Archives de catégorie : Livres édités – 1er chapitre

La rencontre entre Pat et Lola

Avec l’accord des éditions Chemin faisant (Ploemeur).

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A la manière des Steppenwölfe : chapitre 3 MATIN D’AUTOROUTE

Elle avait l’air sympa Lola, mais il ne me fallait pas ça. Elle était trop attirante, je ne voulais pas me retrouver dans une situation pareille. D’un naturel déconcertant, elle ne semblait absolument pas se méfier de moi, je ne devais pas ressembler à grand-chose… Je ne savais pas comment j’allais me sortir de cette attirance mécanique, c’était comme de donner un os à un chien. Je bandais, évidemment, elle était gonflée de se trimbaler sans soutien-gorge, elle devait bien savoir qu’il n’y a rien de pire pour exciter les hommes que d’avoir les tétons qui pointent à travers son tee-shirt…

J’entamais rapidement la conversation.

– Tu aimes bien Niagara ?

– Ouais, pas mal, ma mère écoutait ça.

Je mis Pendant que les champs brûlent, ma préférée, sa mère, la petite peste, je pourrais être son père, c’était ce qu’elle voulait me dire…

– Tu as quel âge ? Tu ne vis plus chez tes parents ?

Retour à l’envoyeur…

Éclat de rire.

– J’ai l’air de sortir de chez ma mère ? Je viens de me faire larguer par mon amoureuse et de manquer de me faire violer par un gros lourdaud, alors j’échoue dans ton camion bienheureux, oui, mais je ne vis plus chez mes parents ! J’ai vingt-deux ans.

Vingt-deux ans, vingt ans de moins que moi, j’aurais pu être son père, c’était vrai, mais tout juste. Son amoureuse ? Elle était lesbienne ? Je commençais à respirer, à me détendre et à sortir de cette attirance purement sexuelle. Trop jeune, trop lesbienne, sans espoir pour moi. J’allais reprendre mon souffle et arrêter de bander, je me faisais une raison, enfin à peu près, fallait pas trop que je la regarde.

– Et elle aime quoi d’autre ta mère ?

– Bashung, Higelin, Brassens, Massive Attack… Je ne sais pas. Elle aime des vieux trucs de chanson française qui sont de la génération d’avant. Ça doit faire écho à quelque chose chez elle, je ne sais pas quoi.

– Pas chez toi ?

– Pas trop, enfin moi j’aime Gainsbourg et Brigitte Fontaine dans ce qu’elle écoute, c’est barré, ça me plaît.

– Cherche dans le tiroir, j’ai une chanson incroyable d’Higelin avec Brigitte Fontaine sur un enfant qu’elle a oublié, j’adore.

Je parlais, elle parlait, j’oubliais ma fatigue, le paysage s’effaçait de plus en plus et la nuit prenait vraiment place, lourde et épaisse. J’allumais ma guirlande électrique.

– C’est quoi ça ?

– C’est ma boîte de nuit intérieure, le camion en fête pour la nuit, tu crois que l’on roule comme des malades avec des poulettes à bord ? C’est bal sans fin ici, tu vas voir, l’ambiance musicale ne va pas tarder à changer, c’est fantaisie nocturne, tu ne vas pas t’en remettre ! Les poulettes à l’arrière, c’est pour ça qu’elles m’ont choisi, avec moi, c’est nuit électrique…

Elle souriait franchement, je n’aurais pas cru être dans le bon niveau de blagues, elle était encore plus belle. Je la sentais triste, cette jeune fille, ce qui la rendait plus enfantine. Je décidais d’envoyer le grand jeu : je passais mon temps à égayer, seul, ma propre vie en la mettant en scène, mon camion était mon terrain. J’allumai l’éclairage publicitaire et les néons sur les côtés, les baffles se mirent à cracher sur l’arrière : Téléphone et Noir Désir, David Bowie et Rolling Stones. Ce n’était certainement pas son genre musical mais je me disais que cela allait colorer ce voyage.

Je ne sais pas ce qu’elle pensait, elle riait franchement.

Elle s’est mise à chanter, ce devait être assez drôle, vu de l’extérieur. Deux hurluberlus dans un camion lumineux. Cela a duré un moment, j’oscillais entre regarder sa silhouette et regarder l’ombre des arbres, deux paysages, l’intérieur et l’extérieur, en écho.

J’ai remis Sardou et Johnny, besoin de revenir aux fondamentaux, moins l’air de lui plaire, elle s’est mise à parler

– Tu es un sacré numéro, Patrick, qu’as-tu lu de Houellebecq ?

– J’en ai lu trois, quatre, celui-là pas encore, c’est ma belle-sœur. Tout ce qui est intello, c’est ma belle-sœur, moi je ne suis que camionneur, tu sais…

Je jouais le grand rôle de la dévalorisation, j’avais parfaitement conscience de ne pas être cultivé. Mais je n’en ressentais pas le besoin, sauf des fois avec ma belle-sœur, qui me faisait découvrir d’autres univers. Elle pouvait m’interpeller, Madame Miyazaki. Mon frère était transparent à côté d’elle, jamais là de toute façon. Elle, une sorte d’ange, un peu chiante, mais un peu ange quand même. Enfin je ne l’enviais pas non plus mon frère, ils restaient un couple, avec tout le quotidien obsédant qui allait avec. Elle m’avait fait lire Houellebecq, cela m’avait étonné qu’elle lise ça, parce que c’est très porté sexe alors qu’elle est totalement dans ses rêves Elle aimait bien dire cette phrase de Houellebecq :

– Ferme les yeux Patrick, écoute cette phrase et dis-moi si elle résonne …

Elle me faisait rire, mais j’ai retenu sa phrase :

Fardée comme un poisson naïf / Dans l’aquarium de nos souffrances / Vous marchiez et j’étais captif / De vos lointaines apparences.

Elle était mélancolique, j’avais beau ne pas être malin, je l’avais compris, elle était mélancolique, ma belle-sœur, c’était ce qui lui permettait d’être plus sensible aux choses que les autres. Quand elle regardait une fourmi, elle pouvait t’en parler pendant des heures, avec les yeux qui brillaient comme si moi j’avais gagné au loto ou sauté Vanessa Paradis :

– Tu vois la fourmi, Patrick, j’aimerais bien être dans sa tête. Tu imagines les kilomètres qu’elle fait ? L’addition de ses pas ? Tu imagines ce qu’elle peut penser, tu crois qu’elle voit les autres ? Qu’elle me voit ?

Elle était complètement perchée, mais je l’aimais bien, malgré son bilan carbone et ses Miyazaki, j’avais l’impression qu’elle était accrochée au plafond et qu’elle me regardait.

– Tu as lu Les particules élémentaires ? Celui où elle reste paralysée dans un fauteuil après une levrette dans une partouze ?

Elle est gonflée la petite, heureusement qu’elle est tombée sur moi. Je ne m’en souvenais plus très bien, je trouvais ça très vulgaire dans la bouche de Lola, vieux réflexe réac…

– Je ne sais pas, je ne me souviens plus… Et puis, il n’y a pas que ça dans Houellebecq, je ne sais pas si tu as remarqué, son écriture est très belle.

– Non, je n’ai pas trop perçu. Et à part lire Houellebecq, tu fais quoi ?

– Et toi ?

– Je t’ai posé une question, réponds-moi d’abord, tu fais quoi ?

– Je conduis des poulettes de Saint Brieuc à Strasbourg et de Strasbourg à Saint Brieuc, dans un camion qui ferait tourner la tête à toutes les poulettes du sud de la France

– Ça va, j’ai compris… Tu as une femme ? Des enfants ? Des hobbies ?

Elle commençait visiblement à trouver mes blagues moins drôles…

– Je n’ai pas de femme, je n’ai pas d’enfants, et mon hobby du moment est de prendre en photo les matins d’autoroute.

– Les matins d’autoroute ?

– Oui.

Elle en est restée baba, pendant ce temps-là Johnny chantait, puis elle s’est endormie.

Il était deux heures du matin et, fort de ma cuite de la veille et de ma nouvelle responsabilité devant cette jeune femme, il fallait que je m’arrête pour dormir. J’arrivais à ma station d’autoroute habituelle, parking à camions, nos hôtels de luxe…

J’ai installé Lola dans la couchette du haut, délicatement, il me venait presque un sentiment paternel. Je me suis félicité moi-même d’être aussi fairplay, j’ai sombré rapidement…

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A la manière de Jean-Pierre Ferrand : Bonus PASTICHE

Steppenwölfe est un trio mais Jean-Pierre Ferrand, un ami cher, nous a proposé un pastiche de la rencontre entre Lola et Pat, à la manière de Marcel Proust. Le voici :

Souvent je me suis couché à pas d’heure lorsque, quelque triviale nécessité financière m’ayant contraint à travailler, je traversais la France à bord de mon semi-remorque et que, soit que j’eus rencontré sur mon trajet des impondérables qui eussent eu pour effet de me mettre en retard, soit que la longueur même du trajet m’eût contraint à le parcourir d’une seule traite, je devais rouler de nuit. Alors que j’étais habituellement sujet à l’insomnie, la monotonie du parcours, alliée au ronronnement régulier du moteur et au balancement de la cabine, avait sur moi un effet émollient et soporifique. Craignant que l’envie de dormir ne l’emportât, je m’efforçais de rester éveillé, ou du moins de me maintenir dans cet état de semi torpeur où, tout en se laissant aller à la rêverie, le conducteur conserve suffisamment de vigilance pour être capable de tourner son volant, voire d’appuyer sur le frein, au cas où les circonstances l’exigeraient. D’ordinaire, je n’écoutais pas la radio, car mon univers intérieur était suffisamment riche pour que je n’éprouvasse pas le besoin de substituer au silence apaisant le vacarme vulgaire du monde moderne. En outre, durant la journée, je me consacrais avec une délectation toujours renouvelée à la contemplation des paysages, dont la diversité me ravissait mais dont à l’occasion je goûtais aussi l’uniformité, qui ne suscitait en moi nul ennui, mais plutôt une sensation de légèreté, car mon regard n’étant alors plus distrait par des détails pittoresques et finalement sans importance, il ne retenait qu’une impression générale qui touchait à l’essence même des lieux traversés. Les champs de Beauce, les plaines de Picardie m’étaient ainsi des océans sur lesquels je voguais à bord de mon vaisseau de fer. Au cœur de la nuit, toutefois, il pouvait arriver que mon imagination ne suffît pas à me tenir en éveil, et que j’en vinsse à l’extrémité de devoir allumer la radio. Les « Nuits de France-Culture » me procuraient alors un bruit de fond agréable et, même si les bavardages inspirés qui s’écoulaient sans fin comme d’un robinet qui fuit suscitaient plus en moi l’ennui que l’intérêt, il m’arrivait d’en retenir quelques propos qui alimentaient mes réflexions et me maintenaient en état de veille. Certains soirs, je passais sur France-Musique, espérant y trouver quelque cantate de Bach dont le swing baroque, doux et régulier, s’accordait à merveille à la conduite sur de longs trajets. Il me revenait alors à l’esprit que dans Belle du Seigneur, Albert Cohen avait traité l’œuvre de Bach de « musique pour scieurs de long », appréciation certes acerbe mais suffisamment fondée à mes yeux pour pouvoir être étendue aux chauffeurs de poids-lourds, encore que l’on eût pu en dire autant de la littérature de Cohen, au regard de laquelle la Passion selon Saint-Mathieu pourrait passer pour un opuscule.

Ce soir-là, je roulais à la hauteur de Combray, ou peut-être était-ce du côté de Méséglise, sur une de ces routes départementales qui parlent le langage du relief parce qu’à la différence des grandes routes modernes, elles ont su en épouser les courbes. Quelques nappes de brume délicatement effilochées par le souffle de la brise du soir, celle-là même que Dietrich Fischer-Dieskau évoque si subtilement dans son interprétation du « Mondnacht » de Schumann, commençaient à se former en imperceptible sustentation au-dessus des prairies, sur lesquelles s’allongeait l’ombre des haies. Dans le lointain doré, la silhouette d’un bourg dominée par un fin clocher et soulignée d’un avant-plan de prairies où paissaient quelques chevaux m’évoqua fugitivement le tableau « Wiesen bei Greifswald », de Friedrich. C’est alors qu’au détour d’une haie d’aubépines, j’eus à peine le temps d’apercevoir une auto-stoppeuse qui se tenait sur l’accotement. Son pouce, qui n’était que très faiblement tendu vers le haut, trahissait par sa position une grande lassitude, que confirmaient l’inclinaison prononcée du bras droit, comme si celui-ci eût été chargé de tout le poids d’une journée harassante, ainsi que la posture légèrement voûtée de la jeune femme. L’ovale régulier de son visage encadré de cheveux d’un noir de jais me rappela cette Vierge à l’enfant d’Antonio da Negroponte, devant laquelle j’étais tombé en arrêt dans le transept nord de l’église San Francesco della Vigna, à Venise, quoique la courbe de ses sourcils me suggérât davantage la Vénus d’Urbino peinte par Titien, révélant d’ailleurs une forme de distinction naturelle qu’une parka à capuche sans forme ni couleur ne parvenait pas à masquer. Je freinai immédiatement, désireux tout autant de me procurer quelque compagnie que de rendre service à cette jeune personne.

– Où c’est que vous allez ? me demanda-t-elle.

Je ne crus pas devoir relever le solécisme, car de telles fautes sont si communes chez les gens de modeste extraction qu’il ne sert à rien de s’en offusquer devant eux, sauf à vouloir passer pour un cuistre. J’en ressentis toutefois une profonde déception. De même qu’une verrue disgracieuse peut altérer le visage le plus harmonieux, une incorrection grammaticale peut ruiner l’image idéale que l’on s’était faite d’une personne d’apparence distinguée avant qu’elle n’ouvre la bouche, révélant par ses premiers mots les failles d’une éducation imparfaite. J’acceptai toutefois de la prendre à mon bord, car elle se rendait comme moi à Strasbourg.

Elle avait 22 ans et s’appelait Lola. Ce prénom me plongea dans une longue méditation. Je cherchai à deviner ce qu’il pouvait révéler d’elle, car on sait combien notre prénom, quand bien même il résulte de contingences qui nous sont extérieures, peut avoir d’influence sur notre être profond. Je ne pouvais ignorer que Lola est dérivé de Dolorès, qui veut dire « douleur » en espagnol et fait référence au « jour des douleurs de la Vierge » (dià de los Dolores), mais qu’il est également le dérivé du prénom germanique Carlota, venant du terme « karl » qui signifie « homme » ou « viril ». Cette double nature de Lola, à la fois féminine et masculine, me troubla. Se pouvait-il que ma passagère, qui présentait les attributs extérieurs de la féminité pour autant que je pusse en juger à travers la gangue grossière de ses nippes, portât d’une manière ou d’une autre la trace de cette double identité ? Lola Montez, pourtant, courtisa toute sa vie des hommes, elle fut même la maîtresse de Louis II de Bavière, et nul esprit médisant ne s’avisa jamais, à ma connaissance, de répandre le bruit qu’elle pût avoir des inclinaisons saphiques. Je chassai donc cette pensée de mon esprit.

Après une demi-heure de route, je tournai imperceptiblement la tête dans sa direction, en évitant tout regard trop appuyé qui eût pu l’amener à se méprendre sur la nature de ma curiosité pour elle, car l’intérêt que je témoigne aux personnes du sexe n’est autre qu’intellectuel, ce qui préserve ma capacité d’observation et de jugement contre toute altération qui pourrait naître d’une attirance charnelle, au demeurant fort hypothétique. Bien qu’il commençât à faire noir, la lumière des phares des voitures venant en sens inverse éclairait momentanément son visage, qui surgissait alors de l’obscurité comme dans un tableau de La Tour, acquérant ainsi une dimension mystérieuse et intemporelle qui effaçait en moi la désagréable impression produite par la vulgarité de sa question.

France-Culture diffusait alors un entretien avec une psychanalyste lacanienne au sujet de son livre « Être bien dans le mal : Baudelaire, Huysmans, Bataille », auquel ma passagère ne semblait pas prêter particulièrement attention, tout occupée qu’elle était à enrouler et dérouler une mèche de cheveux autour de son index. Soudain, elle me demanda :

– Pensez-vous qu’en conceptualisant le plaisir, le discours freudien ait renversé la notion de bonheur dans le mal telle que la décrit Huysmans, et dès lors, le principe de plaisir ne risque-t-il pas de fonctionner comme barrière à la jouissance ?

Cette question me mit dans la plus grande confusion. Je ne connaissais de Freud que les « Cinq leçons sur la psychanalyse », qui m’avait été prêté au lycée par un condisciple à l’éducation plus libérale que la mienne et que j’avais lu en cachette, parce que mes parents tenaient cet auteur pour immoral et avilissant. Ramassant tant bien que mal ces quelques bribes de souvenirs, je tentai laborieusement de produire une réponse construite ; mais, n’y parvenant pas et ne voulant pas perdre la face pour autant, je me risquai en désespoir de cause et sans grande conviction à lâcher un « Oh, moi, vous savez, je ne fais pas de politique ! » qu’un public complaisant aurait à la rigueur, et au second degré, pu prendre pour une saillie désinvolte. La réponse ne se fit pas attendre :

– Monsieur, vous me décevez énormément. Loin de prendre les chauffeurs routiers pour des rustres incultes, je les considère comme parfaitement capables, pour peu qu’ils veuillent bien s’en donner la peine, de soutenir une conversation sur Huysmans, ou même sur Bataille. J’attendais, de votre part, mieux que cette pitoyable réponse qui cherche vainement à masquer l’étendue de vos ignorances et à éviter tout échange entre nous, alors que mon intention n’était que de vous élever. Et je me demande ce que vous apporte France-Culture : vous feriez mieux d’écouter RTL.

Elle ne desserra plus les dents et, lorsque je m’arrêtai sur une aire de services, elle sauta hors de la cabine et disparut dans la nuit.

De schuchterheidszoom

Nouvelle retenue, avec cession des droits, par l’éditeur SHORT-EDITION.COM et présente, dans sa version néerlandaise, dans 2 distributeurs d’histoires courtes (Ultrecht et Zutphen)

Version en français

Version en anglais

Version en allemand

Mevrouw, ik moet u iets bekennen. Al te lang heb ik mijn gevoelens verzwegen, maar het dient nergens toe ze te onderdrukken als ik voortdurend door hun kracht uit het lood word geslagen. Ik dacht niet dat ik ze ooit zou onthullen omdat er geen oplossing is. U hebt uw leven en ik dat van mij. We zijn allebei gelukkig met ons eigen bestaan. Waarom zou ik een storm veroorzaken, waarom zou ik u een glimp laten ontwaren van een ander mogelijk bestaan als we allebei weten dat we het pad van de wijsheid hebben gekozen? Jazeker, dat kan er vrij kleurloos uitzien in vergelijking met de waanzin van de hartstocht, maar we hebben voldoende levenservaring om te weten dat je op de top van een vulkaan niets kunt bouwen.


Maar misschien maak ik me illusies en schrijf ik u een innerlijk leven toe dat alleen in mijn dromen bestaat. Misschien verbaast u zich over mijn woorden, voelt u zich geschokt door mijn gevoelens, u die alleen vriendschap zag waar ik overtuigd was van een gedeelde liefde. Neem het me in dat geval niet kwalijk, wijs me niet af! Beschouw ze alleen als symptomen van een dwaling. Ik durf te hopen dat u me in al uw scherpzinnigheid mijn schaamteloze vertoon zult vergeven.


Mevrouw, ik moet u iets bekennen. Zodra ik u zag, wist ik meteen dat u me nooit onverschillig zou laten. Wat is het geheim van dit onmiddellijke inzicht? Een manier van zijn die doet denken aan de verborgen herinneringen van de kindertijd? De onophoudelijke zoektocht naar een vrouwelijk ideaal, gebaseerd op de moederfiguur of de herinnering aan mijn eerste emoties? Of een veel prozaïscher proces als een geur of het onbewuste mechanisme van een goede genetische overeenstemming? Zodra ik u zag lopen, met uw jeugdige tred, uw ranke lichaam en uw rechtstreekse blik – een glanzende blik, die openstaat voor de ander – wist ik dat ik zou bezwijken.


O het was een langzaam, ondergronds proces, maar het heeft zijn spoor getrokken en het werd gevoed door al die onbeduidende momenten in uw aanwezigheid. De maanden, wie weet misschien wel de jaren zijn verstreken, en er moest ooit een dag komen dat we ophielden elkaar voorbij te lopen, dat we met elkaar praatten en elkaar ontdekten, dat er een paar banale zinnen werden uitgewisseld – het begin van een vriendschap.


Mevrouw, ik moet u iets bekennen. Die avond, toen u in het licht zat, geenszins gehinderd door de stralen van de ondergaande zon, ben ik overstag gegaan. Merkte u hoe beschroomd ik was toen ik me verstopte in de beschermende schaduw van de langszij scherende zon? Ik, die gewoonlijk zo welbespraakt ben, was zo in de war dat ik geen gesprek met u kon voeren. Hebt u gezien hoe verlegen ik was, hoe slecht ik uit mijn woorden raakte? Zoals het hier geschreven staat, lijkt het een cliché, maar het was exact wat ik voelde: ik was sprakeloos. Verblind door uw uitstraling. Die indruk was zo sterk dat uw beeld diep in mijn geheugen werd gegrift. Uw ogen die door een discrete maquillage oplichtten en groter werden. Uw warrige haar met zijn lokken in een zachtere nuance. Uw warme teint die door een paar sproetjes werd opgehoogd. Uw gereserveerde, haast raadselachtige en mogelijk ietwat spottende glimlach. Uw blote schouders in de warme zomeravond. U wendde uw ogen niet van me af, u wachtte op mijn reactie en ik moest de betovering verbreken, waardoor ik verlamd werd. We zaten allebei in onze bubbel, we waren ons amper bewust van de gesprekken van onze buren, wisselden vol vertrouwen intieme woorden uit alsof we oude geliefden waren en er voor ons geen taboes bestonden… Toen ik u in de koele nacht moest verlaten, voelde ik me verscheurd.


Het hoogtepunt van die gelukzalige avond werd nooit geëvenaard. Onze gesprekken zijn achtelozer, nu eens triviaal, dan weer hartelijk, nu eens afstandelijk, dan weer innig. Vaak heb ik geprobeerd u in uw eentje te ontmoeten omdat ik wilde weten wat in uw binnenste, in uw hart, in uw hoofd verborgen zit, maar altijd wist u te ontsnappen. En toen ik, afgemat van mijn vele onbeantwoorde initiatieven, op het punt stond op te geven en mijn zoektocht te staken, moedigde u me opeens weer aan met een stralende glimlach, een warme blik, een handgebaar.


Mevrouw, ik moet u iets bekennen. Ik weet dat we elkaar hebben herkend, dat we gemaakt zijn uit dezelfde stof van dromen. Dat we in onze woorden, in ons hoofd wonen. Dat onze innerlijke wereld veel weidser is dan de drie dimensies waardoor ons lichaam wordt afgebakend. Dat we geroerd worden door dezelfde schoonheid, dezelfde emoties. Dat we uit hetzelfde hout van hersenschimmen zijn gesneden. Ik weet dat dit gevoel elkaar toe te behoren ons overstijgt en dat onze wezenlijke banden zullen blijven bestaan. Ten slotte weet ik dat u veel wijzer bent dan ik, dat u hebt aanvaard dat onze liefde in dit leven niet beleefd kan worden en dat we slechts het schuim ervan kunnen strelen.


Mevrouw, ik moet u iets bekennen. We zijn uit hetzelfde hout van de feeën gesneden. We zijn als bomen die broederlijk naast elkaar opschieten in het bos. We groeien samen op, trekken ons sap uit dezelfde bodem op. We spreiden ons bladerdak steeds verder uit en toch raken onze takken elkaar nooit aan, blijft er steeds een luttele ruimte bestaan waar het zonlicht door glijdt, een lichte spleet tussen ons lover. Boswachters zijn vertrouwd met het vreemde fenomeen. Ze weten niet hoe het werkt, door middel van welk communicatiesysteem de bomen erin slagen op zo korte afstand van elkaar te staan zonder elkaar te raken, ze weten niet hoe het komt dat ze zich kunnen ontplooien en tegelijkertijd op een eerbiedige afstand van elkaar blijven. Ze hebben het verschijnsel een poëtische naam gegeven, ze hebben het over schuchterheidszomen.


Mevrouw, ik aanvaard dat er tussen ons een soortgelijke schuchterheidszoom moet bestaan. Ik aanvaard dat onze innige band een raadsel is voor onszelf en de anderen. Ik aanvaard dat die geheime liefde zich in onze hoofden nestelt. Ik aanvaard dat onze lichamen elkaar nooit zullen kennen. We zullen altijd even dicht bij elkaar blijven, maar zonder elkaar aan te raken, elkaar eerbiedigend, samen opschietend naar dezelfde zon.


Mevrouw, ik vraag u een enkele gunst.
Dat via deze schuchterheidszoom onze tedere gevoelens zich kunnen verspreiden.

— Traduite par Katelijne De Vuyst

Mort d’une baleine dans un parc à huîtres : Oreille

Premier chapitre du livre « Mort d’une baleine dans un parc à huîtres » (2018), tout droits réservés, publié ici avec l’accord des éditions Privat (Toulouse).

Nous partirions bientôt vers le sud, hors du Golfe, vers l’absence d’horizon striée de raies sombres qu’inclinait la force du suroît.

Était-ce le mercure de la mer qui mangeait l’argent du ciel ? Ou l’inverse ? La lumière blanche nous faisait cligner des yeux. Nous baignions dans un camaïeu de gris jusqu’à l’anthracite, la vase de l’estran qui s’étendait de plus en plus loin avec le jusant, les piquets des premiers parcs, l’aluminium de la barge, les poches empilées sur le plateau, les capots des deux gros moteurs qui chauffaient au ralenti, le béton des murs des bassins submersibles, les Waders crasseux, les cheveux, la moustache et les yeux du Viking, les clopes que nous roulions d’avance de nos mains encore sèches, les miennes avec une bosse au milieu et celles du Viking toutes fines, élancées. Les touches de couleur explosaient sur toute cette cendre, le jaune des cirés, les rouges et les bleus criards des mannes.

Nous attendions, le dos au vent, que l’eau baisse, les mégots aux lèvres, le Viking surveillant les niveaux sur l’échelle du chenal. Pas besoin de parler. Quand il serait temps de rejoindre les parcs les plus éloignés, les plus profonds, ceux qui n’émergent qu’aux gros coefficients, il sauterait de la cale sans se retourner, attendant que je largue les aussières, puis, une fois à bord, lancerait les moteurs à mi-régime, jusqu’à sortir du Golfe où alors ils donneraient toute leur puissance.

Je me tenais à l’avant, en équilibre, sans appuis, les jambes écartées pour encaisser les à-coups. L’embarcation filait sur le clapot. Il ne crachinait même pas, seulement de la boucaille, une humidité grossière, un rêve de gouttes d’eau à peine plus épaisses que celles du brouillard. Je transpirais dans mes vêtements de travail. Le Viking n’avait rien trouvé à ma taille dans son stock, il avait dû aller à regret demander pour moi chez son voisin, la Baleine, l’écolo, le bab. Un de ses matelots m’avait passé le ciré et la salopette étanche jusqu’à la poitrine de la garde-robe du patron, absent depuis quatre jours et ne donnant pas de nouvelles. Ils étaient trop grands, trop larges, je flottais et claquais dans le vent apparent comme une voile choquée.

Pas grand monde sur l’eau. Les touristes étaient partis aux premiers jours de septembre et la météo ne poussait pas à prendre le large, visibilité réduite et dépression avec vents forts annoncés. « Normal, m’avait dit le Viking, il fait toujours mauvais aux grandes marées, enfin…pire que d’habitude. Si tu te souviens du soleil quand tu faisais la pêche à pied, c’est que t’avais trop biberonné du muscadet… ».

La barge glissait entre les îles, sur le jusant qui nous entraînait vers le large. Les parcs étaient à sec, longues rangées parallèles vertes d’ulve laitue. De nombreux chalands étaient posés sur le fond à découvert. Tout un monde de professionnels s’activait à côté des tables ostréicoles, les bottes aspirées par la vase, à remuer, retourner ou remplacer les poches d’huîtres, gros coussins noirs de plastique en résille maculés d’algues et de boue. Le courant gagnait en puissance en s’approchant de l’océan, tourbillons, vagues chaotiques heurtées des contre-courants, grondement de torrent. Je m’étais reculé, accroché à la cabine pour encaisser les sautes de la barge, le Viking zigzagant sur cette mini-mer démontée pour éviter les zones les plus agitées. Devant nous l’étau des îles se desserrait, le plan d’eau s’élargissait face au goulet. Le bateau franchit la passe à pleine puissance avant de virer à tribord en direction d’une anse où quelques parcs avaient pu être installés, protégés de la violence des vagues de l’océan par un promontoire.

C’était la concession la plus à l’écart du chantier du Viking. Les huîtres poussaient lentement car elles avaient moins à se nourrir que dans le Golfe et les eaux étaient plus froides. Mais elles se durcissaient et prenaient une saveur plus iodée. Comme les tables ne se découvraient qu’aux grandes marées, il fallait les travailler en priorité, seulement quelques heures par an, ne pas perdre son temps.

J’en étais à mon deuxième jour de formation chez le Viking. Petit tour de chauffe la veille à m’expliquer le chantier, les machines, puis l’aider à détroquer les jeunes huîtres, laver et trier les vendables. Aujourd’hui, j’attaquais dans le dur.

Le fond ne découvrait pas, la barge flottait amarrée au pieu en tête de la ligne de tables, lourde charpentière de châtaignier, avec encore ses ramifications, signalant aux imprudents qu’au-delà la coque, l’hélice ou l’embase risquaient de s’éclater sur l’acier des structures.

Nous étions face à face, de part et d’autre du double alignement des tables, l’eau au-dessus des genoux. Le Viking décrochait les attaches, prenait la poche, la secouait, la retournait, la reposait et passait à la suivante. Il m’expliquait qu’il fallait changer la position des huîtres pour qu’elles poussent régulièrement, ne se collent pas. Je tentais de le suivre mais je me laissais rapidement distancer. Je m’emmêlais avec les élastiques des attaches, les poches étaient lourdes, glissantes, et les tables, fort basses, m’obligeaient à me pencher et tirer sur les lombaires. Puis nous sommes passés à l’alignement suivant. Les huîtres étant prêtes à vendre, je devais décrocher les poches pleines, les enlever de la table et les aligner sur la barge que le Viking pilotait en me suivant, prendre les poches de jeunes huîtres que nous avions amenées et les installer à la place. L’eau montait, arrivait presque à hauteur des tables, le Viking me pressait, la sueur ruisselait, je devais accélérer. Nous avons fini debout sur les tables, tâtonnant sous l’eau pour retourner les poches. Quand la marée est arrivée à mi-cuisse, le Viking a donné le signal du départ. Je me suis couché dans la barge, entouré par les poches d’adultes qui grésillaient, le dos en vrac, de longues minutes avant de pouvoir m’asseoir et, les mains humides, m’allumer une cigarette. Le Viking me regardait en riant : « Elle est pas belle la vie ? Comment qu’il rentre le métier ? Faut pas s’étonner si on a le dos et les hanches niquées ! » Et arthrosées j’imaginais, à passer tout ce temps dans l’eau glacée.

Quand je me redressai, la barge longeait une concession qui n’avait pas encore été recouverte, les poches à l’air libre. Le Viking me disait qu’elle appartenait à ce feignant de la Baleine, qu’il ne profitait pas de la chance qu’il avait de ne pas avoir des parcs trop profonds, qu’il aurait dû être là aujourd’hui à bosser avec ses matelots plutôt qu’à ses réunions à Paris. Une rafale de vent nous ramena alors une étrange puanteur. Pas celle, soufrée, de la vase, odeur d’œufs pourris, familière pour moi, à presque l’apprécier, marqueur de mon métier. Plutôt celle de la charogne, animal écrasé pourrissant dans un fossé ou benne de camion en route pour l’équarrissage avec sa cargaison de vaches boursouflées. Vu la puissance, une grosse bête. Depuis plusieurs jours.

Nos regards se tournèrent vers une dizaine de poches, plus gonflées que les autres. Le Viking amena la barge à les toucher et là, au ralenti, elles ont défilé devant nous penchés par-dessus bord. Des crabes s’agitaient en nombre, les étoiles de mer s’agrippaient, cela bougeait de l’intérieur, tout un micromonde qui semblait faire ripaille. Pas des huîtres. De gros morceaux de viande. Tout s’est arrêté quand j’ai cru reconnaître une large main. Puis le cri du Viking, désignant la dernière poche. À travers les mailles, de profil, une tête humaine et, dans un hurlement : « La Baleine ! ».

J’ai couru vomir à l’avant, épargner les poches et, malgré ma focalisation sur l’eau noire, je ne voyais qu’une chose. Cette tête avec une drôle d’oreille, plutôt petite mais déchirée, tourmentée, recousue, racornie, une oreille de lutteur, sombre sur les pourtours, claire en son intérieur, presque nacrée.

Comme une coquille d’huître.

Hors saisons : 15 août

Premier chapitre du livre « Hors saisons » (2015), tout droits réservés, publié ici avec l’accord de l’éditeur Terre de Brume.

Pour une bonne blague, c’était une bonne blague, genre comique de répétition. Elle me faisait toujours rire mais je la réservais aux KGB, les Kaway-Glacière-Baskets, touristes frigorifiés qui croyaient qu’il y avait un été ici. Les breizhous n’aimaient pas trop ce genre d’humour alors je me retenais. Fallait pas épuiser le filon local vu que les KGB, ce n’était que de l’éphémère, ils ne venaient qu’une fois, car l’été suivant… hop, en Méditerranée ! Quand tu passes ta vie au ras des baskets, sur un carton mouillé doublé d’un sac plastique, la météo, ça a vraiment de l’importance. Dans ce bled, il ne faisait pas trop froid, même en plein décembre mais tu puais constamment le chien mouillé.

Ils étaient bien les seuls bipèdes que je supportais, ces KGB transis. Généreux, confraternels envers les humides professionnels, avec l’air de s’excuser de traîner dans les rues par obligation avec ce temps moisi car il fallait épuiser les p’tits gars, vu que la plage, t’y avais pas accès, entre la pluie à l’horizontale et les rouleaux plus hauts que toi. Alors je leur servais ma bonne blague, à deux balles, quand un de leurs boulets venait en bermuda et en crabe jeter une pièce dans ma boîte de maquereaux : « En Bretagne, y’a deux saisons, l’hiver et le 15 août ».

Je te jure que ça les faisait rire, jaune mais avec cet éclat de reconnaissance dans l’œil, frères sous la même calamité, été pourri contre vie pourrie.

Je les supportais sauf quand un benêt avait cru malin d’acheter à la boutique pour toutous kagébistes un tee-shirt gwen ha du[1] avec la phrase : « En Bretagne, il ne pleut que sur les cons « . Nous étions une cohorte de cons, sur les routes, dans les champs, sur la mer, dans les rues, à nous faire tremper et il fallait être un noble de Kermachin, bien à l’abri sur les plateaux télé pour pondre un mépris pareil pour le peuple. Pas eu assez de guillotine par ici dans les temps révolutionnaires pour nous épargner ces fins de race.

Je le tenais à l’année ce carré sous le guichet automatique du Discrédit Vert, sans clébard, ni crête dressée sur le crâne, ni kaki crasseux, avec mes cheveux gris filasse sur les épaules, mes pompes 45 et mes cans alu 1/2 litres de Koenigsbrau. Je ne frayais pas trop avec les jeunots du Centre mais ils me laissaient en paix. J’étais le plus vieux, le plus grand, le plus lourd alors j’avais ma place réservée au chaud au dortoir et à la cantine. Les SDF étaient nombreux dans cette ville de la côte, parce que la municipalité et les associations nous accueillaient sans réserve, malgré les couinements des bourgeois.

Cela faisait plusieurs années que j’arthrosais mes articulations sur le granit mouillé et cette vie répétitive et végétative me convenait bien. Minimum de pensées, minimum de relations, minimum de sentiments, maximum de tranquillité. Gris de la pierre, gris de la peau et des cheveux, gris de la vie, je devenais minéral sous mon guichet. Les kakis ne s’y étaient pas trompés : ils m’appelaient Karnak.

Ce mois d’août était encore plus calamiteux que les précédents, après un hiver froid jusqu’en juin, tempêtes rapprochées puis giboulées de juillet. A la télé du Centre, les météorologues étaient désavoués, sommés de s’expliquer sur ce réchauffement climatique à rebours. La dernière excuse, qui ne risquait pas de rassurer les commerçants du centre-ville à l’affût du premier porte-monnaie sur pattes, était la surfonte des glaciers du Groenland. Beaucoup trop d’eau douce lâchée brusquement dans l’océan. Ralentissement brutal du Gulf Stream et du tapis roulant océanique.

Je rigolais encore de ces pannes d’escalator maritime quand, le 15 août, sont tombés les premiers flocons…

Stupeur et tremblements, elle l’avait bien dit, l’Amélie[2]. Voir la neige s’accumuler, bousculée par un vent glacial, le seul jour d’été, y avait de quoi être complètement sonné tout en gelant de la tête au pied. Dès le soir, j’étais au chômage technique. Impossible de prendre ma place dans la poudreuse sous le DAB et de toute façon personne ne s’aventurait dans les rues.

La neige tomba pendant des jours sans que le froid ne baisse. La dernière quinzaine d’août, ce fut la Bérézina – sans les cosaques – entre l’évacuation des touristes coincés dans les campings, le déneigement artisanal des routes et des rues, les semi-remorques en travers des voies et les bretons au volant. Ils ont vite appris : il fallait bien prendre la caisse pour aller au taf ou pour le ravitaillement. A l’hécatombe des premiers jours avec les voitures dans le fossé ou sur le toit, a succédé un lent trafic opiniâtre, les mains moites, le regard au loin, les fesses serrées, la trajectoire oscillante sur la neige tassée. La Ville avait demandé de l’aide pour déblayer les rues et, avec quelques kakis encore en état, nous dépellions toute la journée. Au début, fallait se protéger des embardées mais ça s’est calmé, peut-être par sélection naturelle. Devenus de vrais nordiques.

Plus nous nous sommes avancés vers l’hiver, plus le froid est devenu tenace avec de longues chutes de neige. Tu te serais cru au Canada – sans les forêts. Les vaches ont gelé dans les champs, des tonnes de foin sont venues du Sud pour les survivantes. Les porcs comme les poulets ont été abattus. Le Golfe s’est solidifié, les bateaux ont été pris dans les glaces, les tracteurs se sont soudés à la boue, les serres se sont écroulées, les usines ont ralenti par manque d’approvisionnement puis se sont arrêtées. Seuls les bureaux fonctionnaient encore mais, faute d’activité, ils ont fermé aussi. Il n’est resté que l’essentiel : le secours, l’accueil, les regroupements, les soins, les distributions de nourriture. Une économie de guerre – sans l’ennemi.

J’ai bien aimé cet hiver. Comme il fallait maintenir à tout prix les accès, j’avais ma place dans ce chamboulement. On me regardait à nouveau comme un homme parce que j’avais une pelle à neige et, me levant de mon carton, j’étais revenu à leur hauteur. Face à cette adversité incroyable, il y avait comme un air de solidarité.

Les Kakis sont venus quand tout a été paralysé, les vrais, les militaires avec leurs chenilles, leurs camions tout terrain, et malgré leur tenue de combat c’était bien la première fois que je leur trouvais une utilité. Encadrés, entassés, rationnés, nous avons tenu tout l’hiver sous le blizzard, avec des pointes à -40°C.

Le printemps n’est pas venu, l’été non plus. Le 15 août, sous la neige, l’évacuation générale a été ordonnée.

Ville par ville, village par village, ker par ker[3], maison par maison, de la cave au grenier, les Kakis ont flingué les animaux et vidé la Bretagne, en voiture, en car, en camion militaire, sans laisser le choix, les armes pointées dans le dos pour abandonner les lieux d’une vie. Gens des villes, paysans, maisons de retraite, hôpitaux, tout le monde y est passé en n’emportant que l’essentiel, pour un exode vers le Sud, bien plus bas que la Loire, où la terre n’était pas gelée et la vie encore possible.

La Bretagne s’est vidée… et je suis resté. La promiscuité de l’hiver m’avait vite insupporté et ça allait être pire au Sud, dans les camps de réfugiés de toute l’Europe du Nord concentrés autour de la Méditerranée. Plutôt congeler ici que se battre pour la nourriture, l’eau, l’espace vital : ça deviendrait une vraie lutte pour survivre, avec ses coups tordus et ses meurtres, toutes les bassesses humaines dont j’avais déjà soupé jusqu’à l’écœurement. Je préférais crever ici, face au froid – sans les loups.

D’autres ont dû se cacher aussi, mais je n’ai plus rencontré personne. Quelques petits vieux, des fous moins équipés que moi pour survivre. Ils ont dû tous durcir. Je suis le seul survivant dans ce désert blanc sans animaux. Moi le SDF Karnak, je suis le dernier des Ducs de Bretagne, royaume de la glace et du vent – sans la vie… Karnak 1er.

Quand je suis sorti de ma planque, j’avais eu le temps de préparer ma survie. C’était beaucoup plus facile qu’on ne pouvait l’imaginer. Fallait juste être seul et supporter le froid. J’avais été à la bonne école.

Évacuer dans l’urgence 3,2 millions de personnes, ça laissait des trésors sur place. Ils avaient mis dans la valise leurs bijoux, leurs billets, leurs papiers, leurs photos, leurs plus chers souvenirs, quelques fringues, et basta ! Tout le reste m’attendait. Conservé impec au congélateur. Je n’avais qu’à me servir. Je ne m’en suis pas privé.

Mon premier casse a été chez Dwarfers en zone commerciale. Un vrai plaisir de défoncer le rideau de fer à coups de masse avec pour seule limite la fatigue musculaire et non la peur des cognes. Même pas le bruit de l’alarme vu qu’ils avaient coupé le courant en partant. Des gens bien élevés. J’ai pris ce qu’il y avait de plus cher, du vrai haut de gamme. Skis de fond, chaussures, pantalons, vestes, polaires Groënlandia (nom de circonstance, je pourrais lancer maintenant une ligne Britannia mais il n’y aurait personne pour les porter). Il a fallu que je me bricole un traîneau avec une luge et un harnais d’escalade. Même pas besoin de faire du stock. En repassant par le centre-ville, j’ai explosé la vitrine de l’armurerie et j’ai pris le fusil qui me semblait le plus approprié. Réflexe imbécile vu la vacuité de mon duché mais il me fallait bien un attribut de pouvoir. Faute de sceptre, un bâton de feu faisait bien l’affaire.

Avec tout mon barda, j’ai pris la direction du sud, vers la côte. Fini le DAB du Discrédit Vert, j’allais squatter chez les riches.

 

Ça fait presque un an que j’ai pris mes quartiers chez les ricos. Bords de côte, baies vitrées sur la banquise, minimum trois millions d’euros. Vu qu’ils ont fermé à clef, faut dézinguer la porte. Après, le protocole est toujours le même. Repérer la pièce avec une cheminée ou un poêle – il y en a toujours chez les riches – bien calfeutrer, attaquer le stock de bûches. Ramener dans la pièce chaude, la bouffe, le pinard congelé, la gnôle. Quand le bois est fini, brûler les meubles des autres pièces. J’ai un faible pour les meubles design. Puis attaquer les planchers, les autres portes. Dans une demeure de bonne dimension, tu peux facilement tenir un mois en chauffant un max : vu la caillante dehors, je fais rougir la fonte et ça m’arrive même de me mettre à poil sur leur peau de bête, rien que pour me rappeler comment c’était avant. Les jours de tempête, je reste bien au chaud, à regarder la banquise se déformer en craquant sous les marées. Avec parfois six mètres de marnage, ça te fait un chaos indescriptible sur les premiers cinq cents mètres, une muraille quasi infranchissable. C’est pourquoi mes demeures ducales sont toujours en hauteur, pour contempler le Golfe ou l’Océan par-dessus les séracs… et pour surveiller mes arrières. Ça a beau être vide, je reste vraiment prudent. Les riches sont encore les seuls à pouvoir affréter un hélicoptère ou un avion sur ski pour surveiller leur domaine et, s’ils ont réussi à braver l’interdiction d’accès, je ne ferais pas un pli – tout Duc que je suis – face à leurs gardes du corps. Un congelé de plus…

La nuit je m’éclaire chichement à la lampe à huile – boîte de conserve, mèche et huile d’olive ou oméga 3 – et je tire les rideaux avant de me faire un bon bouquin. Le jour, mes traces sont rapidement effacées par le vent, rien à craindre, mais je ne peux pas empêcher la fumée du foyer… Les journées passent vite et pourtant je n’ai pas grand chose à faire en dehors du ravitaillement. Revenu au temps des chasseurs cueilleurs : deux heures de boulot par jour, t’as qu’à te servir. Elle est pas belle la vie ?

La seule chose qui me dérange, c’est que je commence à grave fouetter, genre SDF et ça ne fait pas raccord avec ma nouvelle condition nobiliaire. Avoir de l’eau liquide c’est compliqué : tu satisfais la soif en priorité. Quand il en reste un peu, je me lave le plus crade, par petits morceaux. Mais pas question de nettoyer le linge. Alors quand les sous-vêtements virent au kaki, je pars au ravitaillement, je me fais un nettoyage corporel artisanal, je mets les nouveaux slips et ticheurtes et je brûle les vieux. Mais ça sent toujours…

Quand j’ai bien décapé la bicoque de tout son bois, je déplace ma cour pour une nouvelle résidence. J’aimerais bien griller l’ancienne, politique de la terre brûlée, protocole barbecue pour effacer toutes les traces d’ADN, mais ce serait la fin du Super Duc Fûté. Un incendie de nuit dans une région vide, ça se repère même depuis les satellites…

Je ne vais jamais chez les voisins par sécurité. J’ai mis au point une rotation que j’appelle la rotation des 3 R, les trois communes les plus riches de la côte, peuplées – avant la glaciation – par les Riches Retraités Réactionnaires. En coupant par la glace du Golfe, elles ne sont pas très éloignées mais suffisamment pour éviter d’être repéré.

 

En décembre, j’ai remarqué sur la glace de mer une petite masse grise immobile contre laquelle la neige s’accumulait sous la poussée du vent d’ouest. En m’approchant, j’ai bien vu que c’était un gros piaf sombre avec un peu de blanc sur le cou. Je m’attendais à un bloc congelé dans lequel j’aurais pu faire un shoot, mais en le touchant, il était tout mou. Il a même ouvert un œil sans pouvoir bouger. Je ne sais pas pourquoi mais plutôt que de l’achever et de pouvoir manger de la viande fraîche, je l’ai pris tout doucement, je l’ai roulé dans la polaire de rab du traîneau et je l’ai mis en boule contre moi sous la veste de montagne. Il n’a pas eu l’air d’être gêné par l’odeur, comme moi par la sienne : c’était un bon début. Je l’ai ramené à mon manoir n°4 et je l’ai vite placé au chaud devant la cheminée. J’ai versé de l’eau dans un bol de porcelaine de chez Grillon, mis un peu de macédoine de légumes dans la coupelle et j’ai attendu comme un gamin que la bête ressuscite. Il a pris son temps l’emplumé mais il a commencé par s’ébrouer comme un chien qui sort de l’eau, puis il a fait deux pas chancelants et a bu et mangé mes légumes. Bonne pioche, ça devait être un herbivore. Après il s’est couché à nouveau devant le feu. Comme il n’avait pas l’air de vouloir se présenter, je suis allé dans la bibliothèque chercher un guide des oiseaux – il y en a toujours chez les riches, à côté de celui sur les champignons et de la flore – et j’ai pas trop eu à feuilleter. C’était une oie, une bernache. Elle devait arriver de Sibérie pour hiverner peinarde dans le Golfe mais manque de bol comme le climat s’était pris les pieds dans le tapis roulant océanique, c’était encore la banquise ici. Elle devait être plus fatiguée ou moins maligne pour persister à atterrir malgré les consignes de vol du chef d’escadrille. Comme je n’en avais pas vu d’autres, qu’elle me semblait aussi seule et marginale que moi, j’ai décidé de l’adopter. Et de l’appeler Dodo, la dernière de son espèce, un peu oie blanche, un peu bécasse, perdue dans cet âge de glace. Elle n’a peut-être pas eu le choix mais elle a eu l’air d’accepter le pacte. Karnak 1er et Dodo, le binôme improbable. Au château, elle prenait sa place devant le feu, se mettait contre moi quand je m’y étendais pour dormir. C’était comme un père pour son bébé : je ne l’ai jamais écrasée en me retournant pendant mon sommeil. Et quand je partais faire une virée, elle me suivait comme son Konrad [4]et s’installait sur le traîneau en attendant que je la couvre de sa polaire.

Nous avons passé Noël et le jour de l’an très cools tous les deux. Dodo m’a même chipé un morceau de foie gras, mais comme c’était du canard je l’ai laissé faire, il n’y avait pas de risque de conflit (confit ?) éthique. Comme elle y a pris goût, je lui ai rajouté un peu de pâté chaque jour dans sa ration en me disant qu’elle devait vraiment être anormale pour une herbivore, mais y’a peut-être aussi des bernaches perverses.

Dodo et moi, nous avons mené notre paisible vie de couple jusqu’au mois d’avril, sans une dispute, sans un cri. L’entente parfaite. Elle s’adaptait immédiatement à chaque fois à notre nouvelle demeure, un peu à l’écart quand je maniais la hache mais en suivant le mouvement comme pour m’encourager. Elle engraissait avec son nouveau régime, avec la plume brillante et l’œil alerte. Je n’ai jamais eu de pensées coupables de mise en broche même en rêve. Un vrai tabou.

Et puis, un jour ensoleillé de fin avril, comme Dodo veillait à son poste sur le traîneau pendant que j’enchaînais mes longues foulées, elle s’est mise à siffler. Je m’arrêtai brusquement, prêt à bloquer le traîneau sur son erre quand je la vis se dresser, battre des ailes, regarder vers le ciel, puis vers moi, puis vers le ciel où je voyais tout là haut tourner des piafs sombres. Elle m’a encore regardé puis elle a pris son envol, fait un cercle au-dessus de ma tête, poussé un dernier cri et rejoint d’un trait ses congénères en route pour le Nord-Est.

J’ai crié aussi mais beaucoup trop tard. Puis je me suis assis sur le traîneau. Au bout d’un long moment, je suis retourné direct à la maison et là, je me suis déchiré à la Fine du propriétaire.

Dodo n’a jamais rebroussé chemin. Je l’excuse maintenant car ça devait lui manquer de ne pas voler et de ne pas faire des câlins avec un vrai mâle. Mais ça a été vachement dur de revivre tout seul. Ce qui me fait marrer c’est qu’elle doit apprendre aux autres à chercher du pâté mais il ne doit pas trop y en avoir en Sibérie. Peut-être une chance de la voir rappliquer cet hiver avec toute sa nouvelle famille. La cohabitation sera peut-être difficile avec M. Dodo…

 

J’en suis maintenant à douze demeures. Il en reste des centaines, uniquement en me cantonnant dans le très haut de gamme. Avec le froid qui conserve, j’en ai pour mille ans. Karnak 1er, le fondateur de la nouvelle dynastie des Ducs de Bretagne…

Même si je vis très longtemps, faudrait que je pense moi aussi à la succession et c’est compliqué quand on est tout seul. Ils n’ont pas laissé les installations de clonage en état. Je commence à avoir des rêves torrides et la veuve poignet ne suffit plus à combler le manque. Ces derniers jours, j’ai comme une baisse de pression et je vois bien que j’ai moins le goût à mener en solitaire ma petite vie pépère, même si j’ai une vie intérieure très riche. Et puis le dehors se met de la partie. Fait toujours aussi froid – températures négatives – mais il me semble que ça remonte un peu et surtout, le soleil est souvent là avec un immense ciel sans nuage. Je suis comblé par toute cette beauté mais je crois que j’aimerais pouvoir la partager. Mais hors de question de retrouver les autres zozos dans les camps ! Je crèverai là, avec ou sans Dodo and Co…

 

C’est à nouveau le 15 août, et il ne neige pas. Lumière resplendissante. J’ai décidé un décrassage en profondeur : dégoté une baignoire à l’ancienne, toute en zinc, genre Marat mais je n’ai pas de Charlotte. J’en ai eu pour trois heures et je suis sorti tout propre au soleil vers les 13 h.

J’ai tout de suite senti la fumée de bois au vent d’ouest. Puis j’ai entendu, toujours provenant de la même direction, des hurlements de chiens et des cris d’hommes. Je suis monté dans la tour avec mes jumelles d’ornithologue et j’ai vu le campement sous le soleil. Des traîneaux, des attelages, des sortes de yourtes consolidées par des blocs de glace, des hommes en fourrures, des femmes avec des châles bariolés, des enfants courant dans la neige. Des humains mais pas des occidentaux. Des Inuits, des Nénètses, des Kirghizes ? Des hommes du Nord. Ce désert est maintenant leur territoire. J’ai violemment réprimé mon envie de courir vers eux, d’abdiquer sans condition de mon Duché.

Je suis resté dans mon poste d’observation, sous un tas de couvertures. La nuit a passé. Je n’ai pas fait de feu, je n’ai pas mangé, je n’ai pas allumé ma lampe à huile, je n’ai pas dormi…

Ce matin, je sais qu’il me manque la compagnie des autres hommes, des femmes et des enfants. Cette vie au froid, ma cohabitation avec Dodo, m’ont décapé de toute ma misanthropie. Je suis – moi aussi – un animal social.

Je vais me raser, mettre mes meilleurs habits, charger mes plus belles affaires, entasser mes plus magnifiques cadeaux.

Et quand le soleil se lèvera, j’irai droit vers eux.

 

[1]     « Blanc et noir » le drapeau breton

[2]     « Stupeur et tremblements » – Amélie Nothomb – 1999

[3]     Hameau en breton

[4]    Konrad Lorenz

Petits Meurtres entre Associés : Peintures murales

Premier chapitre du livre « Petits meurtres entre associés » (2002), tout droits réservés, publié ici avec l’accord de l’éditeur Maxima (Paris).

Ils avaient passé toute la nuit à discuter, à ressasser les mêmes rancunes, à se rappeler le bon vieux temps, les années pionnières, quand l’APJ ne tenait que par la volonté d’une poignée d’initiateurs dont ils faisaient partie tous les quatre.

Le sommeil avait eu raison des deux autres membres du Conseil des Sages. Le sommeil ou le sentiment de ne pas appartenir au même clan.

Enfin entre eux, ils avaient attaqué les bouteilles d’alcool que le grand Domek avait subtilisées au bar, juste avant que le serveur, quasi écroulé sur son comptoir, ne ferme le rideau de fer. Les heures étaient passées, de plus en plus inconsistantes, au milieu des fumées de cigarettes, l’alcool enfermant graduellement chacun dans ses obsessions. Ils s’étaient vautrés dans ces canapés mollassons de bars d’hôtels, s’extirpant difficilement de l’effet ventouse des coussins pour saisir un verre ou un mégot. La mélancolie enveloppait le groupe de vieux combattants à l’évocation de souvenirs guerriers, puis progressivement la conversation s’était tue. Les trois hommes s’étaient levés, titubant chacun vers sa chambre, la laissant seule dans la salle.

Elisabeth Saintofer était restée longtemps, absente, finissant la dernière bouteille, allumant cigarette sur cigarette. Elle semblait usée. Tout au long de leurs échanges, sa voix de scie éraillée par les excès avait dominé celles des autres. Le visage avait dû être équilibré, il était maintenant empâté à l’approche de la quarantaine, parcouru de petites rides lui donnant une expression amère. La bouteille et le paquet de cigarettes vides, elle s’était arrachée du fauteuil, marchant avec difficulté, essayant d’avancer d’un pas assuré devant le veilleur qui s’en moquait. Le corps était lourd et pas seulement à cause des vapeurs de l’alcool, dissimulé sous un tailleur ample de teinte trop claire pour la saison. Elle était sortie, empruntant l’allée encore éclairée par les spots d’extérieur qui menait au parking en serpentant dans les massifs. Elle ne semblait pas frissonner dans l’air froid. Quand elle arriva devant les voitures luxueuses, personne n’était là pour l’empêcher de monter dans le coupé de sport allemand. Dans le petit jour de ce début d’avril, elle baissa la fenêtre, peut-être pour ne pas s’endormir, mit le contact et enclencha la marche arrière.

Dans un virage de la route tortueuse du Mont d’Or, juste avant d’atteindre la vallée, comme la voiture longeait un mur d’enceinte abritant un monastère, la direction ne sembla plus obéir à ses mouvements approximatifs. Elisabeth Saintofer s’endormit subitement comme si l’énergie qui l’animait avait été stoppée, laissant le pied enfoncé sur l’accélérateur. Le coupé bondit, heurta un lampadaire qui le renvoya de l’autre côté de la route, où deux petites sœurs des pauvres attendaient le premier autobus du matin. Les deux femmes, happées par le pare-chocs torturé du bolide, retraversèrent la chaussée, abordant tangentiellement le mur crépi, râpant sur plus d’une dizaine de mètres leurs corps racornis en une longue fresque rouge. L’épave finit sa route écrasée contre un parapet de pont, les deux cadavres – ou ce qu’il en restait – enchevêtrés dans les tôles retournées.

Elisabeth n’était plus là. Au premier choc, son corps avait été éjecté par la fenêtre ouverte, décrivant une courbe balistique parfaite jusque sur la berge en contrebas. Elle gisait dans la première herbe du printemps, les eaux grosses du torrent lui léchant les pieds. Les bras et les jambes faisaient des angles bizarres par rapport au tronc. Un témoin attentif – mais il n’y en avait pas encore – aurait vu que sa poitrine se soulevait faiblement, par saccades, malgré le sang maculant ses vêtements pâles…

La Marque Brune : Prologue

Premier chapitre du livre « La Marque brune », publié en 2000 par l’éditeur Terre de Brume

Il avait émergé dans cette cellule aux murs blancs depuis une succession de jours et de nuits qu’il n’arrivait pas à évaluer. De son lit sur lequel son corps était étendu de longues heures, à travers la fenêtre aux barreaux gris minium, il pouvait voir, sans vraiment les regarder, les groupes humains, jamais seuls, surveillés par des personnes en blouse blanche, sillonnant sans cesse le parc, mouvement brownien sans logique, sous les immenses cèdres et séquoias transplantés ici par les premiers propriétaires de l’énorme bâtisse.

Il sentait vibrer cet édifice aux ramifications innombrables, bruire de jour comme de nuit de mille vies, captives, assignées, ou libres. La nuit, quand les bruits de pas étaient plus rares, comme feutrés par la demi obscurité des veilleuses, quand les appels urgents des sonneries dans le réduit des infirmières devenaient exceptionnels grâce à l’abrutissement généralisé aux neuroleptiques ou autres hypnotiques, alors que le silence devait exploser et remplir la chambre de son glacial néant, exacte réplique de celui sévissant dans son cerveau, il percevait toujours cette vibration, somme des trépidations des moteurs et machines assumant les différentes fonctions vitales du bâtiment.

Vide, sans souvenirs, il souffrait d’autant plus de cette étrangeté, que les mots, les sentiments, étaient là, présents et peut-être plus blessants, car non amortis par le flot des images. Il lui semblait que ses facultés logiques restaient intactes, que ce qu’il avait appris était toujours présent sous la couche d’ouate de l’antidépresseur. Il sentait confusément que son passé lointain était retenu provisoirement derrière des portes d’acier qui allaient un jour s’entrouvrir. Mais, inexplicablement, il savait que ses souvenirs récents seraient irrémédiablement détruits, effacés, comme si le secteur le plus récent du disque dur de son histoire avait été reformaté, remis à zéro dans quelque gigantesque anneau électromagnétique.

Cette impression déclenchait au minimum le sourire de l’interne en psychiatrie qui passait quotidiennement le voir. Pour ce dernier, le syndrome était limpide, confirmé par un tableau clinique des plus classiques : bouffées délirantes consécutives à une hypothyroïdie aiguë. Le traitement, simple pour le soma – petite molécule pour la tête, petite molécule pour la thyroïde paresseuse – ne se préoccupait pas de l’approche psychique. On verrait plus tard quand la machine repartirait.

Les premiers jours, quand il sortait de brefs instants de sa torpeur, une femme se tenait toujours à ses côtés. Elle l’avait patiemment sorti de son vide embué de terreur. Femme aimante et nouvelle mère, elle l’avait mis au monde une autre fois, elle avait réincarné cet esprit perdu dans les limbes de ses délires finissants, elle l’avait ramené dans la société des hommes. Elle lui avait donné son nom, elle lui avait donné son âge, elle lui avait donné sa paternité. Elle lui avait expliqué qu’elle était sa femme, qu’ils s’étaient choisis pour le meilleur, que le pire n’entrerait pas chez eux, que l’on reconstruirait son passé sur cet abîme sans mémoire.

Chaque jour, il attendait sa visite, prenait sa main dans la sienne, regardait cette femme, se persuadant un peu plus qu’il était à elle, la questionnant sur sa vie effacée, suspendu à ces lèvres, à ce regard direct parfois absent dans l’effort de souvenance. Jour après jour, il assemblait quelques briques étrangères dans la béance de sa mémoire, se répétant dans le noir de la nuit ces souvenirs d’une autre, pour les recouvrir de sa propre patine.

Lors d’une visite, alors qu’il se sentait plus solide, que son édifice intérieur se calfeutrait, moins sensible aux courants décharnés, elle lui apprit que les gendarmes l’avaient retrouvé prostré dans la longère des landes, roulé en position fœtale derrière la porte d’entrée entrouverte, bleui par le froid inhabituel sous ces cieux, le regard fixe et la commissure des lèvres blanche d’écume séchée. Puis, elle sortit de son sac un paquet de feuilles imprimées assemblées à l’agrafe. Le texte dactylographié, dense, épais, serré, semblait dicté par l’urgence. Sous chaque page la même référence commençait par “ http : //www….. ”.

Elle tendit le texte, lui disant que maintenant il devait voler de ses propres ailes, s’échapper du nid de souvenirs qu’elle lui avait bâti, se confronter à une autre réalité, affronter une autre sensibilité.

Ces feuilles regroupaient la période qui lui semblait avoir été effacée, elles racontaient une histoire, et c’était lui-même qui l’avait écrite.