Mort d’une baleine dans un parc à huîtres : Oreille
Premier chapitre du livre « Mort d’une baleine dans un parc à huîtres » (2018), tout droits réservés, publié ici avec l’accord des éditions Privat (Toulouse).
Nous partirions bientôt vers le sud, hors du Golfe, vers l’absence d’horizon striée de raies sombres qu’inclinait la force du suroît.
Était-ce le mercure de la mer qui mangeait l’argent du ciel ? Ou l’inverse ? La lumière blanche nous faisait cligner des yeux. Nous baignions dans un camaïeu de gris jusqu’à l’anthracite, la vase de l’estran qui s’étendait de plus en plus loin avec le jusant, les piquets des premiers parcs, l’aluminium de la barge, les poches empilées sur le plateau, les capots des deux gros moteurs qui chauffaient au ralenti, le béton des murs des bassins submersibles, les Waders crasseux, les cheveux, la moustache et les yeux du Viking, les clopes que nous roulions d’avance de nos mains encore sèches, les miennes avec une bosse au milieu et celles du Viking toutes fines, élancées. Les touches de couleur explosaient sur toute cette cendre, le jaune des cirés, les rouges et les bleus criards des mannes.
Nous attendions, le dos au vent, que l’eau baisse, les mégots aux lèvres, le Viking surveillant les niveaux sur l’échelle du chenal. Pas besoin de parler. Quand il serait temps de rejoindre les parcs les plus éloignés, les plus profonds, ceux qui n’émergent qu’aux gros coefficients, il sauterait de la cale sans se retourner, attendant que je largue les aussières, puis, une fois à bord, lancerait les moteurs à mi-régime, jusqu’à sortir du Golfe où alors ils donneraient toute leur puissance.
Je me tenais à l’avant, en équilibre, sans appuis, les jambes écartées pour encaisser les à-coups. L’embarcation filait sur le clapot. Il ne crachinait même pas, seulement de la boucaille, une humidité grossière, un rêve de gouttes d’eau à peine plus épaisses que celles du brouillard. Je transpirais dans mes vêtements de travail. Le Viking n’avait rien trouvé à ma taille dans son stock, il avait dû aller à regret demander pour moi chez son voisin, la Baleine, l’écolo, le bab. Un de ses matelots m’avait passé le ciré et la salopette étanche jusqu’à la poitrine de la garde-robe du patron, absent depuis quatre jours et ne donnant pas de nouvelles. Ils étaient trop grands, trop larges, je flottais et claquais dans le vent apparent comme une voile choquée.
Pas grand monde sur l’eau. Les touristes étaient partis aux premiers jours de septembre et la météo ne poussait pas à prendre le large, visibilité réduite et dépression avec vents forts annoncés. « Normal, m’avait dit le Viking, il fait toujours mauvais aux grandes marées, enfin…pire que d’habitude. Si tu te souviens du soleil quand tu faisais la pêche à pied, c’est que t’avais trop biberonné du muscadet… ».
La barge glissait entre les îles, sur le jusant qui nous entraînait vers le large. Les parcs étaient à sec, longues rangées parallèles vertes d’ulve laitue. De nombreux chalands étaient posés sur le fond à découvert. Tout un monde de professionnels s’activait à côté des tables ostréicoles, les bottes aspirées par la vase, à remuer, retourner ou remplacer les poches d’huîtres, gros coussins noirs de plastique en résille maculés d’algues et de boue. Le courant gagnait en puissance en s’approchant de l’océan, tourbillons, vagues chaotiques heurtées des contre-courants, grondement de torrent. Je m’étais reculé, accroché à la cabine pour encaisser les sautes de la barge, le Viking zigzagant sur cette mini-mer démontée pour éviter les zones les plus agitées. Devant nous l’étau des îles se desserrait, le plan d’eau s’élargissait face au goulet. Le bateau franchit la passe à pleine puissance avant de virer à tribord en direction d’une anse où quelques parcs avaient pu être installés, protégés de la violence des vagues de l’océan par un promontoire.
C’était la concession la plus à l’écart du chantier du Viking. Les huîtres poussaient lentement car elles avaient moins à se nourrir que dans le Golfe et les eaux étaient plus froides. Mais elles se durcissaient et prenaient une saveur plus iodée. Comme les tables ne se découvraient qu’aux grandes marées, il fallait les travailler en priorité, seulement quelques heures par an, ne pas perdre son temps.
J’en étais à mon deuxième jour de formation chez le Viking. Petit tour de chauffe la veille à m’expliquer le chantier, les machines, puis l’aider à détroquer les jeunes huîtres, laver et trier les vendables. Aujourd’hui, j’attaquais dans le dur.
Le fond ne découvrait pas, la barge flottait amarrée au pieu en tête de la ligne de tables, lourde charpentière de châtaignier, avec encore ses ramifications, signalant aux imprudents qu’au-delà la coque, l’hélice ou l’embase risquaient de s’éclater sur l’acier des structures.
Nous étions face à face, de part et d’autre du double alignement des tables, l’eau au-dessus des genoux. Le Viking décrochait les attaches, prenait la poche, la secouait, la retournait, la reposait et passait à la suivante. Il m’expliquait qu’il fallait changer la position des huîtres pour qu’elles poussent régulièrement, ne se collent pas. Je tentais de le suivre mais je me laissais rapidement distancer. Je m’emmêlais avec les élastiques des attaches, les poches étaient lourdes, glissantes, et les tables, fort basses, m’obligeaient à me pencher et tirer sur les lombaires. Puis nous sommes passés à l’alignement suivant. Les huîtres étant prêtes à vendre, je devais décrocher les poches pleines, les enlever de la table et les aligner sur la barge que le Viking pilotait en me suivant, prendre les poches de jeunes huîtres que nous avions amenées et les installer à la place. L’eau montait, arrivait presque à hauteur des tables, le Viking me pressait, la sueur ruisselait, je devais accélérer. Nous avons fini debout sur les tables, tâtonnant sous l’eau pour retourner les poches. Quand la marée est arrivée à mi-cuisse, le Viking a donné le signal du départ. Je me suis couché dans la barge, entouré par les poches d’adultes qui grésillaient, le dos en vrac, de longues minutes avant de pouvoir m’asseoir et, les mains humides, m’allumer une cigarette. Le Viking me regardait en riant : « Elle est pas belle la vie ? Comment qu’il rentre le métier ? Faut pas s’étonner si on a le dos et les hanches niquées ! » Et arthrosées j’imaginais, à passer tout ce temps dans l’eau glacée.
Quand je me redressai, la barge longeait une concession qui n’avait pas encore été recouverte, les poches à l’air libre. Le Viking me disait qu’elle appartenait à ce feignant de la Baleine, qu’il ne profitait pas de la chance qu’il avait de ne pas avoir des parcs trop profonds, qu’il aurait dû être là aujourd’hui à bosser avec ses matelots plutôt qu’à ses réunions à Paris. Une rafale de vent nous ramena alors une étrange puanteur. Pas celle, soufrée, de la vase, odeur d’œufs pourris, familière pour moi, à presque l’apprécier, marqueur de mon métier. Plutôt celle de la charogne, animal écrasé pourrissant dans un fossé ou benne de camion en route pour l’équarrissage avec sa cargaison de vaches boursouflées. Vu la puissance, une grosse bête. Depuis plusieurs jours.
Nos regards se tournèrent vers une dizaine de poches, plus gonflées que les autres. Le Viking amena la barge à les toucher et là, au ralenti, elles ont défilé devant nous penchés par-dessus bord. Des crabes s’agitaient en nombre, les étoiles de mer s’agrippaient, cela bougeait de l’intérieur, tout un micromonde qui semblait faire ripaille. Pas des huîtres. De gros morceaux de viande. Tout s’est arrêté quand j’ai cru reconnaître une large main. Puis le cri du Viking, désignant la dernière poche. À travers les mailles, de profil, une tête humaine et, dans un hurlement : « La Baleine ! ».
J’ai couru vomir à l’avant, épargner les poches et, malgré ma focalisation sur l’eau noire, je ne voyais qu’une chose. Cette tête avec une drôle d’oreille, plutôt petite mais déchirée, tourmentée, recousue, racornie, une oreille de lutteur, sombre sur les pourtours, claire en son intérieur, presque nacrée.
Comme une coquille d’huître.