un direct du gauche sur le menton. Plus eu qu’à lâcher le bras, il s’est effondré sur le sol dans un drôle de gargouillis. La pieuvre est sortie en même temps de mon ventre. Elle avait eu sa proie. Je me sentais soulagé.
Stupeur dans la salle. L’autre arriva droit sur moi, main droite fébrile dans le veston. Mal barré pour bibi, ça sentait le flingue. J’ai pris le tabouret en bouclier en espérant imbécilement qu’il serait assez solide si l’autre venait à tirer. Il avançait, sûr de sa supériorité, presque au ralenti. Puis il a sorti la main de sa veste. J’ai levé le tabouret et attendu le coup de feu. Mais non, juste un bruit sourd et le type qui s’effondrait par terre, à côté du boss, ils étaient touchant tous les deux, yeux fermés et du sang sur leurs fringues.
Mignonne, debout, me regardait avec à la main son demi ou plutôt ce qu’il en restait, l’anse, le reste devait s’être incrusté dans le cuir chevelu du gorille bavassant à nos pieds.
Bon, pas eu à faire les présentations, nous avons couru vers la porte avant que les autres ne réagissent et nous bloquent la sortie. Regretté ma pression à moitié pleine sur le zinc.
Elle m’a entraînée sur le trottoir, a rapidement tourné à droite, puis encore à droite, a sorti une clé télécommande et bippé un monstre garé qui a couiné en clignant des yeux. Jamais pu retenir les marques et les modèles de ces machins à quatre roues motrices mais, en me jetant à la place du mort, j’ai senti l’ambiance feutrée, le cuir frais, l’odeur du plastique neuf. Pas celle de l’honnête travailleur.
Mignonne a démarré à fond et le moteur a hurlé dans sa cage, ça s’agitait à l’angle de la rue.

Elle conduisait précis. Très vite. Concentrée. Silence dans l’habitacle. Je regardais souvent derrière nous mais pas de trace de poursuivants. Nous sommes rapidement sortis du quartier, puis de la ville. La voiture filait à pleine vitesse. Elle m’a demandé d’éteindre mon portable et le sien. Sa voix était étonnamment grave, un vrai alto mais un peu éraillé. Sur la 4 voies, elle a encore bondi. Au deuxième flash, je lui ai demandé si elle avait un permis à points infinis. Elle m’a juste répondu que les points ne servaient à rien quand on était mort.
Elle a sorti un paquet de clopes, s’est servie et m’en a filé une. J’avais arrêté depuis longtemps mais puisque c’était la cigarette du condamné… La seule chose qui me gênait, c’était le télescopage entre l’odeur du tabac froid, celle du neuf du bolide et celle du sang frais. Mais je voyais bien que la revente n’était pas vraiment le souci de Mignonne.
Quand je lui ai dit que si des mecs étaient capables de nous suivre avec nos portables, ils devaient être aussi capables de nous repérer avec les flashs des radars fixes, ça arrivait parfois les transfusions entre la police et des types comme nos suiveurs, elle m’a regardé pour la première fois bien en face et m’a dit que je n’avais pas qu’un poing et un genou gauche mais aussi un cerveau. Elle m’a demandé de surveiller les radars, tout en jetant par la fenêtre le Coyote, le badge autoroute, nos deux portables, fallait aller jusqu’au bout dans l’anonymat.
Puis elle m’a montré la boite à gants, m’a fait sortir une grosse enveloppe et un objet dans un sac en toile. Au poids et à la forme, j’ai tout de suite compris ce que c’était. Pas pu réprimer un sifflement. Un MR-73 ! Un peu trop léger. Je lui ai juste dit qu’il n’était pas approvisionné. Là encore, elle m’a regardé étonnée et m’a montré un carton derrière l’arme. Je n’ai eu qu’à la charger, la bête était en super état, prête à officier. Elle a bien vu que je savais m’en servir. Je l’ai sentie se détendre un peu tout en me surveillant du coin de l’œil. Elle m’a juste demandé si j’étais flic. Eh non, ouvrier imprimeur. Enfin, j’étais… Jusqu’à hier soir avant que l’autre taré ne me vire. Elle a continué en s’inquiétant si quelqu’un m’attendait. Je lui ai juste répondu que non. Elle n’avait pas besoin de savoir qu’en rentrant de mon ex-boulot, j’avais trouvé l’appart vide des affaires de ma femme… Enfin, de mon ex-femme. Partie, envolée. Deux coups d’enclume le même jour, pas étonnant que les lignes se brisent.

Les heures passaient dans le cockpit, nous filions toujours vers le sud, elle payait les péages en liquide tiré de l’enveloppe. Personne ne nous suivait ou alors ils étaient balèzes côté discrétion. C’était une taiseuse comme moi, le silence ne pesait pas, je la sentais en confiance. Moi aussi. Mais il a bien fallu que je lui dise que j’avais envie de pisser, la demi-bière avait largement eu le temps de filtrer. Pour la première fois, elle m’a souri et, à la lumière de tout ce fatras d’écrans, de diodes et autres fadaises pour gogo, je l’ai trouvé belle. Elle m’a dit qu’elle en avait besoin aussi mais qu’on allait sortir de l’autoroute, valait mieux éviter les stations d’essence et les aires. Je trouvai que l’on faisait un bon binôme côté précautions.
Nous nous sommes enquillés à l’ouest, sur les petites routes en direction de l’océan. De plus en plus petites. Elle a stoppé quand nous nous sommes trouvés face à la mer. Du vent du large, de gros rouleaux, des nuages. Il a fallu que je me tourne vers les terres pour éviter mes embruns. Elle a laissé la portière ouverte, coupé la lumière centrale, tombé le jeans et, assise sur le seuil en alu, elle a regardé comme moi vers la campagne sans lumières.
C’est idiot, mais j’ai souri devant ce moment de communion improbable, à pisser avec une inconnue, à des centaines de kilomètres de chez moi, des types dangereux à notre recherche.
C’est idiot, mais je me suis dit que la vie était belle parce que surprenante. Normalement je devrais être complètement cuit quelque part dans la ville ou dans mon lit à ressasser cette putain de journée. Cuit mais peinard.
Quand on est remonté dans la voiture, elle m’a proposé une petite pause, une heure ou deux de sommeil. Ça me convenait, je me sentais brusquement fatigué. J’ai incliné le fauteuil, tourné vers elle. Juste avant de m’endormir, je me suis dit que je ne connaissais pas son prénom…

Elle m’a réveillé en me secouant violemment l’épaule. Elle avait le MR-73 à la main, cran de sécurité relevé. Elle ne me menaça pas mais me montra trois grosses berlines garées à cent mètres face à nous, toutes lumières éteintes dans la nuit claire. Elle m’a dit que la voiture devait être équipée d’un mouchard GPS, que maintenant ils étaient là, que ce serait un carnage et que cela ne me concernait pas. Puis, du mouvement de son arme, elle m’a intimé de sortir, de ramper, caché par la voiture qui offrait son flanc gauche aux agresseurs, jusqu’à la plage en contrebas. Et que si j’étais malin, et chanceux, j’avais une chance de m’en tirer pendant qu’elle s’occuperait d’eux.
Je n’ai pas eu le choix. Elle m’a suivie, s’est protégée derrière l’aile droite, m’a effleurée les lèvres de ses lèvres, m’a dit « merci » et « adieu », puis s’est retournée et a visé les voitures. Le MR-73 a aboyé, suivi de peu par la riposte des Glocks de ceux d’en face.
Je me suis enfui sous la fusillade, bientôt protégé par le trait de côte puis m’engouffrant dans le petit bois à gauche de la plage. J’ai couru jusqu’à ce que les armes se taisent puis je me suis terré sous un rocher protégé par un buisson. Ils ne m’ont pas recherché mais j’ai attendu bien longtemps après avoir entendu les voitures repartir. Je ne suis pas retourné jusqu’au parking, j’ai marché jusqu’aux lumières d’un hameau…

Mignonne devait gésir dans son sang, les yeux ouverts à côté de la voiture criblée de balles, revente impossible.

Putain de journée. Lignes brisées.

J’aurais voulu connaître son prénom.

Morbihan. Les trois amis écrivent un polar à six mains – Ouest France – 15/01/2022

Ouest France – 15 janvier 2022 – édition abonnés

En 2018, trois amis du Morbihan décident d’écrire un livre ensemble, pour s’amuser. Jusqu’au bout a été publié en décembre chez Chemin Faisant. Un polar qui se lit d’une traite sur un rythme de road-trip.

L’idée de ce livre est partie d’une boutade entre copains, dans le Morbihan, d’abord entre Bruno Perera et Katell Chomard, rejoints très vite dans l’aventure par Fabrice Jaulin. « Pour moi, la rédaction de Jusqu’au bout a été un bel exercice. Nous nous sommes tous très impliqués dans l’histoire. »

Une histoire rocambolesque

Une histoire justement qui démarre sur les chapeaux de roue, quand Patrick, routier qui transporte des cargaisons de poules à travers la France, embarque en stop Lola, qui vient de se fâcher avec sa copine. Sur une aire d’autoroute, une rencontre avec des routiers polonais, loin d’être scrupuleux, va mettre fin à la virée pépère qui s’annonçait… Le
couple improbable va tomber sur Sébastien, musicien, et Louise, professeure…

Un train d’enfer

De Brest (Finistère) à Gdansk (Pologne), le road-trip se déroule à un train d’enfer, de chapitre en chapitre, le lecteur ne s’ennuie pas. « Chacun d’entre nous écrivait un chapitre avant de le donner au suivant qui devait le poursuivre », explique Bruno Perera. «On ne savait pas où on allait, on lisait et on inventait au fur et à mesure. »

Très drôle

Les styles s’harmonisent tout de suite. Difficile de dire que trois personnes différentes ont écrit ce livre. « Nous nous sommes imposés de fabriquer des personnages à l’inverse de ce que nous sommes », poursuit Fabrice Jaulin. « Entre deux chapitres, on réfléchissait à la poursuite de l’histoire chacun de notre côté et il est arrivé que les petits copains nous piquent nos idées sans le savoir, c’était très drôle. »

Un défi

Pour Bruno Perera, qui a déjà écrit des livres, cette façon de faire a été originale. « On n’est plus seul face à sa copie, son imagination. C’est très riche ! Et à la fin, on ne sait même plus qui a écrit quoi. Il y a eu des rebondissements, des choses pour provoquer le suivant. ». Fabrice Jaulin confirme : « Une sorte de défi qu’on lançait à l’autre. Je fais cette chute, débrouille-toi ! »

Jusqu’au bout (Cadavres exquis) est signé les Steppenwölfe, comme les loups des steppes, une référence de plus dans ce polar qui aborde aussi l’écologie, les pratiques frauduleuses de l’élevage de volailles.

Isabelle Jegouzo

A Vannes, trois amis ont écrit « Jusqu’au bout », un road-trip écolo-social dans l’air du temps

Les trois jusqu’auboutistes morbihannais : Katell Chomard, Bruno Perera (à gauche) et Fabrice Jaulin.

Le Télégramme du 07/12/2021

«Jusqu’au bout» est un roman écrit à six mains par trois amis vannetais. Un road-trip aux accents écolos.

Katell Chomard, Bruno Perera et Fabrice Jaulin, habitant Lorient et Vannes, se sont connus pendant un voyage professionnel en Suède. Au fil de discussions amicales, ils forment le projet d’écrire un livre à la manière du jeu surréaliste « Le cadavre exquis ». Avec une consigne : endosser des personnages très différents d’eux. Mais aussi une incertitude de taille : sont-ils capables d’aller jusqu’au bout ?

Aujourd’hui, ils sont heureux et encore étonnés de leur aventure littéraire, en présentant un solide roman de 360 pages rédigé à trois voix distinctes qui se rejoignent à l’arrivée. « On est parti d’une page blanche, sans thème défini, mais nos imaginaires ont donné quelque chose qui gagne en densité jusqu’à l’épilogue », constate Bruno Perera, l’expérimenté du trio, avec déjà plusieurs livres au compteur.

Drôle d’objet littéraire non identifié

De Brest à Gdansk, le lecteur suivra le road-trip de quatre sympathiques personnages embringués dans une aventure aux multiples rebondissements. Des dialogues drôles, émaillés de références actuelles, un rythme soutenu, des caractères trempés : autant de qualités qui font de ce premier roman à six mains, un Olni (objet littéraire non identifié).

Les trois auteurs, par ailleurs, bien installés dans leur vie professionnelle, en tant qu’urbaniste, chargé de communication ou de développement durable solidaire, en profitent pour faire glisser leurs personnages vers un militantisme revendiqué, au sein d’une Zef (zone d’écologie furtive) à contre-courant de la société. Peut-être s’agit-il d’une nouvelle « Horde » chère à l’écrivain Alain Damasio, rencontré au Festival étonnants voyageurs et qui leur avait pertinemment conseillé d’aller « Jusqu’au bout ». C’est chose faite.

Pratique

« Jusqu’au bout » édité par Chemin Faisant. En librairie, 12 €. 

Site dédié : https://jusquauboutcadavresexquis.wordpress.com