Ebène
Nouvelle d’Etienne Vignaux parue dans l’ouvrage collectif « Palette d’histoires » chez Chemin faisant – juin 2025.
La frontière est à quelques centaines de mètres, juste avant l’entrée du tunnel. En passant ce matin dans l’autre sens, elle pullulait de voitures françaises de la police aux frontières, pourtant du côté italien, hommes et femmes armés, couleur bleu nuit avec l’écusson PAF en haut du bras gauche.
Elle a tenu à conduire depuis Turin, trop stressée, besoin de s’occuper. La neige tombe sans interruption. Fin de journée, dans la nuit. La tension est au maximum. Boules aux ventres. Silence. Je leur ai demandé de positiver, de visualiser que tout se passerait bien, que nous franchirions sans encombre le poste de police. Je vois les nervures blanches de ses deux mains agrippées au volant. Un coup d’œil à notre passager assis sur le fauteuil arrière du milieu, je lui ai demandé de ne pas se coucher. Il a la tête encapuchonnée et penchée entre nos deux sièges, les yeux baissés. Je crois qu’il prie.
Nous arrivons au portique, un panneau « Halte police » nous demande de nous arrêter. La voiture ralentit au pas.
Nous avançons sans nous regarder…
Première soirée de Noël sans les enfants. Soit très loin à l’étranger, soit dans la famille du conjoint. Fête chrétienne peut-être, mais surtout fête en famille. Joie des petits-enfants devant le sapin ou pour l’ouverture des cadeaux le lendemain matin. Repas animé face au poêle, neige dehors, dans la montagne, bien au-dessus de la vallée.
Nous n’étions que tous les deux. Un petit sapin en plastique vert avec quelques micro-boules, cela suffisait largement pour déposer à son pied nos cadeaux mutuels. Nous ne nous l’étions pas dit mais ces absences nous pesaient en ce matin de la veille de Noël. Alors, quand elle m’a proposé de passer la journée à Turin, de l’autre côté de la montagne, visite du Palazzo Reale et du Mercatino di Natale à l’intérieur du Cortile del Maglio, j’ai trouvé que l’idée était excellente même si elle était un peu convenue.
Après le Palazzo Reale, nous avons rejoint le marché de Noël tout proche sous une pluie glaciale de neige fondue. Il faisait presque bon dans le Cortile. Lumières saturées des stands et des chalets, odeurs multiples de saucisses grillées, de crêpes, de vin chaud, d’épices, de chocolat, de fromages et pâtisseries traditionnelles. Musiques, groupes de danses folkloriques, jongleurs. Cris d’enfants devant les jeux ou dans les manèges tournants, cela me mettait un peu le blues, me rappelant la joie des nôtres. Nous essayions d’avancer dans une foule compacte, ralentie, nous parlant très fort pour surmonter le niveau sonore captif de l’édifice.
Quand, soudain, il nous a fait face. Grand, solide, engoncé dans une doudoune noire, pantalon de survêtement sombre et, détail incongru, les pieds en chaussettes dans des claquettes en plastique bleu. Jeune, très jeune, adolescent. Il essayait de nous sourire, se donnant du courage pour nous aborder, mais l’on sentait bien sa détresse, sa fatigue. Les yeux perdus, abattus, presque résignés..
Il nous a demandé, avec son accent africain, si nous étions Français.
Je ne sais pas si, en temps normal, nous lui aurions répondu, regards glissant ailleurs, passant notre chemin. Mais je crois que, face à son désarroi, ajouté à notre tristesse de veille de Noël, nous avons été, l’un et l’autre, poussés à nous arrêter.
Oui, nous étions Français. Et lui ?
Malien. Il voulait savoir si nous rentrions en France et pouvions le prendre avec nous.
Pas besoin de réfléchir longtemps pour comprendre sa situation, en regard de son état psychologique et physique, de ses vêtements, de sa jeunesse.
Nous lui avons demandé un moment de réflexion. Que faire ? Nous savions qu’il ne pouvait tenter le passage de la frontière en bus. Il se serait fait immanquablement arrêter, nous avions nombre de témoignages sur des migrants sortis du car sous le contrôle de la PAF. Quant à passer par les cols enneigés et fermés, au risque d’être pris par les patrouilles s’ajoutait le danger de la haute-montagne.
C’était illégal de l’accepter dans notre voiture, bien sûr, mais bien des actes justes avaient été illégaux dans le passé, il suffisait de se rappeler l’époque de la Collaboration et ce qu’avaient fait nos parents. Et nous ne risquions pas la mort, juste une amende ou une condamnation de principe. Et puis nous portions dans nos gènes tous ces immigrés d’Italie, d’Espagne, d’Europe centrale qui avaient été accueillis en France. Il n’y avait donc que la peur de se faire prendre, de cette irruption de la justice dans nos vies confortables. Ne pouvions donc pas faire cet acte minuscule ?
Nous nous sommes regardés. Il nous touchait profondément, nous regardant comme si nous étions son dernier espoir. Et tant de détresse. Un enfant perdu à sauver. Nous devions le prendre en charge si nous étions des humains.
Nous avons accepté.
– Tu n’as pas de bagages ?
– Non, depuis le début, dès le Sahara, on nous repère trop facilement si nous avons des sacs. J’ai tout laissé.
Restait à monter un mini-scénario pour mettre le maximum de chances de notre côté en cas d’arrestation. Et les scénarios, c’est mon job, la preuve avec cette histoire purement fictionnelle que je vous raconte…
Nous étions donc un vieux couple, CSP++, propre sur lui, dans une belle voiture, qui avait eu envie de passer la veille de Noël dans la capitale du Piémont. Et dans nos pérégrinations en ville, nous étions passé par le Cortile del Maglio où un jeune noir, sympathique, parlant français, nous avait demandé si nous pouvions l’amener en France. Il était en grande difficulté car, en voyage touristique en Europe, il s’était fait voler ses bagages et son argent à l’hôtel pendant qu’il allait fumer une cigarette dans la rue, d’où sa tenue décontractée. Il n’avait plus sur lui que son passeport et quelques euros. Il nous a demandé si nous pouvions l’amener en France d’où il rejoindrait Paris et des amis Maliens. Nous l’avons cru sur parole, pas du genre à demander ses papiers à tout stoppeur ou covoitureur que nous prenions à bord…
A ce propos, avait-il un passeport ? Il nous l’ouvra sur la première page. Malien effectivement, Sékou. 17 ans.
Pendant les dix minutes du trajet jusqu’à la voiture, il répond brièvement à nos questions. Il avait quitté le pays en mars, en sachant pourtant que la moitié de celles et ceux de sa ville qui avaient tenté le voyage étaient morts ou avaient disparu en route. Sahara, blocage six mois en Tunisie en se cachant dans les oliveraies, il avait réussi à traverser dans un « bateau en fer » piloté par un migrant qui avait payé moins cher la traversée. Trois jours d’errance en Méditerranée, heureusement clémente, repérage par les gardes-côtes, fuite lumières éteintes dans la nuit, perte du cap pour Lampédusa pour finir en Calabre près de Crotone où ils avaient été recueillis et transférés dans un village perdu des Apennins au-dessus de Naples. Il avait tenté deux évasions mais s’était perdu sans carte. La troisième avait été la bonne grâce au GPS d’un smartphone qu’il s’était procuré. Trois heures dans la nuit et dans le froid avant de pouvoir prendre un bus pour la gare de Naples. Il était ensuite remonté en train pour Milan puis Turin où il se cachait près de la gare Porta Nuova, avant de se sauver devant la police et de se retrouver au Cortile del Maglio.
La nuit est tombée, la pluie incessante, la circulation dense. Sekou monte dans la voiture. Il sent le chien sale mouillé :
– Écoute, nous allons t’expliquer ce que tu dois raconter à la police si tu te fais arrêter.
Il répète notre alibi. Nous sourions car, s’il est fidèle, il se l’est déjà approprié avec ses propres mots et syntaxe :
– Tu as de l’argent ?
– Oui, un peu.
– Combien ?
Il hésite, puis :
– 5 euros.
– Si tu te fais arrêter, tu ne vas pas pouvoir survivre. Voici cent euros, au cas où.
Nous avons une heure avant la frontière. Nous parlons peu. Trop tendus et quelques difficultés à comprendre le français de Sekou…
J’aime bien les scénarios mais j’ai voulu avoir toutes les chances de notre côté car si nous étions arrêtés, avec le grand bébé derrière, nous serions grillés. Nous portions des habits plutôt classe, je m’étais rasé de près, elle portait de belles boucles d’oreilles. La voiture était propre, break statutaire immatriculé local. Nous n’avions rien de passeurs. Mais j’aime bien aussi les scénarios avec une touche ésotérique. Pendant le trajet, j’ai téléphoné sur Signal à Philippe, le chamane du village. C’est un ami, je me suis risqué à lui expliquer la situation. Il s’est « branché » sur Sekou. Beaucoup de souffrances, de peurs. Un bon gars, avec une belle âme, il fallait l’aider à passer. Et Philippe a demandé à ses « guides » de mettre un « voile d’invisibilité » sur notre voiture. C’est tout simple. Tu commandes un voile, il se met autour de la voiture et tu deviens « invisible », on ne te voit pas. Elle est pas belle la vie ?
Nous voilà donc devant le panneau « Halte police », la voiture roule au pas. Je lui dis de ne pas s’arrêter. A gauche, des policiers nous tournent le dos et quittent le passage. A droite, un autre policier, adossé à la guérite, se plonge subitement dans son téléphone portable. Nous passons au ralenti. Personne ne nous arrête. Personne ne nous a vus ? Nous augmentons progressivement la vitesse, frôlons une voiture de police au gyrophare allumé. Puis c’est le péage du tunnel. Je regarde derrière nous. Personne. Nous payons et c’est l’entrée. La sortie est à douze kilomètres. Nous sommes toujours silencieux, tendus, mais plein d’espoir. Le chemin est long à 70 km/h. Silence toujours. Enfin, au milieu, nous franchissons la frontière Italia/France. Explosion de cris ! Nous sommes passés ! Elle hurle sa joie, je me retourne vers Sekou et lui prend les mains, il rit, hésite encore à y croire, que son calvaire est en train de prendre fin.
A la sortie du tunnel, petite appréhension, mais la PAF est seulement du côté italien. Et c’est logique, les Italiens ne demandent qu’à ce que les migrants quittent leur territoire, ils leurs laissent le sale boulot. Ne prenons pas de risque, passons par les petites routes pour arriver au village. Et là, sur le parking, dans la neige fraîche, nous nous serrons tous les trois. Nous avons réussi, Sekou, tu y es arrivé, tu es enfin dans le pays dont tu rêvais, tu n’as pas souffert pour rien !
Nous arrivons dans le chalet. Je donne à Sekou des vêtements, lui demande de se laver. Il reste longuement sous l’eau chaude et remonte nous retrouver pour le repas de Noël, une assiette de plus que prévu. Des bougies allumées, la nappe des fêtes. Il est heureux, fatigué. Devant la table, il s’arrête, nous regarde et nous dit : « Merci Papa et Maman ! ».
Il ne mange presque pas. Ni les huîtres, ni le foie gras, ni le rosbif aux crozets, ni le fromage. A peine le pain brioché qu’il roule en boule avant de l’avaler et un minuscule morceau de bûche glacée. Bien sûr, il refuse le champagne et le vin. A la fin du repas, il appelle sa famille sur WhatsApp et nous avons le défilé de sa mère que nous ne comprenons pas mais nous bénit au nom d’Allah, de son frère aîné, un homme solide, chauve en boubou, dans la nuit éclairée par son seul smartphone car il n’y a pas d’électricité, ses sœurs, ses autres frères, ses oncles. Puis Sekou va se coucher et longtemps la lumière restera éclairée, je le sais hanté par son voyage qui lui revient maintenant qu’il est sauvé.
Le lendemain, je l’emmène voir Philippe. Il se présente non comme un marabout mais comme un sage du village. Il le magnétise, lui remet son aura en place, lui, si petit face à cet enfant-homme. Il lui dit qu’il doit faire partir sa peur, qu’il n’a plus à être rongé par la honte de l’échec. Que maintenant une nouvelle vie s’ouvre à lui. Qu’il doit rester un homme bon, ouvert, souriant à la vie. Qu’il doit être fier de lui parce qu’ici, aucune personne n’aurait eu le courage d’accomplir ce qu’il a fait. Qu’il est une chance pour son nouveau pays parce qu’il a besoin de jeunes comme lui doué d’une telle énergie, d’une telle force capable de traverser des déserts, des mois cachés dans les oliveraies tunisienne avec le froid et la faim, puis la Méditerranée qui a noyé tant de migrants. Qu’il doit rester confiant envers l’autre, lui sourire, s’offrir et qu’ainsi la vie et la chance s’ouvriront à lui.
Puis le chamane monte à l’étage. Nous l’entendons longuement fourrager dans les pièces et il redescend avec un sac de vêtements et un bracelet d’obsidienne qu’il lui met autour du poignet gauche :
– Hier, j’ai rangé mes affaires et je suis tombé sur ce bracelet que j’ai porté dans des moments difficiles de ma vie. Il est pour toi, il absorbe la tristesse, t’apporte la force et le courage. Quand tu iras mal, il te suffira de le toucher pour te sortir de tes faiblesses. Tu vas vivre dans un pays où les gens comme toi ne sont pas toujours acceptés. C’est un pays raciste, égoïste, mais il y a aussi des bonnes âmes. Aie confiance en toi, ne fais que le bien, accepte la vie et tu iras loin, très loin…
C’est l’heure du départ. Nous l’emmenons à Grenoble pour le TGV de Paris où il veut tenter sa chance. A la gare, une employée doit nous aider à prendre son billet nominatif. Il hésite à confier son passeport. Elle comprend tout de suite. Elle lui souhaite bonne chance. Je l’amène à sa voiture du TGV. Je lui explique les numéros de voiture, des places, l’enjoins de ne pas téléphoner de sa place. Puis, je m’adresse aux personnes du compartiment :
– Il vient du Mali, il ne connaît pas le TGV, je compte sur vous pour l’aider jusqu’à Paris…
Le train va bientôt partir. Je le serre dans mes bras, il me dit « Merci Papa. Avec Maman, vous êtes ma famille de France. ».
Je sors sur le quai. Les portes se ferment. A travers la vitre, je lui fais signe de sourire avec les mains tirant les commissures de la bouche. Il me renvoie un sourire éclairant de tout son visage et je lis « Papa » sur ses lèvres.
Le TGV démarre. Je lève la main.
Ce que nous avons fait était juste. Je me sens à ma place.
En ce jour de Noël, il nous a été donné un autre fils.
