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Tous les cow-boys sont mortels

Hommage à Simone de Beauvoir (Tous les hommes sont mortels).

C’est Lucky-Luke qui parle à la première personne.

Vous me surprenez Mademoiselle dans ma loge, devant mon miroir et ma table à maquillage. Vous entendez encore les applaudissements de la foule pour mon triomphe comme à chaque fois depuis soixante-dix ans. Vous scrutez mon visage, ma silhouette, tentant désespérément de déceler un quelconque signe de vieillesse ou d’avachissement. Cela est peine perdue, je suis et resterai à jamais jeune, sans rides ni raideurs, souplesse de mes trente ans.

Pouvez-vous imaginer ce que j’endure depuis si longtemps, simple personnage à deux dimensions ? Je sers de modèle aux enfants, je fais rire jeunes et moins jeunes avec mes prouesses, je suis sympathique, sers la bonne cause, neutralise les méchants sans jamais les tuer. Mais je ne suis ni de chair, ni de sang, ni de désirs. Comment tirer plus vite que son ombre, dépasser la vitesse de la lumière ? Je suis inhumain et pourtant depuis soixante-dix ans je peuple les rêves des enfants et des adultes.

Pouvez-vous imaginer que les premiers qui m’ont lu en 1947 sont morts ou si proches de la mort ? J’ai déjà usé deux dessinateurs, nombre de scénaristes. Les morts m’entourent et vous-même ne serez plus que poussière que je serai toujours aussi jeune, immortel, du moins tant que les hommes existeront, tant que cette civilisation perdurera avant que d’autres barbares ne m’envoient à l’oubli.

Ni de chair, ni de sang, ni de désirs. Les sentiments glissent sur moi. Je n’ai pas de vos humeurs, de vos passions, de vos joies, de vos traîtrises. Je suis le produit aseptisé d’un idéal de jeunesse obsolète, pétri sous la censure. Je n’ai pas d’amantes, de nuits sans fin dans une de ces alcôves borgnes de saloons enfumés où une danseuse me vendrait son corps. Savez-vous, Mademoiselle, que je donnerais mon éternité pour seulement caresser le galbe de votre hanche, boire votre vitalité à l’orée de vos lèvres ? Toutes mes aventures de papier glacé pour un seul de vos râles, abandon d’amour. Et enfin ma vie pour que votre ventre s’arrondisse et donne une vraie existence à un être qui nous ressemble ?

J’erre d’album en album, mon sourire et mon flegme sont de façade, vous ne pouvez percevoir le vide de ma condition, vous pouvez m’aduler, m’aimer même, mais ne voyez vous pas que je ne suis qu’un pâle miroir humain ?
Il faut que je sois lisse, ni aspérités ni cicatrices, je n’ai droit à aucune faiblesse. Ces tyrans m’ont même enlevé la seule joie qui m’était accordée, mon tabac à rouler remplacé par un bien trop politiquement correct brin d’herbe.

Et je serai ainsi pour des siècles de siècles.

Mademoiselle, n’essayez pas de me ramener à votre univers, en espérant secrètement que je vous cèderai bien un peu de ma jouvence en échange de quelques émois ou sentiments. Bien d’autres s’y sont essayées. Vous n’êtes pour moi qu’une, parmi une longue série, de ces folles de la vie qui croyaient m’aspirer un peu d’éternité. Vous n’êtes qu’un brin d’herbe parmi d’autres qui tapissent cette immense étendue que je parcours de ma vue sans jamais pouvoir m’y étendre.

Mademoiselle, laissez-moi maintenant que la fête est passée, laissez-moi retrouver cette intimité entre deux albums, cette non-existence à laquelle j’aspire tant, avant que je ne sois à nouveau exhibé sous les spots d’un énième album.

Mademoiselle, laissez-moi, quittez cette non-pièce sans vous retourner, que je sois le seul à me repaître de ma transformation, statue de sel figée devant son miroir jusqu’à ce qu’un de mes tyrans ne me ranime.

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