Pensée magique
Deux mois de voyage, sur les pistes plutôt que l’asphalte. Traversée du Sahara en juillet. J’avais réussi à conserver intacte la 504 break jusqu’à Cotonou, malgré les pièges des sables mouvants, de la tôle ondulée, des « nids de chameaux », du bétail en errance, des traversées à gué, des contrôles tatillons des douanes, des convoitises, des filouteries où le faux acheteur se payait une visite gratuite au village puis disparaissait derrière une case, des risques de collisions avec bus, camions ou taxis-brousse trompent-la-mort.
Voilà. Elle m’avait amené jusqu’ici, bravant le sable, la poussière, les pierres, la chaleur, la boue, les flots. Surpuissante, démesurément longue. Increvable. C’est bien pour cela qu’elle était recherchée ici, Peugeot fabriquée en France préférée aux pâles copies peu fiables assemblées au Nigéria tout proche, à Kaduna.
Tous les trafics de voitures se terminaient ici, sur cette place où grouillaient les revendeurs, le Bénin étant le terminus en Afrique francophone. Niger, Haute-Volta, Mali, Togo, pays que j’avais traversés, avaient interdit ou taxé tellement ces ventes qu’elles en étaient devenues impossibles.
Deux ans d’Algérie, deux mois en Afrique noire m’avaient (un peu) aguerri. Face à un Blanc, n’ayant connu que l’opulence et immensément riche à leurs yeux, l’imagination humaine est sans limite mais j’avais appris à déjouer les très grosses ficelles.
Bref, j’attendais, et je savais que je risquais de patienter longtemps. La stratégie habituelle, dite de « la chasse à courre » consistait à épuiser la bête pendant des jours, l’éreintant, psychologiquement avec de fausses opportunités mirobolantes, ainsi que financièrement, car nous étions des amateurs sans les réserves nécessaires pour tenir des semaines. Il suffisait alors de cueillir l’affaire à la moitié du prix du marché pour que l’apprenti puisse retourner la tête basse en Europe.
Parmi ces hâbleurs qui m’interpellaient sans cesse, parlant fort, riant entre eux, se moquant en fon ou en yorouba de ce barbu dépenaillé de 24 ans au bronzage camionneur, tee-shirt et pantalon de toile déchirés, sandales fatiguées, je le repérais. Petit et chétif en comparaison de tous ces athlètes, peu disert, sobre mais avec une vraie présence, je le trouvais vrai et lui accordai un bon début de confiance. Dans un français imagé, il me proposa un client que l’on pouvait voir de suite. Le prix était correct, pas mirobolant comme me le criaient les autres esbroufeurs. J’acceptais ce qui était le double du prix que je l’avais payée en France. La vente fut réglée en 24 h. L’acheteur était un Nigérien vivant au Bénin, haute classe sociale. Je fus payé en liquide, francs CFA. L’épaisseur de la liasse faisait la largeur de ma main. Je portais les billets à la banque pour les transférer en France. Je ne pus exporter que la moitié de la somme. Le reste devait rester sur place mais il était possible, une fois passés clandestinement en métropole, de les convertir. Il fallait donc conserver cette somme sur moi. Mon portefeuille pendentif artisanal en était devenu gros et lourd, difficile de le cacher, dangereux pour le long voyage du retour, plus de mille kilomètres en taxis-brousse depuis Cotonou jusqu’à Niamey d’où je devais partir pour Lyon dans quinze jours.
J’avais du temps devant moi. Théophile m’invita à le passer dans sa famille, à la concession sur le cordon dunaire entre le lac Nokoué et le Golfe de Guinée. Des carrés de vingt mètres par vingt mètres, alignés au cordeau le long d’une rue sableuse où passaient essentiellement des mobylettes et quelques rares voitures. Des clôtures de broc et de bric, bambous et bois de récupération. Deux arbres aux feuillages denses occupaient la cour et protégeaient une « cuisine » de plein air, brasero, bassines émaillées ou en plastique, où les femmes s’affairaient. Une vingtaine de personnes, plusieurs générations de l’ethnie Adja-Fon. En dehors de Théophile, nous ne pouvions communiquer que par signes et sourires. Poulets, coqs, truie noire suitée de porcelets, chèvre, cohabitaient. Une longue cabane en tôles rouillées, bidons déroulés, longeait un côté et ouvrait des cellules contiguës sans fenêtres. Des poissons de la lagune toute proche, enfilés sur des baguettes, séchaient sur un feu. Impossible d’en manger, ils étaient tabous mais servaient de monnaie d’échange pour le manioc, le riz. Le peu de viande était fourni par la basse-cour. Ni eau, ni électricité, ni sanitaires.
Théophile est un conteur. Je me moque de la véracité de ses histoires mais je les note. Nous passons la journée à écumer les environs à mobylette, à voir ses potes, le soir à discuter et boire un alcool fort ou de la bière de mil. Nous partageons le même châlit. Mon sommeil est lourd, sans rêves. Théophile se prétend sorcier au même titre que moi je le suis avec les médicaments que je distribue : paracétamol, aspirine, nivaquine, antidiarrhéiques. Il me dit que la nuit son esprit sort du corps et va voyager dans les pays lointains. Il ne revient qu’au petit matin quand le vent se lève à l’aube, celui des âmes qui réintègrent les humains endormis avant l’éveil. Il me propose de le mettre à l’épreuve, de lui poser des questions concernant des êtres chers. Je commence par mes parents dont je n’ai pas de nouvelles depuis trois mois. Le lendemain, il me dit qu’ils vont bien, que les montagnes en face de la maison sont magnifiques, que les blés sont coupés et parcourus de brebis que garde une jolie fille brune. Je suis ébranlé.
Je passe à l’intime. Que devient Pascaline, celle que j’aime et que j’ai laissée ?
« Le premier amour est celui qui compte. Quand je l’ai appelée, son cœur était si près de toi. Ton départ ne lui a pas fait plaisir, mais tu lui avais dit que, étant présentement en mouvement, elle avait la liberté de faire ce qu’elle voulait et toi aussi. Mais elle se pose la question de savoir si tu l’estimes effectivement car elle te fait confiance. Elle attend une décision de toi pour savoir ce qu’elle doit faire mais elle ne fera pas de mal pendant ton absence.
Au mois d’avril, un homme lui a rendu visite par surprise et ils avaient causé. En ton absence, les visites se sont réciproquées. Mais elle ne cède pas, elle est éblouissante du choix. Pour sa décision, elle attend ton retour. »
Je suis encore plus ébranlé. Mes défenses cartésiennes cèdent. Je bascule dans le monde magique de Théophile. Contre rémunération, il m’intronise « petit sorcier blanc ». Invocation des esprits des points cardinaux, sacrifices de poulets, offrandes d’alcools. Invocation des « Jumeaux », les esprits les plus puissants auxquels je peux demander ce que je souhaite… si je deviens sorcier. J’accepte les scarifications sur le dos des mains, le front, dans lesquelles est introduite une poudre très chère comprenant, paraît-il, des cendres d’os humains. J’accepte d’avaler des potions pour éveiller mon esprit. Mes nuits sont de plus en plus lourdes, Théophile me dit que je parle beaucoup dans mon sommeil. Mon argent file, mais peu importe, puisque j’aurais la puissance.
C’est dans un état second que je le quitte. J’ai hâte de retrouver Pascaline. J’ai confié à mon mentor mon argent pour éviter le vol en chemin. Il me l’enverra par la banque, les citoyens béninois peuvent le faire. Le long voyage en taxis-brousse bondés est étrange. Tous regardent avec un mélange de respect et de peur mes scarifications. Qui est ce sorcier blanc ?
Mon arrivée en France est une brutale redescente. Ma drogue du monde magique n’agit plus. La réalité européenne est tenace et implacable. Pascaline ne m’a pas attendu. Je suis seul. Perdu. Écrasé.
Il ne me reste plus qu’à attendre mon argent que Théophile m’a promis et qui tarde malgré mes relances.
Et puis un jour gris et pluvieux d’automne, l’évidence me tombe enfin. Je n’aurai jamais cette somme dont j’ai besoin. Je me suis fait arnaquer. La pensée magique est une ineptie.
La sorcellerie ne vaut que pour les crédules…