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Sac de noeuds

De temps à autre, j’aborde des problèmes de fond. Par exemple les nœuds de lacets.

Il m’a fallu attendre tant de décennies avant de m’affranchir, avant d’oser abandonner le double nœud. Oui, je sais, c’était risqué, un coup de folie, une grosse fatigue, une soudaine raideur dans les reins. Bref, ce matin-là, j’ai déclaré forfait au premier nœud, je me suis levé et, la tête dans les épaules, la peur au ventre, les bras en avant pour parer la chute, j’ai essayé un pas, puis deux, puis plusieurs milliers comme me l’a dit mon smartphone qui m’impose les 10 000 quotidiens…et les lacets ne se sont pas défaits !

Mine de rien, ça a changé ma vie.

Défaire un double nœud relève de l’abnégation, de la patience, de la bienveillance pour cet artefact récalcitrant, bref des qualités pour lesquelles je ne suis pas sûr d’avoir été bien doté à la naissance. Et comme je jette mes chaussures le soir, lacets en place, c’est le matin, moment où je ne suis pas au mieux de ma forme, que je dois m’appuyer ces horripilants spaghettis refusant de céder. Alors que maintenant, je tire n’importe quel bout et, dans un scritch-scritch agréable, tout vient à moi, se délite, s’offre dans la douceur…Le bonheur !

Mais désormais une question me taraude. Pourquoi m’avoir appris, m’avoir imposé, m’avoir obligé le double nœud, protocole tellement ancré en moi qu’il m’a fallu atteindre cet âge respectable pour le mettre en défaut ?

Je me dis parfois que les temps ont changé, que les lacets ont beaucoup évolué et que les progrés fulgurants, mais ignorés des non-initiés, de la technique lacicole, permettent de se passer de cette redondance du nœud. Encore plus de grip, l’abandon du coton pour le polyéthylène ou le nylon, une meilleure maîtrise de l’œillet ou des tensions contradictoires dans l’âme ou la tige de la chaussure, bref un ensemble cohérent rendant caduc ce double geste, donnant enfin un rôle responsable au nœud unique qui n’avait, jusqu’alors jamais pu être adulte, souffrant de ce manque de confiance… injuste, je le sais maintenant.

Peut-être que mes séances de musculation m’ont permis de franchir le seuil autorisant, par un surcroît de puissance de serrage, la tenue dans le temps du nœud simple, même au prix d’une strangulation à lui faire tirer la langue, à lui serrer le kiki, images pas si osées puisque d’aucuns lui trouvent une tête…

Mais ce qui me terrifie, c’est que, peut-être, le nœud solitaire a toujours amplement suffi mais qu’il était de tradition, que « l’on y avait toujours fait comme ça », depuis le début du lacet, depuis des temps immémoriaux, de faire un double nœud et que le tabou, l’ostracisme frappaient celui qui osait braver la loi d’airain.

Peut être que des myriades de gestes quotidiens sont inutiles.

Peut être qu’il faut tout remettre en cause, poser un regard neuf sur tout notre environnement.

Demain, je commence ma révolution.

Demain, j’abandonne la ceinture.

Le Pétrel et le Bouchon

Le bouchon de couleur vive se balançait du creux au sommet des vagues. Les rafales arrachaient des paquets d’eau salée qui le faisait plonger mais toujours il remontait. Pourquoi en serait-il autrement ? Depuis combien de mois, combien d’années, depuis qu’il avait atteint l’océan, au gré des vents, des courants, il flottait dans les calmes plats comme dans les tempêtes déchirantes ? Lui même ne saurait le dire. Quelle mémoire peut avoir un bouchon ? Même pas celle d’un poisson rouge ! Aussi vite vécu, aussitôt oublié. Juste dans l’instant présent, violence ou légèreté, mais rien ne reste, tout est annihilé, peut-être une marque, une ombre, celles laissées par les brûlures du soleil et du sel, cicatrices des chocs, réseau de rayures scarifiant sa surface imputrescible, vécu dont il ne pouvait ou ne voulait se souvenir, oubli des instants douloureux ou de grandes joies, là, ici, vivant mais minéral, sans volonté, sans but.

Il aurait pu aller ainsi, parcourir plusieurs fois les mers du globe, se délitant peu à peu de son enveloppe, usure des siècles, cumul infini des présents, toute cette épaisseur à jamais perdue pour empoisonner, infimes particules, les eaux des océans. Ou s’échouer sur une plage d’une île du Pacifique, perle colorée dans la laisse de mer, aux côtés d’autres déchets immortels crachés par les hommes des terres abimées.

Mais un pétrel géant, croisant si près du continent glacé, soixantièmes mugissants, repéra ce bijou chatoyant dans son écrin satiné. Aimanté par sa beauté fulgurante, étrangère aux océans, dans un long vol plané à tutoyer les crêtes irisées, il plongea le bec, et hop, l’avala…

Il aurait pu comme tant d’autres de ses frères, poursuivre cette pêche mortifère, ajouter d’autres singularités précieuses à se faire exploser l’estomac, amalgame vénéneux indigeste ne laissant plus de place à la nourriture de vie, et, amaigri, sans forces, s’abattre dans les flots ou sur les rocs d’un îlot perdu des Kerguelen.

Sagesse ou hasard, il arrêta sa quête à ce premier trésor, à peine perceptible mais devenant vite nécessaire, présence chaude en son corps, cette vie si différente, en se mêlant à la sienne, lui apportant d’autres rêves. Terres brûlées, villes agitées, grouillements humains, animaux surprenants dans ces étendues vertes, arbres aux ramures luxuriantes, forêts profondes, rivières accalmées, puis toutes ces mers chaudes ou froides l’emmenant si loin de son monde en blanc et gris. Petit bouchon perdu, devenu graine d’images d’autres possibles, le grand pétrel si attacha…. viscéralement !

Si ce n’était aussi incongru, je vous confierais que l’oiseau des hautes mers se mit à en dépendre, étrange addiction. Comment expliquer que ce grand voilier qui domptait les vents pour suivre sa voie, pliant les éléments à sa volonté, ne puisse plus se passer de ce petit objet inutile, si léger, si futile ?

Le bouchon se sentait bien, lové dans l’intimité du pétrel. Autre univers, autre expérience, autant la vivre, profiter de ces instants, impressions nouvelles que le vol et les plongeons après les années à balloter dans la régularité des vagues. Sensation d’être enfin reconnu, arraché de l’anonymat de l’immensité salée pour vivre au cœur de ce prince des mers. Attachement, certes, à ce grand animal, gratitude presque charnelle pour cette vie plus riche, ces découvertes, pour ce cocon douillet offert, mais comment aimer sans mémoire ?

Drôle d’alliance, le géant et l’insignifiant, des rêves contre une présence.

Aussi incroyable que cela puisse sembler, l’oiseau gris finit par s’échapper de ses étendues désolées, à poursuivre cette quête d’une autre promesse, pour affronter chaleurs, autres vents, autres courants, autres nourritures.

Le voyage fut difficile, long, si épuisant qu’il faillit perdre plusieurs fois la vie. Exténué, il atteignit enfin les rivages d’une île verte sans une tache de neige. Il ne pouvait poursuivre plus au Nord sans mourir. Dans la douleur, dans la tristesse de l’abandon de ces songes trop différents de son monde, là, en terre étrangère, il régurgita le bouchon. Comment expliquer cette soudaine légèreté en se séparant d’un aussi faible poids ?

Son ancien trésor resta sur le sol à l’humus fertile battu par les vents, attendant que le hasard décide de le saisir ou de l’abandonner.

Je sais que le pétrel géant est revenu sauf, à défaut d’être sain, dans ses mers glacées, planant à nouveau dans les rafales violentes.

Le petit bouchon, je l’ignorais.

On m’a tout récemment rapporté qu’il n’était pas de ce plastique clinquant et sans vie qui ravage les mers du globe. Qu’il était une graine de couleur qui n’attendait que les sucs de l’oiseau géant pour s’éveiller à la vie. Et que, sur cette île déserte, il était devenu un arbre magnifique où les oiseaux de mers pouvaient s’abriter de la furie des ouragans.

J’aimerais qu’il en soit ainsi de tous les bouchons perdus des océans.

Hors saisons : 15 août

Premier chapitre du livre « Hors saisons » (2015), tout droits réservés, publié ici avec l’accord de l’éditeur Terre de Brume.

Pour une bonne blague, c’était une bonne blague, genre comique de répétition. Elle me faisait toujours rire mais je la réservais aux KGB, les Kaway-Glacière-Baskets, touristes frigorifiés qui croyaient qu’il y avait un été ici. Les breizhous n’aimaient pas trop ce genre d’humour alors je me retenais. Fallait pas épuiser le filon local vu que les KGB, ce n’était que de l’éphémère, ils ne venaient qu’une fois, car l’été suivant… hop, en Méditerranée ! Quand tu passes ta vie au ras des baskets, sur un carton mouillé doublé d’un sac plastique, la météo, ça a vraiment de l’importance. Dans ce bled, il ne faisait pas trop froid, même en plein décembre mais tu puais constamment le chien mouillé.

Ils étaient bien les seuls bipèdes que je supportais, ces KGB transis. Généreux, confraternels envers les humides professionnels, avec l’air de s’excuser de traîner dans les rues par obligation avec ce temps moisi car il fallait épuiser les p’tits gars, vu que la plage, t’y avais pas accès, entre la pluie à l’horizontale et les rouleaux plus hauts que toi. Alors je leur servais ma bonne blague, à deux balles, quand un de leurs boulets venait en bermuda et en crabe jeter une pièce dans ma boîte de maquereaux : « En Bretagne, y’a deux saisons, l’hiver et le 15 août ».

Je te jure que ça les faisait rire, jaune mais avec cet éclat de reconnaissance dans l’œil, frères sous la même calamité, été pourri contre vie pourrie.

Je les supportais sauf quand un benêt avait cru malin d’acheter à la boutique pour toutous kagébistes un tee-shirt gwen ha du[1] avec la phrase : « En Bretagne, il ne pleut que sur les cons « . Nous étions une cohorte de cons, sur les routes, dans les champs, sur la mer, dans les rues, à nous faire tremper et il fallait être un noble de Kermachin, bien à l’abri sur les plateaux télé pour pondre un mépris pareil pour le peuple. Pas eu assez de guillotine par ici dans les temps révolutionnaires pour nous épargner ces fins de race.

Je le tenais à l’année ce carré sous le guichet automatique du Discrédit Vert, sans clébard, ni crête dressée sur le crâne, ni kaki crasseux, avec mes cheveux gris filasse sur les épaules, mes pompes 45 et mes cans alu 1/2 litres de Koenigsbrau. Je ne frayais pas trop avec les jeunots du Centre mais ils me laissaient en paix. J’étais le plus vieux, le plus grand, le plus lourd alors j’avais ma place réservée au chaud au dortoir et à la cantine. Les SDF étaient nombreux dans cette ville de la côte, parce que la municipalité et les associations nous accueillaient sans réserve, malgré les couinements des bourgeois.

Cela faisait plusieurs années que j’arthrosais mes articulations sur le granit mouillé et cette vie répétitive et végétative me convenait bien. Minimum de pensées, minimum de relations, minimum de sentiments, maximum de tranquillité. Gris de la pierre, gris de la peau et des cheveux, gris de la vie, je devenais minéral sous mon guichet. Les kakis ne s’y étaient pas trompés : ils m’appelaient Karnak.

Ce mois d’août était encore plus calamiteux que les précédents, après un hiver froid jusqu’en juin, tempêtes rapprochées puis giboulées de juillet. A la télé du Centre, les météorologues étaient désavoués, sommés de s’expliquer sur ce réchauffement climatique à rebours. La dernière excuse, qui ne risquait pas de rassurer les commerçants du centre-ville à l’affût du premier porte-monnaie sur pattes, était la surfonte des glaciers du Groenland. Beaucoup trop d’eau douce lâchée brusquement dans l’océan. Ralentissement brutal du Gulf Stream et du tapis roulant océanique.

Je rigolais encore de ces pannes d’escalator maritime quand, le 15 août, sont tombés les premiers flocons…

Stupeur et tremblements, elle l’avait bien dit, l’Amélie[2]. Voir la neige s’accumuler, bousculée par un vent glacial, le seul jour d’été, y avait de quoi être complètement sonné tout en gelant de la tête au pied. Dès le soir, j’étais au chômage technique. Impossible de prendre ma place dans la poudreuse sous le DAB et de toute façon personne ne s’aventurait dans les rues.

La neige tomba pendant des jours sans que le froid ne baisse. La dernière quinzaine d’août, ce fut la Bérézina – sans les cosaques – entre l’évacuation des touristes coincés dans les campings, le déneigement artisanal des routes et des rues, les semi-remorques en travers des voies et les bretons au volant. Ils ont vite appris : il fallait bien prendre la caisse pour aller au taf ou pour le ravitaillement. A l’hécatombe des premiers jours avec les voitures dans le fossé ou sur le toit, a succédé un lent trafic opiniâtre, les mains moites, le regard au loin, les fesses serrées, la trajectoire oscillante sur la neige tassée. La Ville avait demandé de l’aide pour déblayer les rues et, avec quelques kakis encore en état, nous dépellions toute la journée. Au début, fallait se protéger des embardées mais ça s’est calmé, peut-être par sélection naturelle. Devenus de vrais nordiques.

Plus nous nous sommes avancés vers l’hiver, plus le froid est devenu tenace avec de longues chutes de neige. Tu te serais cru au Canada – sans les forêts. Les vaches ont gelé dans les champs, des tonnes de foin sont venues du Sud pour les survivantes. Les porcs comme les poulets ont été abattus. Le Golfe s’est solidifié, les bateaux ont été pris dans les glaces, les tracteurs se sont soudés à la boue, les serres se sont écroulées, les usines ont ralenti par manque d’approvisionnement puis se sont arrêtées. Seuls les bureaux fonctionnaient encore mais, faute d’activité, ils ont fermé aussi. Il n’est resté que l’essentiel : le secours, l’accueil, les regroupements, les soins, les distributions de nourriture. Une économie de guerre – sans l’ennemi.

J’ai bien aimé cet hiver. Comme il fallait maintenir à tout prix les accès, j’avais ma place dans ce chamboulement. On me regardait à nouveau comme un homme parce que j’avais une pelle à neige et, me levant de mon carton, j’étais revenu à leur hauteur. Face à cette adversité incroyable, il y avait comme un air de solidarité.

Les Kakis sont venus quand tout a été paralysé, les vrais, les militaires avec leurs chenilles, leurs camions tout terrain, et malgré leur tenue de combat c’était bien la première fois que je leur trouvais une utilité. Encadrés, entassés, rationnés, nous avons tenu tout l’hiver sous le blizzard, avec des pointes à -40°C.

Le printemps n’est pas venu, l’été non plus. Le 15 août, sous la neige, l’évacuation générale a été ordonnée.

Ville par ville, village par village, ker par ker[3], maison par maison, de la cave au grenier, les Kakis ont flingué les animaux et vidé la Bretagne, en voiture, en car, en camion militaire, sans laisser le choix, les armes pointées dans le dos pour abandonner les lieux d’une vie. Gens des villes, paysans, maisons de retraite, hôpitaux, tout le monde y est passé en n’emportant que l’essentiel, pour un exode vers le Sud, bien plus bas que la Loire, où la terre n’était pas gelée et la vie encore possible.

La Bretagne s’est vidée… et je suis resté. La promiscuité de l’hiver m’avait vite insupporté et ça allait être pire au Sud, dans les camps de réfugiés de toute l’Europe du Nord concentrés autour de la Méditerranée. Plutôt congeler ici que se battre pour la nourriture, l’eau, l’espace vital : ça deviendrait une vraie lutte pour survivre, avec ses coups tordus et ses meurtres, toutes les bassesses humaines dont j’avais déjà soupé jusqu’à l’écœurement. Je préférais crever ici, face au froid – sans les loups.

D’autres ont dû se cacher aussi, mais je n’ai plus rencontré personne. Quelques petits vieux, des fous moins équipés que moi pour survivre. Ils ont dû tous durcir. Je suis le seul survivant dans ce désert blanc sans animaux. Moi le SDF Karnak, je suis le dernier des Ducs de Bretagne, royaume de la glace et du vent – sans la vie… Karnak 1er.

Quand je suis sorti de ma planque, j’avais eu le temps de préparer ma survie. C’était beaucoup plus facile qu’on ne pouvait l’imaginer. Fallait juste être seul et supporter le froid. J’avais été à la bonne école.

Évacuer dans l’urgence 3,2 millions de personnes, ça laissait des trésors sur place. Ils avaient mis dans la valise leurs bijoux, leurs billets, leurs papiers, leurs photos, leurs plus chers souvenirs, quelques fringues, et basta ! Tout le reste m’attendait. Conservé impec au congélateur. Je n’avais qu’à me servir. Je ne m’en suis pas privé.

Mon premier casse a été chez Dwarfers en zone commerciale. Un vrai plaisir de défoncer le rideau de fer à coups de masse avec pour seule limite la fatigue musculaire et non la peur des cognes. Même pas le bruit de l’alarme vu qu’ils avaient coupé le courant en partant. Des gens bien élevés. J’ai pris ce qu’il y avait de plus cher, du vrai haut de gamme. Skis de fond, chaussures, pantalons, vestes, polaires Groënlandia (nom de circonstance, je pourrais lancer maintenant une ligne Britannia mais il n’y aurait personne pour les porter). Il a fallu que je me bricole un traîneau avec une luge et un harnais d’escalade. Même pas besoin de faire du stock. En repassant par le centre-ville, j’ai explosé la vitrine de l’armurerie et j’ai pris le fusil qui me semblait le plus approprié. Réflexe imbécile vu la vacuité de mon duché mais il me fallait bien un attribut de pouvoir. Faute de sceptre, un bâton de feu faisait bien l’affaire.

Avec tout mon barda, j’ai pris la direction du sud, vers la côte. Fini le DAB du Discrédit Vert, j’allais squatter chez les riches.

 

Ça fait presque un an que j’ai pris mes quartiers chez les ricos. Bords de côte, baies vitrées sur la banquise, minimum trois millions d’euros. Vu qu’ils ont fermé à clef, faut dézinguer la porte. Après, le protocole est toujours le même. Repérer la pièce avec une cheminée ou un poêle – il y en a toujours chez les riches – bien calfeutrer, attaquer le stock de bûches. Ramener dans la pièce chaude, la bouffe, le pinard congelé, la gnôle. Quand le bois est fini, brûler les meubles des autres pièces. J’ai un faible pour les meubles design. Puis attaquer les planchers, les autres portes. Dans une demeure de bonne dimension, tu peux facilement tenir un mois en chauffant un max : vu la caillante dehors, je fais rougir la fonte et ça m’arrive même de me mettre à poil sur leur peau de bête, rien que pour me rappeler comment c’était avant. Les jours de tempête, je reste bien au chaud, à regarder la banquise se déformer en craquant sous les marées. Avec parfois six mètres de marnage, ça te fait un chaos indescriptible sur les premiers cinq cents mètres, une muraille quasi infranchissable. C’est pourquoi mes demeures ducales sont toujours en hauteur, pour contempler le Golfe ou l’Océan par-dessus les séracs… et pour surveiller mes arrières. Ça a beau être vide, je reste vraiment prudent. Les riches sont encore les seuls à pouvoir affréter un hélicoptère ou un avion sur ski pour surveiller leur domaine et, s’ils ont réussi à braver l’interdiction d’accès, je ne ferais pas un pli – tout Duc que je suis – face à leurs gardes du corps. Un congelé de plus…

La nuit je m’éclaire chichement à la lampe à huile – boîte de conserve, mèche et huile d’olive ou oméga 3 – et je tire les rideaux avant de me faire un bon bouquin. Le jour, mes traces sont rapidement effacées par le vent, rien à craindre, mais je ne peux pas empêcher la fumée du foyer… Les journées passent vite et pourtant je n’ai pas grand chose à faire en dehors du ravitaillement. Revenu au temps des chasseurs cueilleurs : deux heures de boulot par jour, t’as qu’à te servir. Elle est pas belle la vie ?

La seule chose qui me dérange, c’est que je commence à grave fouetter, genre SDF et ça ne fait pas raccord avec ma nouvelle condition nobiliaire. Avoir de l’eau liquide c’est compliqué : tu satisfais la soif en priorité. Quand il en reste un peu, je me lave le plus crade, par petits morceaux. Mais pas question de nettoyer le linge. Alors quand les sous-vêtements virent au kaki, je pars au ravitaillement, je me fais un nettoyage corporel artisanal, je mets les nouveaux slips et ticheurtes et je brûle les vieux. Mais ça sent toujours…

Quand j’ai bien décapé la bicoque de tout son bois, je déplace ma cour pour une nouvelle résidence. J’aimerais bien griller l’ancienne, politique de la terre brûlée, protocole barbecue pour effacer toutes les traces d’ADN, mais ce serait la fin du Super Duc Fûté. Un incendie de nuit dans une région vide, ça se repère même depuis les satellites…

Je ne vais jamais chez les voisins par sécurité. J’ai mis au point une rotation que j’appelle la rotation des 3 R, les trois communes les plus riches de la côte, peuplées – avant la glaciation – par les Riches Retraités Réactionnaires. En coupant par la glace du Golfe, elles ne sont pas très éloignées mais suffisamment pour éviter d’être repéré.

 

En décembre, j’ai remarqué sur la glace de mer une petite masse grise immobile contre laquelle la neige s’accumulait sous la poussée du vent d’ouest. En m’approchant, j’ai bien vu que c’était un gros piaf sombre avec un peu de blanc sur le cou. Je m’attendais à un bloc congelé dans lequel j’aurais pu faire un shoot, mais en le touchant, il était tout mou. Il a même ouvert un œil sans pouvoir bouger. Je ne sais pas pourquoi mais plutôt que de l’achever et de pouvoir manger de la viande fraîche, je l’ai pris tout doucement, je l’ai roulé dans la polaire de rab du traîneau et je l’ai mis en boule contre moi sous la veste de montagne. Il n’a pas eu l’air d’être gêné par l’odeur, comme moi par la sienne : c’était un bon début. Je l’ai ramené à mon manoir n°4 et je l’ai vite placé au chaud devant la cheminée. J’ai versé de l’eau dans un bol de porcelaine de chez Grillon, mis un peu de macédoine de légumes dans la coupelle et j’ai attendu comme un gamin que la bête ressuscite. Il a pris son temps l’emplumé mais il a commencé par s’ébrouer comme un chien qui sort de l’eau, puis il a fait deux pas chancelants et a bu et mangé mes légumes. Bonne pioche, ça devait être un herbivore. Après il s’est couché à nouveau devant le feu. Comme il n’avait pas l’air de vouloir se présenter, je suis allé dans la bibliothèque chercher un guide des oiseaux – il y en a toujours chez les riches, à côté de celui sur les champignons et de la flore – et j’ai pas trop eu à feuilleter. C’était une oie, une bernache. Elle devait arriver de Sibérie pour hiverner peinarde dans le Golfe mais manque de bol comme le climat s’était pris les pieds dans le tapis roulant océanique, c’était encore la banquise ici. Elle devait être plus fatiguée ou moins maligne pour persister à atterrir malgré les consignes de vol du chef d’escadrille. Comme je n’en avais pas vu d’autres, qu’elle me semblait aussi seule et marginale que moi, j’ai décidé de l’adopter. Et de l’appeler Dodo, la dernière de son espèce, un peu oie blanche, un peu bécasse, perdue dans cet âge de glace. Elle n’a peut-être pas eu le choix mais elle a eu l’air d’accepter le pacte. Karnak 1er et Dodo, le binôme improbable. Au château, elle prenait sa place devant le feu, se mettait contre moi quand je m’y étendais pour dormir. C’était comme un père pour son bébé : je ne l’ai jamais écrasée en me retournant pendant mon sommeil. Et quand je partais faire une virée, elle me suivait comme son Konrad [4]et s’installait sur le traîneau en attendant que je la couvre de sa polaire.

Nous avons passé Noël et le jour de l’an très cools tous les deux. Dodo m’a même chipé un morceau de foie gras, mais comme c’était du canard je l’ai laissé faire, il n’y avait pas de risque de conflit (confit ?) éthique. Comme elle y a pris goût, je lui ai rajouté un peu de pâté chaque jour dans sa ration en me disant qu’elle devait vraiment être anormale pour une herbivore, mais y’a peut-être aussi des bernaches perverses.

Dodo et moi, nous avons mené notre paisible vie de couple jusqu’au mois d’avril, sans une dispute, sans un cri. L’entente parfaite. Elle s’adaptait immédiatement à chaque fois à notre nouvelle demeure, un peu à l’écart quand je maniais la hache mais en suivant le mouvement comme pour m’encourager. Elle engraissait avec son nouveau régime, avec la plume brillante et l’œil alerte. Je n’ai jamais eu de pensées coupables de mise en broche même en rêve. Un vrai tabou.

Et puis, un jour ensoleillé de fin avril, comme Dodo veillait à son poste sur le traîneau pendant que j’enchaînais mes longues foulées, elle s’est mise à siffler. Je m’arrêtai brusquement, prêt à bloquer le traîneau sur son erre quand je la vis se dresser, battre des ailes, regarder vers le ciel, puis vers moi, puis vers le ciel où je voyais tout là haut tourner des piafs sombres. Elle m’a encore regardé puis elle a pris son envol, fait un cercle au-dessus de ma tête, poussé un dernier cri et rejoint d’un trait ses congénères en route pour le Nord-Est.

J’ai crié aussi mais beaucoup trop tard. Puis je me suis assis sur le traîneau. Au bout d’un long moment, je suis retourné direct à la maison et là, je me suis déchiré à la Fine du propriétaire.

Dodo n’a jamais rebroussé chemin. Je l’excuse maintenant car ça devait lui manquer de ne pas voler et de ne pas faire des câlins avec un vrai mâle. Mais ça a été vachement dur de revivre tout seul. Ce qui me fait marrer c’est qu’elle doit apprendre aux autres à chercher du pâté mais il ne doit pas trop y en avoir en Sibérie. Peut-être une chance de la voir rappliquer cet hiver avec toute sa nouvelle famille. La cohabitation sera peut-être difficile avec M. Dodo…

 

J’en suis maintenant à douze demeures. Il en reste des centaines, uniquement en me cantonnant dans le très haut de gamme. Avec le froid qui conserve, j’en ai pour mille ans. Karnak 1er, le fondateur de la nouvelle dynastie des Ducs de Bretagne…

Même si je vis très longtemps, faudrait que je pense moi aussi à la succession et c’est compliqué quand on est tout seul. Ils n’ont pas laissé les installations de clonage en état. Je commence à avoir des rêves torrides et la veuve poignet ne suffit plus à combler le manque. Ces derniers jours, j’ai comme une baisse de pression et je vois bien que j’ai moins le goût à mener en solitaire ma petite vie pépère, même si j’ai une vie intérieure très riche. Et puis le dehors se met de la partie. Fait toujours aussi froid – températures négatives – mais il me semble que ça remonte un peu et surtout, le soleil est souvent là avec un immense ciel sans nuage. Je suis comblé par toute cette beauté mais je crois que j’aimerais pouvoir la partager. Mais hors de question de retrouver les autres zozos dans les camps ! Je crèverai là, avec ou sans Dodo and Co…

 

C’est à nouveau le 15 août, et il ne neige pas. Lumière resplendissante. J’ai décidé un décrassage en profondeur : dégoté une baignoire à l’ancienne, toute en zinc, genre Marat mais je n’ai pas de Charlotte. J’en ai eu pour trois heures et je suis sorti tout propre au soleil vers les 13 h.

J’ai tout de suite senti la fumée de bois au vent d’ouest. Puis j’ai entendu, toujours provenant de la même direction, des hurlements de chiens et des cris d’hommes. Je suis monté dans la tour avec mes jumelles d’ornithologue et j’ai vu le campement sous le soleil. Des traîneaux, des attelages, des sortes de yourtes consolidées par des blocs de glace, des hommes en fourrures, des femmes avec des châles bariolés, des enfants courant dans la neige. Des humains mais pas des occidentaux. Des Inuits, des Nénètses, des Kirghizes ? Des hommes du Nord. Ce désert est maintenant leur territoire. J’ai violemment réprimé mon envie de courir vers eux, d’abdiquer sans condition de mon Duché.

Je suis resté dans mon poste d’observation, sous un tas de couvertures. La nuit a passé. Je n’ai pas fait de feu, je n’ai pas mangé, je n’ai pas allumé ma lampe à huile, je n’ai pas dormi…

Ce matin, je sais qu’il me manque la compagnie des autres hommes, des femmes et des enfants. Cette vie au froid, ma cohabitation avec Dodo, m’ont décapé de toute ma misanthropie. Je suis – moi aussi – un animal social.

Je vais me raser, mettre mes meilleurs habits, charger mes plus belles affaires, entasser mes plus magnifiques cadeaux.

Et quand le soleil se lèvera, j’irai droit vers eux.

 

[1]     « Blanc et noir » le drapeau breton

[2]     « Stupeur et tremblements » – Amélie Nothomb – 1999

[3]     Hameau en breton

[4]    Konrad Lorenz

Aliens

A la Cafêt avec Lolotte et Dragan, ils nous entouraient, ils nous pressaient. La musique était à fond, ils projetaient des drôles de vidéos sur le mur taggé, un peu comme des Tétris, ça bougeait tout le temps dans la lumière bleutée du vidéoproj. Devait y avoir un sens dans ces évolutions de formes colorées parce qu’ils riaient tous, lançaient des paris, s’affrontaient par équipes. L’air sentait la sueur, la vieille bière, la poussière que tu voyais brassée dans le rayon lumineux. Un flipper hoquetait derrière nous. Ils étaient debout, collés les uns aux autres, se serrant, s’embrassant, se passant les verres en plastique et les bouteilles par-dessus les têtes, foule compacte du bar au mur.

Nous étions assis Lolotte et moi sur un canapé tâché. Ou plutôt vautrés parce que la mousse avait rendu l’âme. Face à Dragan sur son tabouret qui nous séparaient d’eux. Nous avions gardés nos cuirs, il faisait chaud. Dragan par habitude, seconde peau râpée et par endroit trouée. Lolotte et moi pour nous protéger de la crasse de cette cave noire et rouge dont le sol collait aux chaussures.

Lolotte est chanteuse. T’inquiètes, ce n’est pas son nom de scène, même si t’es pas forcé de le connaître parce qu’elle n’a pas toutes les radios et télés à ses pieds. Elle se bat depuis des années pour survivre. Elle n’a même pas son statut, faut trop de cachets déclarés alors qu’elle chante souvent au black dans les bars. Elle se produit sur scène mais ce n’est pas assez, son tourneur est une vraie feignasse avec son gros ventre et son crâne dégarni. Tu peux acheter ses CD mais tu ne l’entendras pas dans les médias. Elle n’est pas dans les listes parce qu’elle ne rentre pas dans une catégorie. Trop compliqué pour les programmeurs. Il leur faut un monde bien balisé alors que Lolotte, elle chante tzigane, jazz manouche et chanson française. Même que ses textes, ils ont du sens. S’il faut que tu digères les accords en septième et les paroles, un vrai effort pour le ciboulot, comment qu’il te restera du temps de cerveau disponible pour te faire acheter du Cola-Coca en poussant ton caddie ?

Dès que je viens à la Ville, je vais la voir, entourée par ses musiciens, dans les endroits les plus improbables. Quand je suis submergé par l’émotion, qu’elle arque son corps les yeux fermés les bras en croix et que sa voix m’arrache des larmes et zigzague sur ma peau, je me dis qu’elle sera forcément reconnue un jour à sa vraie valeur. Qu’elle s’imposera face aux pouffes décérébrées aux neurones poitrinaires. Qu’il faudra qu’elle porte des lunettes noires pour que je puisse encore me promener en ville avec elle.

Lolotte est super bien gaulée. Quand je viens la chercher, qu’on se balade ensemble, qu’elle passe son coude dans le mien en gardant les mains dans les poches parce qu’il fait trop froid, avec nos deux blousons noirs et notre haute taille, je vois bien dans le regard des gens qu’ils nous prennent pour un couple. Ça me rend vachement fier.

Lolotte fait partie de la famille. Elle a bercé Dragan quand il était bébé. Même qu’elle est sa marraine. Nous voulions une fée artiste aux cheveux rouges penchée sur son berceau. On a eu raison maintenant qu’il voyage dans l’éther des mathématiques. Les vraies, les fondamentales, les propres. Pas les algorithmes crasseux des traders.

Ils sont sympas, polis, ils me vouvoient et m’appellent « Monsieur ». Mais leurs regards passent à travers moi. C’est flagrant avec les femelles. C’est pas sexiste de les appeler comme ça vu que l’on n’est pas de la même espèce. D’ailleurs je dis aussi les « mâles » mais c’est vrai que je ne les regarde pas trop.

Dragan, c’est mon interprète avec les Aliens. Il m’explique leur langage, leurs codes, leurs mœurs. L’autre soir, à la Cafêt, il nous les désignait discrètement. Leur année, leur discipline, leur préférence sexuelle. Sur ce dernier point, tu pouvais facilement deviner. A voir deux mâles s’embrasser goulûment ou deux femelles s’étreindre, bien que Dragan me dise que ce n’était pas si simple, pistes brouillées, traverses cachées.

Il nous faisait face, souriant, sa bouteille de bière à la main, à l’aise dans ce vacarme qui nous obligeait à hurler nos phrases. Dragan vivait parmi eux, on pouvait croire qu’il était l’un des leurs. Nostalgie de le voir dans son nouveau monde, moi qui l’avait guidé pas à pas pour sortir du nôtre. Les Aliens lui touchaient l’épaule, lui chantaient à l’oreille, lançaient quelques mots que nous ne comprenions pas, puis, en se tournant, nous saluaient d’un hochement de tête et d’un sourire distrait. Toujours ce regard transparent, comme si tu n’existais pas. J’avoue que quelques femelles valaient le coup d’œil, plastique généreuse, imperfections mineures, énergie débordante. Cette assurance que cette Terre était pour elles. Certitude que nous étions dans des dimensions différentes, sans points de rencontre. Comme des passagères à travers la vitre et que tu restes sur le quai. Je sais que je ne ferai jamais partie de leur cercle, impossible de s’intégrer, fossé infranchissable.

Franchement Lolotte, elle faisait la maille face à ces Aliennes. Même que Dragan ne voulait pas croire qu’elle avait presque deux fois plus vécu que ces femelles qui se penchaient et le caressaient de leurs cheveux relevés. Il m’a bien fait rigoler. Ils sont comme ça les mathématiciens fondamentaux. Capables de te siffler une théorie cristalline qui ne trouvera aucune application pratique avant deux mille ans – et encore. Incapables de savoir compter bêtement les années les séparant de leur marraine…C’est pour cela qu’il était parmi eux. Parce qu’il partageait cette étrangeté le mettant à part des humains.

Lolotte nous a dit que c’était toujours comme ça avec les prématurés. Ceux qui survivent ont l’instinct de vie ancré dans le corps. Que les années n’ont pas prise. Ou moins vite.

Puis elle a saisi la main de Dragan, l’a guidé à son côté sur le canapé estropié, nous a pris par les épaules. Éclatante entre le père et le fils. Face à la foule qui parfois jetait un coup d’œil à cette étonnante triade. Je me suis senti un peu plus intégré dans la Cafêt. A cause des regards. Parce que je sentais dans le bras gauche de Lolotte les vibrations de ce monde qui nous entourait. Parce qu’elle nous réunissait Dragan et moi.

Il ne venait plus à la maison. Il fallait donc aller le voir. A chaque fois j’étais surpris par les changements. Un homme en face de moi qui ne voulait plus de la relation parent-enfant. Seulement des échanges entre adultes. Ne pas laisser paraître un affect, une crainte, un souci. Juste capter quelques bribes de sa vie. Accepter de le voir emprunter des chemins similaires et ne pas pouvoir l’aider à aller plus vite. Le laisser découvrir seul. Sans le guider, encore moins le protéger. Accepter tout ce temps perdu malgré l’urgence. Accepter qu’il me retrouvera quand je ne serai peut-être plus là et ne pourrai répondre à ses questions. Comme celles, béantes, que je ne pourrai jamais poser à mon père. Accepter que nous ne sommes pas liés aux chaînes familiales et qu’il vivra une autre histoire, étrangère à mon expérience.

Au côté de Lolotte, il saluait à nouveau quelques Aliens en levant sa bouteille. Solide. Magnifique avec ses cheveux bouclés et sa barbe d’une semaine. Oriental, métèque et pâtre grec. Intégré et reconnu parmi eux. La vie était de son côté.

Quand je suis sorti du taxi après qu’elle m’ait serré très fort, j’ai senti brusquement, face à la porte de l’hôtel, un déchirement. Parce que, partie dans ce taxi dont je voyais encore les lumières au bout de la rue, j’avais perdu le lien avec le monde de Dragan.

J’ai repris mon quotidien. Je travaille avec quelques Aliens. Pas les mêmes mais aussi différents. Relations strictement professionnelles. Impossible de faire passer des émotions ou seulement de blaguer parce qu’ils ne comprennent pas ou que tu te sens déplacé. Je m’y suis fait. Faut bien. L’univers leur appartient. Faut s’accrocher avant de disparaître.

J’ai pris un coup de blues hier quand une Alienne plutôt mignonne m’a dit que son père devait avoir mon âge.

Me comparer au père d’une Alienne ! Pffffffff ça m’a fichu un coup ! J’y ai pensé tout l’après-midi pendant qu’on se les caillait dehors sous la pluie froide.

Quand je suis rentré chez moi, j’ai ouvert l’ancien album photo et je l’ai feuilleté.

Pour voir ce type qui me ressemble, même qu’on croirait que c’est mon fils. Pourtant c’est moi. Avec trente-cinq ans de moins.

Quand j’étais jeune et que je ne le savais pas.

Quand j’étais un Alien.

Diamants noirs

Je ne les avais pas vus arriver tout affairé que j’étais derrière mon écran à tenter de paramétrer ce logiciel récalcitrant. Michel m’avait laissé seul à l’agence le temps de quelques courses et je devais faire office d’hôtesse d’accueil provisoire.

Ils se tenaient tous les deux sur le seuil, encore baignés par le soleil de ce mois de juillet, été froid au ciel effiloché de nuages d’altitude, vent du nord-est imposant sa fraîcheur. Hésitants à entrer dans cette antre sombre, à la moquette décatie, peintures racornies, boisages écaillés. Quelques affiches en vitrine, passées par le soleil et tout un pan de mur couvert de photos montrant le maître des lieux, plus jeune, barbu, en costume traditionnel, pen soner entouré de ses pairs du bagad.

Le visiteur paraissait solide, les muscles saillants sous le pull et le pantalon. Le teint hâlé de celui qui mène son canote aux casiers. La trentaine. Les yeux clairs, le regard confiant plongeant directement dans le mien. Serein, en paix avec le monde qui l’entourait, sans m’imposer son mal-vivre, quotidien des clients ordinaires. Une présence étrange, presque anormale, duale, à la fois ici, devant moi, et ailleurs, très loin, dans des lieux improbables. Et, l’enveloppant telle une aura, quelque chose de tragique, comme si cet homme portait sur son front la marque d’un destin dramatique.

Il tenait par la main un garçon d’environ cinq ans. Déjà costaud. Ils étaient silencieux, attendant calmement que je les remarque. L’enfant levait parfois les yeux vers son père, nullement impatient, le regard empreint d’adoration.

Je les invitai à entrer. Ils restèrent debout, face à la banque derrière laquelle je m’escrimais. Ils patientèrent ainsi jusqu’à l’arrivée de Michel, sans s’échanger une seule parole, le père tenant toujours le fils par la main, l’encourageant d’un sourire.

Sans le vouloir vraiment, j’écoutais la conversation des deux hommes pendant que l’enfant caressait les voitures miniatures de la collection personnelle du patron. Au débit haché de ce dernier s’opposait celui, posé, lent, du visiteur. Je compris que l’homme, bien que du même village que Michel, ne travaillait pas en France. Difficile de se concentrer. Quand ils abordèrent la plongée sous-marine, je ne pus résister : « Vous êtes plongeur professionnel ? ». Il me regarda, me sourit, puis commença :

  • Ça a toujours été mon métier. Avant je plongeais en Sicile et en Tunisie pour ramasser du corail rouge. Je le vendais aux Italiens pour en faire des bijoux.
  • Profond le corail ?
  • Entre 100 et 150 mètres. Un peu dangereux mais juteux. J’ai failli racheter un magasin de bijoux en Sicile pour ma femme mais elle n’a pas voulu rester là-bas. Elle avait le mal du pays. Moi, je regrette parce qu’il y faisait chaud.
  • Pourquoi ? Vous plongez maintenant en Mer du Nord, pour les plates-formes pétrolières ?
  • Non, encore plus froid.

Il semblait hésiter à en dire plus. Quelques moments de silence où nous le regardions. Puis un sourire, un haussement d’épaule et :

  • Après tout, je ne sais même pas où c’est…Je ne vois pas à quel secret je peux être tenu…

Il reprit :

  • Vers le Pôle Nord, en territoire russe. On passe par Moscou, puis un avion nous amène à Khatanga, une ancienne base militaire. Là on nous monte à bord d’un hélicoptère russe, un MI 8, pour une destination inconnue, un bateau brise-glace au large d’une île.
  • Vous travaillez pour les Russes ?
  • Non, c’est une société Sud-Africaine. Ils ont des accords avec les républiques de Sibérie.
  • Vous plongez pour quoi ?
  • Imaginez une falaise immergée au large de l’île, un tombant s’enfonçant à 300 mètres de profondeur. Une montagne sous-marine dont sort à flanc un fleuve de glace fossile sur un front de plus de 100 mètres de hauteur. Une glace translucide, tellement ancienne et dense que rien ne peut l’attaquer. Vieille de plusieurs millions d’années.
  • Et qu’est-ce que vous en faîtes ?
  • On attaque la paroi de glace avec des lances d’eau chaude. Au pied de la paroi sont placés des filets pour récupérer ce que l’on extrait de la glace fondue.
  • C’est quoi ?
  • Des diamants. Sans leur gangue. Purs. D’une valeur exceptionnelle. Tellement transparents qu’on ne les voit pas quand on fond la glace…On démarre au pied, au niveau des filets, à 300 mètres de profondeur puis on remonte sur 100 mètres pendant 15 jours pour avoir un front d’attaque homogène. On travaille par équipe de quatre, huit heures sur vingt-quatre.
  • Vous avez ramassé les diamants ?
  • On n’a pas le droit d’aller aux filets. C’est une équipe spéciale qui les collecte. On est même fouillé quand on remonte du fond.
  • Et après, quand vous arrivez en haut des 100 m de front ?
  • On se met en décompression pendant 15 jours et ensuite on a un mois de congés où on peut rentrer en France comme en ce moment. On vit dans une station immergée avec cuisine et bloc opératoire. Le cuistot est français et fait le pain tous les jours. On a un médecin pour les urgences. La station remonte le front d’attaque en même temps que nous. Quand nous sommes en haut à – 200 mètres, c’est le moment de décompresser.
  • Dangereux ?
  • Forcément. La sanction immédiate de toute erreur, c’est la mort. Il faut être pro, très calme, ne jamais s’affoler, savoir s’arrêter, ne pas perdre les pédales. On ne sait jamais à l’avance si on garde ses facultés mentales à cette profondeur. On peut ou on ne peut pas. J’ai plongé avec des types qui semblaient tout à fait normaux, mais qui étaient incapables de compter jusqu’à 10 au fond.
  • Ils ont eu des accidents ?
  • Avant, les Sud-Africains recrutaient des Philippins. Pas chers payés. Mais sur une équipe de douze, onze sont morts. Maintenant ils préfèrent des plongeurs professionnels, essentiellement des Français. Il paraît qu’on est doué pour ça, comme les indiens d’Amérique qui n’ont pas le vertige pour nettoyer les verres des gratte-ciels.
  • Vous devez avoir un bon salaire !
  • 45 000 € pas mois. Les diamants ça paye…
  • C’est incroyable ! J’ai peine à vous croire ! Vous allez faire ça longtemps ?

L’homme resta silencieux. Je le sentais traversé par un conflit. Toujours hésitant. Puis, absolument sincère :

  • J’ai la plongée dans le sang. Ce n’est qu’au fond que je respire, même si c’est de l’hydréliox[1]. Dès que je suis à l’air libre, je n’ai qu’une envie, redescendre au fond. Mais c’est un plaisir solitaire et dangereux. J’ai une femme et un enfant. Extraire les diamants, c’est trop risqué. Faut pas tenter le diable. Je vais faire ça pendant encore un an ou deux puis je décroche. Je construis ma maison, je passe mon brevet pour devenir pêcheur professionnel et après je serais peinard.
  • Vous plongerez toujours…

Il sourit, regarda son fils, lui toucha la tête :

  • Oui, mais pour le plaisir, à 20 mètres, avec lui. Il plonge depuis qu’il est né. Chez nous, on fait ça de père en fils…

J’aurais bien continué mais Michel s’impatientait. Bon client : des contrats à discuter…Je passais le reste de la journée face à cette paroi de glace, à manier la lance d’eau chaude. Le silence, le noir total. Derrière moi, perçant la nuit de ses hublots enluminés, la station suspendue à ses câbles. Des projecteurs violents illuminant la falaise gelée, verre translucide cachant ses diamants. Les poissons étranges se précipitant, tels des lucioles, vers ces phares. Sous moi, tout en bas, à peine encore dans la lumière, les filets de tous les trésors. Et au-dessus, ce front de glace en surplomb, s’échappant vertigineusement vers la surface invisible. Nous sommes quatre, côte à côte, rythmés par nos bulles s’échappant à intervalles réguliers, chacun avec son outil, seul matière tiède dans cet environnement gelé, luttant contre le froid sous nos combinaisons sèches, palmant sans interruption pour contrecarrer la puissance du jet, nous regardant à intervalle régulier pour déceler le moindre signe de narcose, gestes saccadés, mouvements incohérents. Puis la pause, les repas dans la pièce centrale, le repos allongé à lire dans cette cellule métallique et un sommeil sans rêves…

Pendant plusieurs mois, j’ai souvent été là-bas, au plus profond de mes nuits insomniaques ou au cours de ces instants blancs où la répétition engendre la rêverie. Puis j’ai oublié…

Michel m’a appelé ce matin. La voix triste. Il n’a pas eu beaucoup de peine à me remémorer cet homme des grands fonds. Il venait d’apprendre la nouvelle par sa femme. Un accident. En voulant sauver un de ses compagnons pris de folie, il avait été entraîné vers le bas, emmêlé à lui. Les autres plongeurs n’avaient pu les remonter sans risque. A cette profondeur, on pense d’abord à soi, la survie rend égoïste.

On les avait retrouvés, plusieurs heures plus tard, toujours liés, retenus par les filets.

Morts.

Au milieu des diamants…

[1] Mélange gazeux triple, oxygène, hydrogène et hélium . Les proportions relatives de ces gaz sont soigneusement dosées en fonction de la profondeur atteinte par le plongeur.