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Poursuite

J’ai toujours aimé jouer aux cow-boys et aux indiens. Aux gendarmes et aux voleurs. J’étais toujours l’indien ou le voleur. Maintenant le jeu serait plutôt le chat et la souris, version les poulets et le coyote. Dans ce monde-ci, les poulets mangent le coyote, pas l’inverse. Je ne sais plus qui a dit qu’il n’y a pas de différences, chez les hommes, entre un enfant et un adulte, sauf que pour ce dernier, ses jouets coûtent plus chers. Et mon jouet, il coûte vraiment cher. 300 CV, 4 roues motrices, 255 km/h, 8 à 14 l de super aux 100km, on est loin du diesel qui pue en se traînant. Quoique côté bilan écologique c’est pareil : déplorable. Mais il faut bien assumer ses contradictions, pas vrai ?

Dans ce monde-ci, les voitures peuvent rouler à 255 km/h, enfin pas toutes, mais ça ne sert à rien. Les radars et les poulets sont là pour le rappeler. Alors, pour débrider le moteur de temps en temps, j’ai le coyote qui m’avertit obligeamment des risques. Parce que ces poulets-là mangent des points. Ils voudraient bien aussi manger le coyote mais ils n’ont pas encore réussi, il se défend bien.

Donc, cette nuit, vers 2h du matin, à jeun, je libérais la voiture sur la voie express. Le coyote était silencieux. Un petit 160. Vitesse de croisière, à peine un feulement de plaisir. Personne sur la voie. Juste un trainard que j’ai doublé en un dixième de seconde, bientôt deux phares très loin derrière… Sauf que ces phares sont restés accrochés puis se sont rapprochés. Pas eu le temps de voir le modèle en le doublant mais franchement il ne pouvait pas faire la maille. Enfoncé l’accélérateur, la belle a bondi, le moteur est devenu rageur. Bientôt 230. Et l’autre s’accrochait. Encore loin mais ce n’était pas normal. Et là j’avoue que j’ai commencé à m’inquiéter. Quand tu joues avec les vitesses interdites, tu acquiers une sorte de sixième sens qui souvent te sort d’affaire, bien avant que le coyote ne s’active. Je n’aimais pas la tournure que ça prenait. Puis une montée d’adrénaline quand mon suiveur a mis en route son gyrophare. C’en était un ! J’étais encore trop loin pour qu’il puisse enregistrer la plaque d’immatriculation qu’il n’avait pas pu lire quand je l’ai doublé. Dans ces moments-là, le choix est délicat mais il ne faut pas tergiverser. Accélérateur à fond, 255 puis 270 au compteur, tchao pantin, bye bye la gallinacée, le gyrophare s’éloignait. Et c’est alors que le coyote s’est mis en route. Radar mobile à 3 km, les poulets veillent la nuit.

Devenir sage, c’est bien évaluer la situation et reconnaître que tu es cramé. Si je ralentissais pour le radar, l’autre me rattrapait et si je continuais ma balade à cette vitesse, permis perdu, voiture confisquée, l’horreur. Tout, sauf le radar. Une aire sur ma droite, j’ai écrasé les freins et balancé la bête sur la bretelle. Descente des vitesses à la volée, le moteur hurlait de rage et moi aussi. Personne sur le parking, je suis resté au milieu, les mains sur le volant, tentant de me calmer, attendant que le robocoq arrive. Il a plaqué son carrosse derrière, le gyrophare tournait toujours, et a bondi dehors, l’arme au point, un vrai cow-boy. J’ai ouvert la porte. Il m’a crié de lever les mains et de me retourner contre la voiture. Pas envie d’une bavure, j’ai obtempéré. Il m’a fouillé d’une main, le canon de l’arme contre le dos, je n’ai pas aimé mais je voyais bien qu’il ne fallait pas l’énerver. Quand il a vu que je n’étais pas armé et plutôt coopératif, la tension a baissé d’un cran. J’ai pu me retourner et sortir mes papiers. Il m’a fait signe de le suivre pendant qu’il allait à sa voiture vérifier mon identité. Quand il a fini, j’ai senti qu’il n’était plus tendu, juste fatigué ou déboussolé ou dépressif, c’est capable d’avoir des émotions ces oiseaux-là, même si, paraît-il, ils descendent direct des dinosaures.

Il a montré ma voiture avec un certain respect et dit « 270 km/h au compteur, c’est une sacrée machine ! Vous savez ce que ça coûte un excès de 180 km/h ? La saisir, ça vous plairait ? ». Je le savais, hé pomme, je connais par cœur les risques des excès de vitesse, mais je n’ai rien dit, juste pris un air désolé. Après un long silence, il a coupé le gyrophare, et soufflé un grand coup. La radio sur la fréquence de la police n’arrêtait pas de brailler. Il m’a regardé bien en face, l’air sincère, je l’ai presque trouvé sympathique. « Il est 3h du matin, la nuit ne fait que commencer, elle va être longue et je suis déjà fatigué, je pensais que vous étiez un « go fast » mais ce n’est pas vous que l’on cherche. Pas envie de faire un PV. Si vous pouvez me raconter une histoire pouvant justifier un tel excès de vitesse, je suis prêt à vous laisser partir. »

Incroyable ! Nuit de chance ! Fallait vite que j’invente une histoire qui plaise à un poulet, le conforte dans son égo de petit coq…

Je me suis lancé : « Ma femme m’a quitté. ». L’autre me regarde interrogatif. Je rajoute : « Pour un flic. ». Il réagit : « Et alors ? Les flics sont des hommes comme les autres. Je ne vois pas pourquoi cela expliquerait votre excès de vitesse ! ». Je laisse passer un peu de temps puis je finis : « Je croyais que vous me la rameniez. ».

Bien lourde, bien macho, la blague. Une bonne seconde avant de comprendre, faut quand même pas trop leur en demander, puis il explose de rire. Gagné ?

Il me désigne la voiture et me dit seulement : « Maintenant 90 km/h max. ».

Voiture 7 places 13 et 13

J’en ai déjà eu des « plus beaux jours de ma vie ». Quand Joseph m’a demandé la main, solennel et magnifique dans ses vêtements du dimanche. Quand il m’a emmenée en Sardaigne, derrière lui, serrée contre son corps mince et musclé, sur la Vespa fatiguée. Quand mes deux garçons sont nés, à chaque fois une telle douleur, une telle délivrance, une telle joie que je croyais que mon cœur allait éclater. Quand cet inconnu m’a embrassée et que j’ai brûlé ces instants cachés avec lui. Quand mes petits enfants sont arrivés et que maintenant je les accompagne, grand-mère confidente, intimité que je n’ai jamais eue avec mes propres enfants.

Et maintenant que je suis proche de la mort, avancée dans le grand âge, cet hiver qui va bientôt finir, je vais connaître d’autres « plus beaux jours de ma vie », les derniers d‘une série finalement pas si chiche que cela, perles que la vie a bien voulu me donner.

C’est peut-être fleur bleue, ou convenu, mais depuis que je suis toute petite, je rêvais non seulement au prince Charmant – il est devenu mon Joseph – mais d’un voyage de noces à Venise. On n’avait pas assez d’argent alors nous avons remplacé les gondoles par les « pointus » traditionnels sardes le long des quais brûlants de soleil. Et puis le temps a passé. Et Joseph a toujours trouvé un prétexte pour ne pas y aller quand nous avions un peu d’argent de côté. Il trouvait ça mièvre, attrape-nigaude, ville factice sans vie réelle, conserve de palais de marchands trop riches, décor de cinéma pour oies blanches. J’ai tenu bon toutes ces années.

Il a enfin cédé pour nos noces de diamant. Il faut dire qu’il est bien diminué mon Joseph. Avec ses pontages, son pacemaker, son corps tout sec, ses oreilles bien dures, son arthrose, il n’est plus que l’ombre du beau gars qu’il était. Mais même très fatigué, je voulais absolument voir Venise avec lui, boucler la boucle de notre vie commune. Je voulais que nous passions en gondole sous le Pont des Soupirs, en vaporetto sous celui du Rialto, que nous nous promenions sur la Place St Marc et le long de tous ces palais. Puis visiter Burano, Murano, le Lido. Au rythme de Joseph. Tranquillement. En s’économisant. En s’asseyant souvent pour souffler et que je puisse profiter de son beau profil se découpant sur la lagune couleur de ses yeux.

J’ai tout organisé. Le trajet direct aller-retour en train, la livraison des valises, l’hôtel, les visites, les horaires, les vêtements, les médicaments, les guides, les papiers, qui s’occupera de l’appartement pendant notre absence. Tout.  Pour que ce dernier voyage soit aussi le plus beau.

Joseph n’a pas dormi les trois dernières nuits avant le départ. Trop inquiet. Peur que quelque chose cafouille. Comme il a toute sa tête, je lui fais confiance, il a du échafauder plein de scénarios qui finissaient mal mais il a eu la gentillesse de ne pas m’en parler. Peut-être aussi qu’il espérait secrètement que quelque chose empêcherait notre départ. Une alerte cardiaque, une grève des trains, des taxis ou des vaporettos, un tremblement de terre en Italie, un raz de marée dans la lagune…ou que je me casse la binette dans l’escalier.

C’est la veille, avec la venue du monsieur pour le service des bagages à domicile que nous avons enfin réalisé que le voyage allait vraiment se faire. Il ne nous restait plus que deux petits sacs pour le train. J’ai fait le ménage, me suis assurée que Kévin, notre jeune voisin adorable à qui nous avons confié les clés pour s’occuper du chat et du courrier, avait tout ce qu’il fallait pour la litière et les boites de pâté. Je me suis prise un comprimé en entier pour bien dormir la dernière nuit et pour être sûre de ne pas être réveillée par Joseph qui a du tourner et de lever sans arrêt.

Ce matin, très tôt, j’avais la pleine forme. Joseph avait sa tête des nuits blanches mais j’étais certaine qu’une fois installé dans le train, il allait dormir d’une traite jusqu’à Venise. Tout s’est déroulé du tonnerre. Le taxi en avance, notre arrivée à la gare une bonne heure avant le départ pour rassurer Joseph : il avait tellement peur de ne plus s’y retrouver, de se tromper de quai, de rame. Nous étions les premiers et je n’ai même pas pu aller acheter le journal, au risque que je ne revienne pas à temps ! Les premiers aussi à monter dans le train. Dans la voiture 7, j’aime bien ce chiffre, il porte bonheur. Quand nous avons cherché nos fauteuils, je me suis rendu compte que nous avions tous les deux le même numéro : le 13. Je croyais que ce numéro de place n’existait pas, comme dans les hôtels. Les gens sont superstitieux, ils ne voudraient pas dormir dans une chambre 13 ni s’installer dans un fauteuil 13 ! Je n’ai pas trop aimé non plus, ce n’est pas que je sois superstitieuse …mais on ne sait jamais. Je n’ouvre jamais un parapluie dans une maison, je fais attention aux miroirs mais j’aime bien quand un verre en cristal se casse, c’est sept ans de bonheur. D’ailleurs, par chance, j’en ai cassé un hier soir, même que je crois que je l’ai un peu fait exprès, je ne sais pas si ça compte.

Alors le 13 pour le billet, je n’ai pas apprécié et encore moins en voyant que nous avions tous les deux le même. Nous ne sommes pas très épais, surtout mon Joseph, on tiendrait bien sur une seule place mais nous en avions payées deux ! Ils fonctionnent avec du yaourt leurs ordinateurs à la SNCF ? Pendant que Joseph restait les bras ballants au milieu de l’allée, j’ai cherché ce damné fauteuil 13 et, bien sûr que je ne l’ai pas trouvé ! Le 12, le 14 mais pas le 13 ! Encore moins deux 13 ! Comme nous avions l’air perdu, que Joseph commençait à gémir, à dire entre ses dents qu’il l’aurait parié, que j’aurais du regarder attentivement le billet, que j’aurais vu que ça clochait, que la gamine qui m’avait vendu le billet à l’agence, elle n’y connaissait rien, ça se voyait bien qu’elle avait tout d’une dindasse, les autres voyageurs du compartiment nous ont aidé, de toute façon, ils ne pouvaient pas aller à leurs places, nous bloquions le passage. Mais bernique, même avec leurs bons yeux, personne n’a trouvé le moindre petit bout d’un 13 ! Joseph disait qu’il fallait que l’on redescende, que c’était foutu et moi, je sentais que l’agacement me montait à la tête. J’allais exploser quand le contrôleur est arrivé. Un grand costaud comme ils les embauchent maintenant à la SNCF, pour impressionner les râleurs, mais celui-ci était tout gentil. Il a réussi à comprendre malgré mes explications décousues, les précisions de Joseph qui ne servaient à rien et les renchérissements des passagers. J’ai craint qu’il nous fasse redescendre mais non, il avait l’air de nous attendre. Avec un grand sourire, il nous a expliqué que ces deux places 13 correspondaient à un petit compartiment réservé aux contrôleurs pour qu’ils se reposent, que nous avions de la chance car c’était très confortable et que l’agence avait du métier pour réussir à avoir ce billet parce que le train était complet. En jetant un regard noir à Joseph en lui demandant qui était la dindasse finalement, nous avons suivi le contrôleur qui nous a ouvert une petite cabine. Deux fauteuils côte-côte, numérotés 13, bien moelleux, un vrai petit cocon pour nous deux ! Et, une fois installés, la porte fermée par le contrôleur, le train commençant à s’ébrouer tout doucement pour Venise, j’ai dit à Joseph que nous avions beaucoup de chance pour notre voyage de noce de petits vieux, que les contrôleurs et même la SNCF pouvaient être vraiment attentionnés, que ce seul voyage en amoureux nous rachetait de tous ces retards, de tous ces billets horriblement chers et de tous ces tarifs auxquels on n’y comprenait plus rien.

Joseph a poussé un long soupir de soulagement, il a fermé les yeux et s’est endormi immédiatement. Je me suis mise contre lui, j’ai posé ma tête contre son épaule frêle, j’ai saisi ses mains croisées et j’ai aussi fermé les yeux en rêvant à Venise tout au bout de notre trajet…

Vraiment mal au crâne ce matin. Ou plutôt cet après-midi, le dimanche est bien entamé. J’ai au moins 52 tanks dans la tête, ça tire et ça vrombit de partout, des secousses folles et une grosse envie de gerber. J’ai du cramer une bonne quantité de neurones ce coup-ci, faudrait que je me calme côté mélanges mais quand tu franchis le seuil de non retour, tu finis tous les fonds de bouteilles. C’est sûr, mon ptit Kévin, qu’avec le pastis après les mojitos et avant l’Aperol à sec, tu n’as pris ton ticket pour un réveil en grande fraîcheur, tu vas comater tout le reste de la journée. Et un papier sur le frigo qui me rappelle que je dois ravitailler Rantanplan chez les voisins pendant qu’ils se la jouent voyage de noces à Venise !

Je les aime bien mes petits vieux de l’appartement d’à côté, même quand ils s’engueulent et que ça passe à travers les murs parce qu’ils sont sourds tous les deux. C’est que la Marie, elle ne se laisse pas faire ! Joseph et Marie ! Je n’aurais pas pu l’inventer surtout qu’ils n’ont pas de bœuf, juste un âne, enfin Rantanplan, le chat le plus bête à l’ouest du Pécos. Même pas câlin en plus. A te mépriser depuis son fauteuil attitré en te montrant son gros ventre rayé trois couleurs. Je leur ai promis de m’occuper de la bête alors je vais y aller, même si je dois ramper à travers le palier…

En rentrant dans l’appart, j’ai tout de suite vu que quelque chose clochait car Rantanplan m’a sauté dessus en miaulant, il ne pouvait pas encore avoir faim, ils n’étaient partis que ce matin et je suis sûr que Joseph avait du bien remplir son assiette. Je devais sentir le fauve, c’avait du l’attirer…

Et puis j’ai repéré les deux sacs de voyage bien alignés dans l’attente du taxi.

J’ai appelé. Pas de réponse en dehors des couinements de Rantanplan. Je suis allé direct à la chambre. La porte était entr’ouverte et la lumière de la lampe de chevet allumée. Joseph était couché sur le dos, calé par l’oreiller, les mains croisées sur le ventre, les yeux fermés, l’air apaisé mais la tête violacée.

Et tout contre lui, Marie, la tête posée sur son épaule maigre, une main serrant les deux mains de Joseph.

Sur la table de nuit du côté de Marie, un verre d’eau à demi plein, une plaque de comprimés complètement vidée.

Et un billet de train dans l’autre main de Marie.

Je ne sais pas pourquoi mais je l’ai lu.

Voiture 7, places 13 et 13. Qu’est-ce qu’ils fument les ordinateurs à la SNCF ?