La rencontre entre Pat et Lola
Avec l’accord des éditions Chemin faisant (Ploemeur).
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A la manière des Steppenwölfe : chapitre 3 – MATIN D’AUTOROUTE
Elle avait l’air sympa Lola, mais il ne me fallait pas ça. Elle était trop attirante, je ne voulais pas me retrouver dans une situation pareille. D’un naturel déconcertant, elle ne semblait absolument pas se méfier de moi, je ne devais pas ressembler à grand-chose… Je ne savais pas comment j’allais me sortir de cette attirance mécanique, c’était comme de donner un os à un chien. Je bandais, évidemment, elle était gonflée de se trimbaler sans soutien-gorge, elle devait bien savoir qu’il n’y a rien de pire pour exciter les hommes que d’avoir les tétons qui pointent à travers son tee-shirt…
J’entamais rapidement la conversation.
– Tu aimes bien Niagara ?
– Ouais, pas mal, ma mère écoutait ça.
Je mis Pendant que les champs brûlent, ma préférée, sa mère, la petite peste, je pourrais être son père, c’était ce qu’elle voulait me dire…
– Tu as quel âge ? Tu ne vis plus chez tes parents ?
Retour à l’envoyeur…
Éclat de rire.
– J’ai l’air de sortir de chez ma mère ? Je viens de me faire larguer par mon amoureuse et de manquer de me faire violer par un gros lourdaud, alors j’échoue dans ton camion bienheureux, oui, mais je ne vis plus chez mes parents ! J’ai vingt-deux ans.
Vingt-deux ans, vingt ans de moins que moi, j’aurais pu être son père, c’était vrai, mais tout juste. Son amoureuse ? Elle était lesbienne ? Je commençais à respirer, à me détendre et à sortir de cette attirance purement sexuelle. Trop jeune, trop lesbienne, sans espoir pour moi. J’allais reprendre mon souffle et arrêter de bander, je me faisais une raison, enfin à peu près, fallait pas trop que je la regarde.
– Et elle aime quoi d’autre ta mère ?
– Bashung, Higelin, Brassens, Massive Attack… Je ne sais pas. Elle aime des vieux trucs de chanson française qui sont de la génération d’avant. Ça doit faire écho à quelque chose chez elle, je ne sais pas quoi.
– Pas chez toi ?
– Pas trop, enfin moi j’aime Gainsbourg et Brigitte Fontaine dans ce qu’elle écoute, c’est barré, ça me plaît.
– Cherche dans le tiroir, j’ai une chanson incroyable d’Higelin avec Brigitte Fontaine sur un enfant qu’elle a oublié, j’adore.
Je parlais, elle parlait, j’oubliais ma fatigue, le paysage s’effaçait de plus en plus et la nuit prenait vraiment place, lourde et épaisse. J’allumais ma guirlande électrique.
– C’est quoi ça ?
– C’est ma boîte de nuit intérieure, le camion en fête pour la nuit, tu crois que l’on roule comme des malades avec des poulettes à bord ? C’est bal sans fin ici, tu vas voir, l’ambiance musicale ne va pas tarder à changer, c’est fantaisie nocturne, tu ne vas pas t’en remettre ! Les poulettes à l’arrière, c’est pour ça qu’elles m’ont choisi, avec moi, c’est nuit électrique…
Elle souriait franchement, je n’aurais pas cru être dans le bon niveau de blagues, elle était encore plus belle. Je la sentais triste, cette jeune fille, ce qui la rendait plus enfantine. Je décidais d’envoyer le grand jeu : je passais mon temps à égayer, seul, ma propre vie en la mettant en scène, mon camion était mon terrain. J’allumai l’éclairage publicitaire et les néons sur les côtés, les baffles se mirent à cracher sur l’arrière : Téléphone et Noir Désir, David Bowie et Rolling Stones. Ce n’était certainement pas son genre musical mais je me disais que cela allait colorer ce voyage.
Je ne sais pas ce qu’elle pensait, elle riait franchement.
Elle s’est mise à chanter, ce devait être assez drôle, vu de l’extérieur. Deux hurluberlus dans un camion lumineux. Cela a duré un moment, j’oscillais entre regarder sa silhouette et regarder l’ombre des arbres, deux paysages, l’intérieur et l’extérieur, en écho.
J’ai remis Sardou et Johnny, besoin de revenir aux fondamentaux, moins l’air de lui plaire, elle s’est mise à parler
– Tu es un sacré numéro, Patrick, qu’as-tu lu de Houellebecq ?
– J’en ai lu trois, quatre, celui-là pas encore, c’est ma belle-sœur. Tout ce qui est intello, c’est ma belle-sœur, moi je ne suis que camionneur, tu sais…
Je jouais le grand rôle de la dévalorisation, j’avais parfaitement conscience de ne pas être cultivé. Mais je n’en ressentais pas le besoin, sauf des fois avec ma belle-sœur, qui me faisait découvrir d’autres univers. Elle pouvait m’interpeller, Madame Miyazaki. Mon frère était transparent à côté d’elle, jamais là de toute façon. Elle, une sorte d’ange, un peu chiante, mais un peu ange quand même. Enfin je ne l’enviais pas non plus mon frère, ils restaient un couple, avec tout le quotidien obsédant qui allait avec. Elle m’avait fait lire Houellebecq, cela m’avait étonné qu’elle lise ça, parce que c’est très porté sexe alors qu’elle est totalement dans ses rêves Elle aimait bien dire cette phrase de Houellebecq :
– Ferme les yeux Patrick, écoute cette phrase et dis-moi si elle résonne …
Elle me faisait rire, mais j’ai retenu sa phrase :
Fardée comme un poisson naïf / Dans l’aquarium de nos souffrances / Vous marchiez et j’étais captif / De vos lointaines apparences.
Elle était mélancolique, j’avais beau ne pas être malin, je l’avais compris, elle était mélancolique, ma belle-sœur, c’était ce qui lui permettait d’être plus sensible aux choses que les autres. Quand elle regardait une fourmi, elle pouvait t’en parler pendant des heures, avec les yeux qui brillaient comme si moi j’avais gagné au loto ou sauté Vanessa Paradis :
– Tu vois la fourmi, Patrick, j’aimerais bien être dans sa tête. Tu imagines les kilomètres qu’elle fait ? L’addition de ses pas ? Tu imagines ce qu’elle peut penser, tu crois qu’elle voit les autres ? Qu’elle me voit ?
Elle était complètement perchée, mais je l’aimais bien, malgré son bilan carbone et ses Miyazaki, j’avais l’impression qu’elle était accrochée au plafond et qu’elle me regardait.
– Tu as lu Les particules élémentaires ? Celui où elle reste paralysée dans un fauteuil après une levrette dans une partouze ?
Elle est gonflée la petite, heureusement qu’elle est tombée sur moi. Je ne m’en souvenais plus très bien, je trouvais ça très vulgaire dans la bouche de Lola, vieux réflexe réac…
– Je ne sais pas, je ne me souviens plus… Et puis, il n’y a pas que ça dans Houellebecq, je ne sais pas si tu as remarqué, son écriture est très belle.
– Non, je n’ai pas trop perçu. Et à part lire Houellebecq, tu fais quoi ?
– Et toi ?
– Je t’ai posé une question, réponds-moi d’abord, tu fais quoi ?
– Je conduis des poulettes de Saint Brieuc à Strasbourg et de Strasbourg à Saint Brieuc, dans un camion qui ferait tourner la tête à toutes les poulettes du sud de la France
– Ça va, j’ai compris… Tu as une femme ? Des enfants ? Des hobbies ?
Elle commençait visiblement à trouver mes blagues moins drôles…
– Je n’ai pas de femme, je n’ai pas d’enfants, et mon hobby du moment est de prendre en photo les matins d’autoroute.
– Les matins d’autoroute ?
– Oui.
Elle en est restée baba, pendant ce temps-là Johnny chantait, puis elle s’est endormie.
Il était deux heures du matin et, fort de ma cuite de la veille et de ma nouvelle responsabilité devant cette jeune femme, il fallait que je m’arrête pour dormir. J’arrivais à ma station d’autoroute habituelle, parking à camions, nos hôtels de luxe…
J’ai installé Lola dans la couchette du haut, délicatement, il me venait presque un sentiment paternel. Je me suis félicité moi-même d’être aussi fairplay, j’ai sombré rapidement…
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A la manière de Jean-Pierre Ferrand : Bonus – PASTICHE
Steppenwölfe est un trio mais Jean-Pierre Ferrand, un ami cher, nous a proposé un pastiche de la rencontre entre Lola et Pat, à la manière de Marcel Proust. Le voici :
Souvent je me suis couché à pas d’heure lorsque, quelque triviale nécessité financière m’ayant contraint à travailler, je traversais la France à bord de mon semi-remorque et que, soit que j’eus rencontré sur mon trajet des impondérables qui eussent eu pour effet de me mettre en retard, soit que la longueur même du trajet m’eût contraint à le parcourir d’une seule traite, je devais rouler de nuit. Alors que j’étais habituellement sujet à l’insomnie, la monotonie du parcours, alliée au ronronnement régulier du moteur et au balancement de la cabine, avait sur moi un effet émollient et soporifique. Craignant que l’envie de dormir ne l’emportât, je m’efforçais de rester éveillé, ou du moins de me maintenir dans cet état de semi torpeur où, tout en se laissant aller à la rêverie, le conducteur conserve suffisamment de vigilance pour être capable de tourner son volant, voire d’appuyer sur le frein, au cas où les circonstances l’exigeraient. D’ordinaire, je n’écoutais pas la radio, car mon univers intérieur était suffisamment riche pour que je n’éprouvasse pas le besoin de substituer au silence apaisant le vacarme vulgaire du monde moderne. En outre, durant la journée, je me consacrais avec une délectation toujours renouvelée à la contemplation des paysages, dont la diversité me ravissait mais dont à l’occasion je goûtais aussi l’uniformité, qui ne suscitait en moi nul ennui, mais plutôt une sensation de légèreté, car mon regard n’étant alors plus distrait par des détails pittoresques et finalement sans importance, il ne retenait qu’une impression générale qui touchait à l’essence même des lieux traversés. Les champs de Beauce, les plaines de Picardie m’étaient ainsi des océans sur lesquels je voguais à bord de mon vaisseau de fer. Au cœur de la nuit, toutefois, il pouvait arriver que mon imagination ne suffît pas à me tenir en éveil, et que j’en vinsse à l’extrémité de devoir allumer la radio. Les « Nuits de France-Culture » me procuraient alors un bruit de fond agréable et, même si les bavardages inspirés qui s’écoulaient sans fin comme d’un robinet qui fuit suscitaient plus en moi l’ennui que l’intérêt, il m’arrivait d’en retenir quelques propos qui alimentaient mes réflexions et me maintenaient en état de veille. Certains soirs, je passais sur France-Musique, espérant y trouver quelque cantate de Bach dont le swing baroque, doux et régulier, s’accordait à merveille à la conduite sur de longs trajets. Il me revenait alors à l’esprit que dans Belle du Seigneur, Albert Cohen avait traité l’œuvre de Bach de « musique pour scieurs de long », appréciation certes acerbe mais suffisamment fondée à mes yeux pour pouvoir être étendue aux chauffeurs de poids-lourds, encore que l’on eût pu en dire autant de la littérature de Cohen, au regard de laquelle la Passion selon Saint-Mathieu pourrait passer pour un opuscule.
Ce soir-là, je roulais à la hauteur de Combray, ou peut-être était-ce du côté de Méséglise, sur une de ces routes départementales qui parlent le langage du relief parce qu’à la différence des grandes routes modernes, elles ont su en épouser les courbes. Quelques nappes de brume délicatement effilochées par le souffle de la brise du soir, celle-là même que Dietrich Fischer-Dieskau évoque si subtilement dans son interprétation du « Mondnacht » de Schumann, commençaient à se former en imperceptible sustentation au-dessus des prairies, sur lesquelles s’allongeait l’ombre des haies. Dans le lointain doré, la silhouette d’un bourg dominée par un fin clocher et soulignée d’un avant-plan de prairies où paissaient quelques chevaux m’évoqua fugitivement le tableau « Wiesen bei Greifswald », de Friedrich. C’est alors qu’au détour d’une haie d’aubépines, j’eus à peine le temps d’apercevoir une auto-stoppeuse qui se tenait sur l’accotement. Son pouce, qui n’était que très faiblement tendu vers le haut, trahissait par sa position une grande lassitude, que confirmaient l’inclinaison prononcée du bras droit, comme si celui-ci eût été chargé de tout le poids d’une journée harassante, ainsi que la posture légèrement voûtée de la jeune femme. L’ovale régulier de son visage encadré de cheveux d’un noir de jais me rappela cette Vierge à l’enfant d’Antonio da Negroponte, devant laquelle j’étais tombé en arrêt dans le transept nord de l’église San Francesco della Vigna, à Venise, quoique la courbe de ses sourcils me suggérât davantage la Vénus d’Urbino peinte par Titien, révélant d’ailleurs une forme de distinction naturelle qu’une parka à capuche sans forme ni couleur ne parvenait pas à masquer. Je freinai immédiatement, désireux tout autant de me procurer quelque compagnie que de rendre service à cette jeune personne.
– Où c’est que vous allez ? me demanda-t-elle.
Je ne crus pas devoir relever le solécisme, car de telles fautes sont si communes chez les gens de modeste extraction qu’il ne sert à rien de s’en offusquer devant eux, sauf à vouloir passer pour un cuistre. J’en ressentis toutefois une profonde déception. De même qu’une verrue disgracieuse peut altérer le visage le plus harmonieux, une incorrection grammaticale peut ruiner l’image idéale que l’on s’était faite d’une personne d’apparence distinguée avant qu’elle n’ouvre la bouche, révélant par ses premiers mots les failles d’une éducation imparfaite. J’acceptai toutefois de la prendre à mon bord, car elle se rendait comme moi à Strasbourg.
Elle avait 22 ans et s’appelait Lola. Ce prénom me plongea dans une longue méditation. Je cherchai à deviner ce qu’il pouvait révéler d’elle, car on sait combien notre prénom, quand bien même il résulte de contingences qui nous sont extérieures, peut avoir d’influence sur notre être profond. Je ne pouvais ignorer que Lola est dérivé de Dolorès, qui veut dire « douleur » en espagnol et fait référence au « jour des douleurs de la Vierge » (dià de los Dolores), mais qu’il est également le dérivé du prénom germanique Carlota, venant du terme « karl » qui signifie « homme » ou « viril ». Cette double nature de Lola, à la fois féminine et masculine, me troubla. Se pouvait-il que ma passagère, qui présentait les attributs extérieurs de la féminité pour autant que je pusse en juger à travers la gangue grossière de ses nippes, portât d’une manière ou d’une autre la trace de cette double identité ? Lola Montez, pourtant, courtisa toute sa vie des hommes, elle fut même la maîtresse de Louis II de Bavière, et nul esprit médisant ne s’avisa jamais, à ma connaissance, de répandre le bruit qu’elle pût avoir des inclinaisons saphiques. Je chassai donc cette pensée de mon esprit.
Après une demi-heure de route, je tournai imperceptiblement la tête dans sa direction, en évitant tout regard trop appuyé qui eût pu l’amener à se méprendre sur la nature de ma curiosité pour elle, car l’intérêt que je témoigne aux personnes du sexe n’est autre qu’intellectuel, ce qui préserve ma capacité d’observation et de jugement contre toute altération qui pourrait naître d’une attirance charnelle, au demeurant fort hypothétique. Bien qu’il commençât à faire noir, la lumière des phares des voitures venant en sens inverse éclairait momentanément son visage, qui surgissait alors de l’obscurité comme dans un tableau de La Tour, acquérant ainsi une dimension mystérieuse et intemporelle qui effaçait en moi la désagréable impression produite par la vulgarité de sa question.
France-Culture diffusait alors un entretien avec une psychanalyste lacanienne au sujet de son livre « Être bien dans le mal : Baudelaire, Huysmans, Bataille », auquel ma passagère ne semblait pas prêter particulièrement attention, tout occupée qu’elle était à enrouler et dérouler une mèche de cheveux autour de son index. Soudain, elle me demanda :
– Pensez-vous qu’en conceptualisant le plaisir, le discours freudien ait renversé la notion de bonheur dans le mal telle que la décrit Huysmans, et dès lors, le principe de plaisir ne risque-t-il pas de fonctionner comme barrière à la jouissance ?
Cette question me mit dans la plus grande confusion. Je ne connaissais de Freud que les « Cinq leçons sur la psychanalyse », qui m’avait été prêté au lycée par un condisciple à l’éducation plus libérale que la mienne et que j’avais lu en cachette, parce que mes parents tenaient cet auteur pour immoral et avilissant. Ramassant tant bien que mal ces quelques bribes de souvenirs, je tentai laborieusement de produire une réponse construite ; mais, n’y parvenant pas et ne voulant pas perdre la face pour autant, je me risquai en désespoir de cause et sans grande conviction à lâcher un « Oh, moi, vous savez, je ne fais pas de politique ! » qu’un public complaisant aurait à la rigueur, et au second degré, pu prendre pour une saillie désinvolte. La réponse ne se fit pas attendre :
– Monsieur, vous me décevez énormément. Loin de prendre les chauffeurs routiers pour des rustres incultes, je les considère comme parfaitement capables, pour peu qu’ils veuillent bien s’en donner la peine, de soutenir une conversation sur Huysmans, ou même sur Bataille. J’attendais, de votre part, mieux que cette pitoyable réponse qui cherche vainement à masquer l’étendue de vos ignorances et à éviter tout échange entre nous, alors que mon intention n’était que de vous élever. Et je me demande ce que vous apporte France-Culture : vous feriez mieux d’écouter RTL.
Elle ne desserra plus les dents et, lorsque je m’arrêtai sur une aire de services, elle sauta hors de la cabine et disparut dans la nuit.