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La Marque Brune : Prologue

Premier chapitre du livre « La Marque brune », publié en 2000 par l’éditeur Terre de Brume

Il avait émergé dans cette cellule aux murs blancs depuis une succession de jours et de nuits qu’il n’arrivait pas à évaluer. De son lit sur lequel son corps était étendu de longues heures, à travers la fenêtre aux barreaux gris minium, il pouvait voir, sans vraiment les regarder, les groupes humains, jamais seuls, surveillés par des personnes en blouse blanche, sillonnant sans cesse le parc, mouvement brownien sans logique, sous les immenses cèdres et séquoias transplantés ici par les premiers propriétaires de l’énorme bâtisse.

Il sentait vibrer cet édifice aux ramifications innombrables, bruire de jour comme de nuit de mille vies, captives, assignées, ou libres. La nuit, quand les bruits de pas étaient plus rares, comme feutrés par la demi obscurité des veilleuses, quand les appels urgents des sonneries dans le réduit des infirmières devenaient exceptionnels grâce à l’abrutissement généralisé aux neuroleptiques ou autres hypnotiques, alors que le silence devait exploser et remplir la chambre de son glacial néant, exacte réplique de celui sévissant dans son cerveau, il percevait toujours cette vibration, somme des trépidations des moteurs et machines assumant les différentes fonctions vitales du bâtiment.

Vide, sans souvenirs, il souffrait d’autant plus de cette étrangeté, que les mots, les sentiments, étaient là, présents et peut-être plus blessants, car non amortis par le flot des images. Il lui semblait que ses facultés logiques restaient intactes, que ce qu’il avait appris était toujours présent sous la couche d’ouate de l’antidépresseur. Il sentait confusément que son passé lointain était retenu provisoirement derrière des portes d’acier qui allaient un jour s’entrouvrir. Mais, inexplicablement, il savait que ses souvenirs récents seraient irrémédiablement détruits, effacés, comme si le secteur le plus récent du disque dur de son histoire avait été reformaté, remis à zéro dans quelque gigantesque anneau électromagnétique.

Cette impression déclenchait au minimum le sourire de l’interne en psychiatrie qui passait quotidiennement le voir. Pour ce dernier, le syndrome était limpide, confirmé par un tableau clinique des plus classiques : bouffées délirantes consécutives à une hypothyroïdie aiguë. Le traitement, simple pour le soma – petite molécule pour la tête, petite molécule pour la thyroïde paresseuse – ne se préoccupait pas de l’approche psychique. On verrait plus tard quand la machine repartirait.

Les premiers jours, quand il sortait de brefs instants de sa torpeur, une femme se tenait toujours à ses côtés. Elle l’avait patiemment sorti de son vide embué de terreur. Femme aimante et nouvelle mère, elle l’avait mis au monde une autre fois, elle avait réincarné cet esprit perdu dans les limbes de ses délires finissants, elle l’avait ramené dans la société des hommes. Elle lui avait donné son nom, elle lui avait donné son âge, elle lui avait donné sa paternité. Elle lui avait expliqué qu’elle était sa femme, qu’ils s’étaient choisis pour le meilleur, que le pire n’entrerait pas chez eux, que l’on reconstruirait son passé sur cet abîme sans mémoire.

Chaque jour, il attendait sa visite, prenait sa main dans la sienne, regardait cette femme, se persuadant un peu plus qu’il était à elle, la questionnant sur sa vie effacée, suspendu à ces lèvres, à ce regard direct parfois absent dans l’effort de souvenance. Jour après jour, il assemblait quelques briques étrangères dans la béance de sa mémoire, se répétant dans le noir de la nuit ces souvenirs d’une autre, pour les recouvrir de sa propre patine.

Lors d’une visite, alors qu’il se sentait plus solide, que son édifice intérieur se calfeutrait, moins sensible aux courants décharnés, elle lui apprit que les gendarmes l’avaient retrouvé prostré dans la longère des landes, roulé en position fœtale derrière la porte d’entrée entrouverte, bleui par le froid inhabituel sous ces cieux, le regard fixe et la commissure des lèvres blanche d’écume séchée. Puis, elle sortit de son sac un paquet de feuilles imprimées assemblées à l’agrafe. Le texte dactylographié, dense, épais, serré, semblait dicté par l’urgence. Sous chaque page la même référence commençait par “ http : //www….. ”.

Elle tendit le texte, lui disant que maintenant il devait voler de ses propres ailes, s’échapper du nid de souvenirs qu’elle lui avait bâti, se confronter à une autre réalité, affronter une autre sensibilité.

Ces feuilles regroupaient la période qui lui semblait avoir été effacée, elles racontaient une histoire, et c’était lui-même qui l’avait écrite.