L’Autre
Sur cette Terre, nous, les humains, sommes en trois catégories. Ceux qui naissent seuls. Ceux qui naissent doubles ou triples – ou plus avec les dérapages de la médecine. Et ceux qui, comme moi, naissent avec un frère qui n’existe pas.
Comment, vous, les normaux, pouvez imaginer ce que cela signifie un frère virtuel ? Un idéal de frère ? Comme un Eden dont j’ai été chassé, pour un fruit défendu que je n’ai jamais consommé. Un pays ensoleillé où nous chevauchions de concert. Lui et moi, moi et lui. Que je ne nommais pas, parce que je ne pouvais poser mes yeux sur lui. Un espace en creux à côté de moi, en moi, vide que je n’ai jamais pu combler, la moitié de mon âme, cette absence qui te déchire pour une présence que tu n’as jamais connue. Je n’ai pas pu l’appeler, parce qu’il était nous, parce qu’il était moi, mon image de l’autre côté du miroir, me souriant et m’encourageant, refaisant tous mes gestes.
J’ai trente ans, je vis en couple, relation fusionnelle que j’ai tant recherchée, je me glisse sous sa peau, à hurler quand je dois me séparer d’elle, à crier de douleur quand elle a ses règles, à pleurer quand elle est triste, à rire quand elle est gaie, à ne plus savoir où je finis et où elle commence. Et pourtant il est toujours là, à nous aimer. Je le sais bienveillant mais elle le supporte mal, intrus qu’elle n’a pas choisi, ancre tellement antérieure à notre rencontre qu’elle n’a pu l’extirper. Moi je l’accepte, bien sûr, mais je sais qu’il est entre nous, pieu fiché en notre plaine, totem pour moi, frontière d’un territoire inaccessible pour elle, no man’land où je lui échappe.
Comment peut-elle comprendre ? Tout petit je me dessinais avec lui, deux bonshommes patates dans la chambre, dans le même lit. Quand ma mère achetait un cartable pour l’école, j’en voulais un autre pour lui. Le même. Pour mon anniversaire, il fallait rallumer les bougies, pour qu’il les souffle. Et quand les violents du préau m’agressaient, je levais la tête vers lui pour qu’il vienne me sauver. Parce qu’il était le plus fort, le plus malin, le plus insaisissable. Comment vivre divisé en deux, un seul pied, une seule main ? J’ai été bancal toute mon enfance, puis mon adolescence jusqu’à ce que je la rencontre.
Et maintenant que nous voulons un enfant, comme pour peupler pour elle, remplacer pour moi, cet espace vide, nous n’y arrivons pas. Les médecins ne comprennent pas. Nous sommes féconds, compatibles, mais le petit être de notre cœur ne veut pas venir.
Ma mère est venue me voir le week-end dernier. Cancer du sein, elle se sait condamnée. Elle m’a élevé seule, père absent. Je l’ai prise contre moi pour lui parler de ma souffrance, pour lui faire oublier la sienne. Elle m’a dit. Elle m’a confié. Que quand elle s’est trouvée enceinte de mon père, quand il l’a abandonnée, elle a voulu avorter. Me perdre. Mais un seul est mort. Mon frère. L’autre, moi, a survécu. J’en garde une cicatrice sur le torse, une tâche de naissance, blessure intra-utérine. Nous étions jumeaux…
Je me suis évanoui. Tant de douleur. Mon frère perdu de par sa volonté. J’avais vécu à côté de lui dans la chaleur de la matrice. Quand ma mère est partie, j’ai pleuré toute la nuit, dans les bras de mon amour, à tremper l’oreiller. Parce que j’avais perdu une nouvelle fois mon frère. Parce qu’il aurait pu vivre à mes côtés… Au matin, j’avais retrouvé la paix. A mon frère mort, j’avais fait une place, une tombe toute fleurie où je pouvais me rendre à toute heure.
Ma mère est morte deux mois après m’avoir quitté ce week-end là. Juste après l’incinération, mon amour m’a dit qu’elle était enceinte.
Maintenant ils sont là à brailler dans mes bras.
Deux garçons. Deux jumeaux.