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Vieille âme enfantine

Je passais devant lui le matin quand je me rendais au café du quai. Il était apparu depuis quelques semaines, plaçant sa grande carcasse sous la Porte des Remparts à côté du DAB du Crédit Bouse. Au ras du sol, sur ses cartons, une boite à maquereaux pour les pièces. Tête de dragon couturé. Gris de la pierre, gris des yeux, de la peau et des cheveux, gris des vêtements, minéral, il disait s’appeler Karnak.

Je venais de quitter les amies pour remonter vers mon cabinet, fuyant le barouf des camions de livraisons et les premiers cars de touristes séniorisés bouchant la vue sur la rivière.

Je ne sais pourquoi, je me suis arrêté face à lui. Il a levé ses yeux fous vers moi… et je me suis assis à ses côtés. Le regard dans le vague, il m’a raconté son histoire :

  • Monsieur, les hommes sont stupides, leur premier cerveau n’est pas là où l’enseigne l’anatomie. Ils sont les jouets de leurs pulsions et aiment tellement que les femmes les aiment comme leur mère les a adorés, se sentir à nouveau un dieu pour elles.

Il n’avait pas tort pour le cerveau des hommes et leurs pulsions. La suite n’était que sa propre projection. N’est-ce pas devenir adulte que de dépasser l’amour maternel ? Mais cet humain avait l’épaisseur que donne la douleur. Loin de la superficialité que parfois je côtoyais au contact de la faune bobo du centre, petits égos tentant de combler le vide d’existences quelconques. Mais j’y trouvais aussi des relations vraies d’amitiés profondes.

Je l’encourageai en souriant…

  • Monsieur, c’est comme cela que j’ai été séduit. Dès la première rencontre, j’ai été aimanté par son étrange aura mais je ne pouvais imaginer ce qui allait se passer. La séduction est un mécanisme implacable, elle s’auto-entretient puis éclate comme une impérieuse injonction. Tombé dans le piège de ses yeux, je me suis jeté dans une relation clandestine… Elle me disait qu’elle ne pouvait vivre sans moi, qu’elle se transformerait en poussière si je l’abandonnais, qu’elle était celle que j’attendais depuis si longtemps et moi celui qu’elle n’espérait plus, que cela n’avait jamais été ainsi avec les hommes précédents, que nous avions besoin l’un comme l’autre de cet amour fusionnel qui n’était pas une chimère mais une réalité, que nous étions comme un frère et une sœur incestueux, un couple karmique. Nous ne pouvions laisser passer cette chance unique dans cette vie.
  • Couple carmite ?
  • Karmique. Nous avions déjà été ensemble dans une autre vie.
  • Ah ouais, vu comme ça…

Il ignora mon ironie, tout à son histoire :

  • Monsieur, elle me disait que j’étais l’autre moitié de son âme, que nous allions finir notre temps ensemble, dans sa maison des Landes aux auges sacrificielles préhistoriques creusées dans le granit et qui serait la nôtre, notre Éden autarcique à l’écart du monde, où nous nous nourririons de notre potager et de notre amour, et où, nouveaux sauvageons, nous vivrions des petits riens du quotidien.

Il fit une pause, puis reprit, fixant un point imaginaire droit devant lui : 

  • J’ai tout quitté pour elle, tout brisé, détruit ma vie d’avant, explosé ma famille, abandonné les êtres qui m’aimaient. Les dégâts psychiques ont été effroyables mais j’avais fait LE choix de ma vie. J’étais à la fois rongé de culpabilité et heureux comme je croyais ne l’avoir jamais été. J’étais elle, elle était moi. Je me suis mis totalement à nu, brisant ma carapace, en confiance absolue…

Sa voix devint nostalgique :

  • Nous avons vécu un an hors du temps dans notre bulle régressive infantile, redevenus des adolescents à peine pubères. Elle s’occupait de moi, pour chaque interrogation « se mettait en relation avec l’Univers », sortait son pendule pour décider de chacun de nos actes. Pour éloigner mon mal être, elle magnétisait mes sept chakras et, le soir, régulait mon humeur au rythme de son tambour chamanique à la peau tendue de cerf noir que je ne pouvais toucher sous peine qu’il ne perde sa magie. Elle m’a appris les massages ayurvédiques du matin pour me lever avec les bonnes vibrations, m’a enseigné les cinq tibétains afin d’énergiser ma journée. J’ai accepté de boire ses tisanes aux compositions secrètes, qu’elle disparaisse régulièrement pour « se reconnecter avec ses entités ». J’ai cru que j’étais devenu nous, donnant sans réserve mon énergie. Totalement dépendant. Homme-enfant abandonnant toute défense, tout contrôle, petite âme sans fierté entre ses mains, sous son pouvoir absolu. Que cela dure et que je puisse expirer mon dernier souffle contre elle !

Il s’arrêta encore, puis, d’une voix tremblante :

  • Un jour, Monsieur, je me suis réveillé au côté d’une personne différente, rêche, mutique. Elle n’avait plus d’étoiles dans les yeux quand elle me regardait. Elle me disait que je l’étouffais, qu’elle avait besoin d’être elle, qu’il fallait qu’elle prenne ses distances… Tout s’est effondré pour moi. J’ai perdu pied, hurlé, supplié, tour à tour en colère, crachant mes mots tueurs de dépit, puis rampant en implorant son pardon… Alors, elle m’a demandé de quitter notre havre… Des amis m’ont hébergé mais n’ont pas supporté que je sombre dans l’alcool potentialisé par les anti-dépresseurs. J’ai dormi dans ma voiture, puis je l’ai vendue, bradé tout ce que je possédais encore, et je finis là, sous ce porche, attendant la mort ou que l’emprise de cette sorcière ne se desserre.

Je laissai passer quelques secondes, puis, me tournant vers lui :

  • Vous m’avez raconté une très triste histoire d’amour. Mais en quoi cette femme est une sorcière ?
  • Monsieur, je ne fais que ressasser cette histoire, je revis ad nauseam chaque moment, les analyse. Je suis sûr de mon fait. Cette femme se nourrit de l’énergie et de la richesse intérieure des hommes qu’elle séduit, puis les jette quand elle leur en a tiré tout le jus, devenus enveloppes vides….ou quand elle croit que son être profond est en danger.
  • Une mangeuse d’hommes ?
  • Non, une sorcière qui ne le sait pas elle-même.  Elle se ment à elle-même comme elle ment à l’autre, c’est son mode de survie.
  • C’en n’est donc point une !
  • Bien au contraire, Monsieur ! Elle n’est pas du même bois de folie que nous. Elle disait en riant qu’elle était extraterrestre, qu’elle venait d’Orion. Je la crois. Elle ignore ni n’éprouve l’empathie qui fait notre humanité et ressent si peu notre besoin vital d’échanger et de partager, ses comportements sociaux sont inadaptés. Elle ne se love pas dans la relation avec l’autre car elle ne vit que de fantasmes. Monsieur, je sais que ses ressorts ne sont pas les nôtres. Ils sont incompréhensibles pour moi. Elle est à la fois une enfant et une très vieille âme, entité incarnée dans des corps de femmes depuis des siècles. Vide, elle a besoin de voler notre énergie vitale pour ne pas disparaître, stabiliser ces enveloppes qui lui sont étrangères pour simuler une existence humaine qu’elle n’a pas. Je ne suis qu’un papillon de plus épinglé sur un tableau aux nombreux espaces encore vacants, jusqu’à la fin du temps des Humains…

Il me regarda enfin avec intensité, ses yeux s’embuant de désespoir :

  • Monsieur, elle m’ignore, elle m’a volé mon âme, elle m’a essoré de ma force de vie, elle a détruit mon existence, je ne suis plus qu’une baudruche d’homme et, pourtant, je l’aimerai toujours à la folie jusqu’à ce que mes neurones se détruisent.

Que dire ? Sinon le laisser à son délire sorti de son cerveau fracassé, de sa souffrance inextinguible, confondant troubles du spectre autistique et sorcellerie imaginaire. Je lui touchai l’épaule, mis une pièce dans sa boite, puis me levai pour retrouver mes patients.

Il me remercia, redevenu éteint.

La foule des touristes était dense à cette heure, le flot incessant.

Soudain il me fit signe, très agité, et me désigna un point dans la foule. Je ne l’avais jamais vue et pourtant je la reconnus immédiatement. Ils sont plus de deux mille et je ne vois qu’ elle, marchant lentement, très droite, le regard fixe. La foule s’écartait d’elle comme s’il en émanait une énergie délétère. Elle était mince, les cheveux indisciplinés en une rivière drue, noire aux reflets rouges, ramassés en un chignon-dragon. La bouche était gourmande. Elle portait sur sa peau très claire un étrange plastron composé de cauris, d’épines d’oursins tropicaux et de dents de requins. Sa présence me subjugua.

Arrivée à ma hauteur, elle se tourna sans hésiter vers moi comme si elle m’avait senti, comme si elle m’avait choisi.

Puis elle me regarda et je fus happé par ses yeux bleu-Larimar, fenêtres sur sa très vieille âme enfantine.

Il fallait que je détourne la tête, il fallait que je ferme les yeux, il fallait que je coupe ce contact, il fallait que je m’échappe…

Il aurait fallu…

Karnak est un personnage récurrent. Il apparaît dans une autre nouvelle « Partons vers le sud ». Il est aussi le narrateur de mon roman « Hors saisons – Chroniques de la rue ». Cette nouvelle dévoile une toute petite partie de sa vie d’avant la chute.

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