Tous les articles par Bruno-PERERA

Noires et blanches

Lotus et moi, nous sommes inséparables.

Unies, donc plus fortes. C’est bien utile avec tout ce racisme.

Personne ne nous supporte. Pas la même couleur, pas les mêmes mœurs. Pas à notre place d’émigrés. Pas respectueux des traditions locales. Trop envahissants, trop agressifs, trop dangereux. Malsains. Infréquentables.

S’ils pouvaient, ils nous reconduiraient avec plaisir jusqu’aux frontières. Ou au-delà. Ou organiseraient sans état d’âme notre éradication totale.

Aussi, nous restons entre nous. Ceux du voyage. Nous sommes fiers de nos origines, de nos coutumes et nos gars sont les plus beaux ! Il faut dire que le noir et blanc, ça a de l’allure. Pas la livrée des larbins soumis, mais le camouflage des fiers combattants de la jungle de l’Asie du Sud-est. Alors quand ces deux beaux gosses nous ont approchées hier soir, nous n’avons pas pu résister…

Maintenant que la nuit d’amour est derrière nous, que l’avenir est en jeu, celui des nôtres, nous devons agir.

Nos victimes, c’est en pleine journée, sous la lumière crue du soleil, que nous les traquons, alors que les locaux préfèrent attendre la nuit et faire la sieste le reste du temps. Ça les agace que nous, les asiatiques, nous travaillons nuit et jour. Concurrence déloyale paraît-il. Dumping social. Pour l’instant profil bas, nous nous effaçons, mais quand nous serons plus nombreux…
Lotus en a repéré un. Le genre insouciant, bien portant, nourri aux céréales depuis l’enfance, un vrai yankee, gras comme on les aime. Béat au soleil, tongs, bermuda et marcel, une provocation. Pas l’air futé ni rapide.

Nous attaquons toutes les deux ensembles, mouvement en tenaille, il n’a aucune chance d’en réchapper, le pauvre, on va le massacrer !
PAF ! Pas si endormi que ça l’animal, le vif mouvement de la main les a surprises à l’apéritif.

« Eh ! Regarde j’en ai eu deux d’un coup de ces saletés de moustiques tigres ! ».

Voiture 7 places 13 et 13

J’en ai déjà eu des « plus beaux jours de ma vie ». Quand Joseph m’a demandé la main, solennel et magnifique dans ses vêtements du dimanche. Quand il m’a emmenée en Sardaigne, derrière lui, serrée contre son corps mince et musclé, sur la Vespa fatiguée. Quand mes deux garçons sont nés, à chaque fois une telle douleur, une telle délivrance, une telle joie que je croyais que mon cœur allait éclater. Quand cet inconnu m’a embrassée et que j’ai brûlé ces instants cachés avec lui. Quand mes petits enfants sont arrivés et que maintenant je les accompagne, grand-mère confidente, intimité que je n’ai jamais eue avec mes propres enfants.

Et maintenant que je suis proche de la mort, avancée dans le grand âge, cet hiver qui va bientôt finir, je vais connaître d’autres « plus beaux jours de ma vie », les derniers d‘une série finalement pas si chiche que cela, perles que la vie a bien voulu me donner.

C’est peut-être fleur bleue, ou convenu, mais depuis que je suis toute petite, je rêvais non seulement au prince Charmant – il est devenu mon Joseph – mais d’un voyage de noces à Venise. On n’avait pas assez d’argent alors nous avons remplacé les gondoles par les « pointus » traditionnels sardes le long des quais brûlants de soleil. Et puis le temps a passé. Et Joseph a toujours trouvé un prétexte pour ne pas y aller quand nous avions un peu d’argent de côté. Il trouvait ça mièvre, attrape-nigaude, ville factice sans vie réelle, conserve de palais de marchands trop riches, décor de cinéma pour oies blanches. J’ai tenu bon toutes ces années.

Il a enfin cédé pour nos noces de diamant. Il faut dire qu’il est bien diminué mon Joseph. Avec ses pontages, son pacemaker, son corps tout sec, ses oreilles bien dures, son arthrose, il n’est plus que l’ombre du beau gars qu’il était. Mais même très fatigué, je voulais absolument voir Venise avec lui, boucler la boucle de notre vie commune. Je voulais que nous passions en gondole sous le Pont des Soupirs, en vaporetto sous celui du Rialto, que nous nous promenions sur la Place St Marc et le long de tous ces palais. Puis visiter Burano, Murano, le Lido. Au rythme de Joseph. Tranquillement. En s’économisant. En s’asseyant souvent pour souffler et que je puisse profiter de son beau profil se découpant sur la lagune couleur de ses yeux.

J’ai tout organisé. Le trajet direct aller-retour en train, la livraison des valises, l’hôtel, les visites, les horaires, les vêtements, les médicaments, les guides, les papiers, qui s’occupera de l’appartement pendant notre absence. Tout.  Pour que ce dernier voyage soit aussi le plus beau.

Joseph n’a pas dormi les trois dernières nuits avant le départ. Trop inquiet. Peur que quelque chose cafouille. Comme il a toute sa tête, je lui fais confiance, il a du échafauder plein de scénarios qui finissaient mal mais il a eu la gentillesse de ne pas m’en parler. Peut-être aussi qu’il espérait secrètement que quelque chose empêcherait notre départ. Une alerte cardiaque, une grève des trains, des taxis ou des vaporettos, un tremblement de terre en Italie, un raz de marée dans la lagune…ou que je me casse la binette dans l’escalier.

C’est la veille, avec la venue du monsieur pour le service des bagages à domicile que nous avons enfin réalisé que le voyage allait vraiment se faire. Il ne nous restait plus que deux petits sacs pour le train. J’ai fait le ménage, me suis assurée que Kévin, notre jeune voisin adorable à qui nous avons confié les clés pour s’occuper du chat et du courrier, avait tout ce qu’il fallait pour la litière et les boites de pâté. Je me suis prise un comprimé en entier pour bien dormir la dernière nuit et pour être sûre de ne pas être réveillée par Joseph qui a du tourner et de lever sans arrêt.

Ce matin, très tôt, j’avais la pleine forme. Joseph avait sa tête des nuits blanches mais j’étais certaine qu’une fois installé dans le train, il allait dormir d’une traite jusqu’à Venise. Tout s’est déroulé du tonnerre. Le taxi en avance, notre arrivée à la gare une bonne heure avant le départ pour rassurer Joseph : il avait tellement peur de ne plus s’y retrouver, de se tromper de quai, de rame. Nous étions les premiers et je n’ai même pas pu aller acheter le journal, au risque que je ne revienne pas à temps ! Les premiers aussi à monter dans le train. Dans la voiture 7, j’aime bien ce chiffre, il porte bonheur. Quand nous avons cherché nos fauteuils, je me suis rendu compte que nous avions tous les deux le même numéro : le 13. Je croyais que ce numéro de place n’existait pas, comme dans les hôtels. Les gens sont superstitieux, ils ne voudraient pas dormir dans une chambre 13 ni s’installer dans un fauteuil 13 ! Je n’ai pas trop aimé non plus, ce n’est pas que je sois superstitieuse …mais on ne sait jamais. Je n’ouvre jamais un parapluie dans une maison, je fais attention aux miroirs mais j’aime bien quand un verre en cristal se casse, c’est sept ans de bonheur. D’ailleurs, par chance, j’en ai cassé un hier soir, même que je crois que je l’ai un peu fait exprès, je ne sais pas si ça compte.

Alors le 13 pour le billet, je n’ai pas apprécié et encore moins en voyant que nous avions tous les deux le même. Nous ne sommes pas très épais, surtout mon Joseph, on tiendrait bien sur une seule place mais nous en avions payées deux ! Ils fonctionnent avec du yaourt leurs ordinateurs à la SNCF ? Pendant que Joseph restait les bras ballants au milieu de l’allée, j’ai cherché ce damné fauteuil 13 et, bien sûr que je ne l’ai pas trouvé ! Le 12, le 14 mais pas le 13 ! Encore moins deux 13 ! Comme nous avions l’air perdu, que Joseph commençait à gémir, à dire entre ses dents qu’il l’aurait parié, que j’aurais du regarder attentivement le billet, que j’aurais vu que ça clochait, que la gamine qui m’avait vendu le billet à l’agence, elle n’y connaissait rien, ça se voyait bien qu’elle avait tout d’une dindasse, les autres voyageurs du compartiment nous ont aidé, de toute façon, ils ne pouvaient pas aller à leurs places, nous bloquions le passage. Mais bernique, même avec leurs bons yeux, personne n’a trouvé le moindre petit bout d’un 13 ! Joseph disait qu’il fallait que l’on redescende, que c’était foutu et moi, je sentais que l’agacement me montait à la tête. J’allais exploser quand le contrôleur est arrivé. Un grand costaud comme ils les embauchent maintenant à la SNCF, pour impressionner les râleurs, mais celui-ci était tout gentil. Il a réussi à comprendre malgré mes explications décousues, les précisions de Joseph qui ne servaient à rien et les renchérissements des passagers. J’ai craint qu’il nous fasse redescendre mais non, il avait l’air de nous attendre. Avec un grand sourire, il nous a expliqué que ces deux places 13 correspondaient à un petit compartiment réservé aux contrôleurs pour qu’ils se reposent, que nous avions de la chance car c’était très confortable et que l’agence avait du métier pour réussir à avoir ce billet parce que le train était complet. En jetant un regard noir à Joseph en lui demandant qui était la dindasse finalement, nous avons suivi le contrôleur qui nous a ouvert une petite cabine. Deux fauteuils côte-côte, numérotés 13, bien moelleux, un vrai petit cocon pour nous deux ! Et, une fois installés, la porte fermée par le contrôleur, le train commençant à s’ébrouer tout doucement pour Venise, j’ai dit à Joseph que nous avions beaucoup de chance pour notre voyage de noce de petits vieux, que les contrôleurs et même la SNCF pouvaient être vraiment attentionnés, que ce seul voyage en amoureux nous rachetait de tous ces retards, de tous ces billets horriblement chers et de tous ces tarifs auxquels on n’y comprenait plus rien.

Joseph a poussé un long soupir de soulagement, il a fermé les yeux et s’est endormi immédiatement. Je me suis mise contre lui, j’ai posé ma tête contre son épaule frêle, j’ai saisi ses mains croisées et j’ai aussi fermé les yeux en rêvant à Venise tout au bout de notre trajet…

Vraiment mal au crâne ce matin. Ou plutôt cet après-midi, le dimanche est bien entamé. J’ai au moins 52 tanks dans la tête, ça tire et ça vrombit de partout, des secousses folles et une grosse envie de gerber. J’ai du cramer une bonne quantité de neurones ce coup-ci, faudrait que je me calme côté mélanges mais quand tu franchis le seuil de non retour, tu finis tous les fonds de bouteilles. C’est sûr, mon ptit Kévin, qu’avec le pastis après les mojitos et avant l’Aperol à sec, tu n’as pris ton ticket pour un réveil en grande fraîcheur, tu vas comater tout le reste de la journée. Et un papier sur le frigo qui me rappelle que je dois ravitailler Rantanplan chez les voisins pendant qu’ils se la jouent voyage de noces à Venise !

Je les aime bien mes petits vieux de l’appartement d’à côté, même quand ils s’engueulent et que ça passe à travers les murs parce qu’ils sont sourds tous les deux. C’est que la Marie, elle ne se laisse pas faire ! Joseph et Marie ! Je n’aurais pas pu l’inventer surtout qu’ils n’ont pas de bœuf, juste un âne, enfin Rantanplan, le chat le plus bête à l’ouest du Pécos. Même pas câlin en plus. A te mépriser depuis son fauteuil attitré en te montrant son gros ventre rayé trois couleurs. Je leur ai promis de m’occuper de la bête alors je vais y aller, même si je dois ramper à travers le palier…

En rentrant dans l’appart, j’ai tout de suite vu que quelque chose clochait car Rantanplan m’a sauté dessus en miaulant, il ne pouvait pas encore avoir faim, ils n’étaient partis que ce matin et je suis sûr que Joseph avait du bien remplir son assiette. Je devais sentir le fauve, c’avait du l’attirer…

Et puis j’ai repéré les deux sacs de voyage bien alignés dans l’attente du taxi.

J’ai appelé. Pas de réponse en dehors des couinements de Rantanplan. Je suis allé direct à la chambre. La porte était entr’ouverte et la lumière de la lampe de chevet allumée. Joseph était couché sur le dos, calé par l’oreiller, les mains croisées sur le ventre, les yeux fermés, l’air apaisé mais la tête violacée.

Et tout contre lui, Marie, la tête posée sur son épaule maigre, une main serrant les deux mains de Joseph.

Sur la table de nuit du côté de Marie, un verre d’eau à demi plein, une plaque de comprimés complètement vidée.

Et un billet de train dans l’autre main de Marie.

Je ne sais pas pourquoi mais je l’ai lu.

Voiture 7, places 13 et 13. Qu’est-ce qu’ils fument les ordinateurs à la SNCF ?

Gastro

Gastro ? KO !

Et toute la nuit avec cette bougresse,

Sans cesse, j’ai communié sous les deux espèces.

Le coupable est désigné : entérovirus,

Me voilà à terre par ce minable minus.

Entre loup et chien, ce matin, je ne vaux rien,

Exsangue, épuisé, moulu, tout en faiblesse.

Camarade, soit prudent, car la bête progresse,

Prends garde à la morsure de ce méchant mâtin.

Renaissance

Et là seule, les mains crispées, le regard fixe,
Le silence de la machine,
Droit devant dans cette lumière morte,
Déchirure de part en part, desquamée des peaux roides,
Mue morbide accrochée aux lambeaux de sourires,
Griffes des caresses, rages des paroles aimées,
Tout s’enfuit, tout disparait, tout s’effondre,
Juste la force de rester nue,
Au sortir de son ancien rêve,
Être là, respirer, ouvrir les yeux,
Poser les pas dans les couleurs d’un nouveau monde,
Aimer.

Dans ma tête

Je vis dans ma tête,
Je vis dans mes mots,
Je vis dans mes rêves.
Celles et ceux que j’aime,
M’ouvrent des passerelles
Vers leurs univers.
Attentions de la découverte,
Rudesses des souffles,
Des rires et des codes,
Lois exotiques.
Je pose mes pas
Dans les couleurs de l’autre,
Richesses partagées,
Pépites rapportées…
Quand ta porte se ferme,
Absence et douleur,
Retraite difficile
Vers le cocon de l’identité.
L’extérieur n’existe pas.
Je vis dans mes rêves,
Je vis dans mes mots,
Je vis dans ma tête.

La Dispa’ition

Tous les matins, je pense à Georges Pe’ec. A son liv’e « La Dispa’ition. Entiè’ement éc’it sans les « e ». ‘espect. Vachement balèze. Je n’au’ais jamais pu fai’e ça. Pa’i ou t’uc obsessionnel gagné, chapeau.

Donc le matin, à chaque fois que je commence. Comme un diesel. Faut qu’il chauffe longtemps avant d’êt’e pleinement utilisable. Et ça empi’e tous les jou’s.

Quand t’es p’essé par le taf ça fait ‘âler pa’ce que tu dois attend’e. Mais je ne peux m’empêche’ de commence’ alo’s je pa’le biza’’e. Comme la vigie black des pi’ates chez Aste’ix, ceux qui se font coule’ à chaque fois. Enfin pas tout à fait pa’ce que moi c’est dans l’éc’it.

J’utilise des astuces comme les mots sans la consonne fatale. En mode liste de synonymes. Oubliés les infinitifs. Langage plus doux. Mais au bout de quelques minutes cela m’agace. Inventivité alanguie sinon bloquée. Intellect sollicité deux fois plus. Usant et souvent pas élégant.

Je peux tente’ l’appui violent gen’e g’os doigt de genda’me mais je c’ains le pi’e.

‘este le co’’ecteur o’thog’aphique mais il ne marche pas toujours, la preuve.

Avant de tout casse’, je vais faire un petit tour, histoire de décompresser.

Après la pause thé, c’est reparti normalement mais va falloir envisager une sérieuse réparation, ça ne peut pas durer, trop de temps perdu et d’agacement trouvé.

‘ujou’d’hui, c’est pi’e. Il m’en m’nque deux. Impossible de continue’ comme ç’. Demain, un peu de temps, p’omis ju’é, j’’tt’que le fo’m’t’ge.

C’ m’tin c’st l’ fin, il m’nqu’ t’ois l’tt’’. Impossibl’ d’ tout fo’m’t’’. Comput’’ out. H.S.

Put’in d’ cl’vi’’.

Hors saisons : 15 août

Premier chapitre du livre « Hors saisons » (2015), tout droits réservés, publié ici avec l’accord de l’éditeur Terre de Brume.

Pour une bonne blague, c’était une bonne blague, genre comique de répétition. Elle me faisait toujours rire mais je la réservais aux KGB, les Kaway-Glacière-Baskets, touristes frigorifiés qui croyaient qu’il y avait un été ici. Les breizhous n’aimaient pas trop ce genre d’humour alors je me retenais. Fallait pas épuiser le filon local vu que les KGB, ce n’était que de l’éphémère, ils ne venaient qu’une fois, car l’été suivant… hop, en Méditerranée ! Quand tu passes ta vie au ras des baskets, sur un carton mouillé doublé d’un sac plastique, la météo, ça a vraiment de l’importance. Dans ce bled, il ne faisait pas trop froid, même en plein décembre mais tu puais constamment le chien mouillé.

Ils étaient bien les seuls bipèdes que je supportais, ces KGB transis. Généreux, confraternels envers les humides professionnels, avec l’air de s’excuser de traîner dans les rues par obligation avec ce temps moisi car il fallait épuiser les p’tits gars, vu que la plage, t’y avais pas accès, entre la pluie à l’horizontale et les rouleaux plus hauts que toi. Alors je leur servais ma bonne blague, à deux balles, quand un de leurs boulets venait en bermuda et en crabe jeter une pièce dans ma boîte de maquereaux : « En Bretagne, y’a deux saisons, l’hiver et le 15 août ».

Je te jure que ça les faisait rire, jaune mais avec cet éclat de reconnaissance dans l’œil, frères sous la même calamité, été pourri contre vie pourrie.

Je les supportais sauf quand un benêt avait cru malin d’acheter à la boutique pour toutous kagébistes un tee-shirt gwen ha du[1] avec la phrase : « En Bretagne, il ne pleut que sur les cons « . Nous étions une cohorte de cons, sur les routes, dans les champs, sur la mer, dans les rues, à nous faire tremper et il fallait être un noble de Kermachin, bien à l’abri sur les plateaux télé pour pondre un mépris pareil pour le peuple. Pas eu assez de guillotine par ici dans les temps révolutionnaires pour nous épargner ces fins de race.

Je le tenais à l’année ce carré sous le guichet automatique du Discrédit Vert, sans clébard, ni crête dressée sur le crâne, ni kaki crasseux, avec mes cheveux gris filasse sur les épaules, mes pompes 45 et mes cans alu 1/2 litres de Koenigsbrau. Je ne frayais pas trop avec les jeunots du Centre mais ils me laissaient en paix. J’étais le plus vieux, le plus grand, le plus lourd alors j’avais ma place réservée au chaud au dortoir et à la cantine. Les SDF étaient nombreux dans cette ville de la côte, parce que la municipalité et les associations nous accueillaient sans réserve, malgré les couinements des bourgeois.

Cela faisait plusieurs années que j’arthrosais mes articulations sur le granit mouillé et cette vie répétitive et végétative me convenait bien. Minimum de pensées, minimum de relations, minimum de sentiments, maximum de tranquillité. Gris de la pierre, gris de la peau et des cheveux, gris de la vie, je devenais minéral sous mon guichet. Les kakis ne s’y étaient pas trompés : ils m’appelaient Karnak.

Ce mois d’août était encore plus calamiteux que les précédents, après un hiver froid jusqu’en juin, tempêtes rapprochées puis giboulées de juillet. A la télé du Centre, les météorologues étaient désavoués, sommés de s’expliquer sur ce réchauffement climatique à rebours. La dernière excuse, qui ne risquait pas de rassurer les commerçants du centre-ville à l’affût du premier porte-monnaie sur pattes, était la surfonte des glaciers du Groenland. Beaucoup trop d’eau douce lâchée brusquement dans l’océan. Ralentissement brutal du Gulf Stream et du tapis roulant océanique.

Je rigolais encore de ces pannes d’escalator maritime quand, le 15 août, sont tombés les premiers flocons…

Stupeur et tremblements, elle l’avait bien dit, l’Amélie[2]. Voir la neige s’accumuler, bousculée par un vent glacial, le seul jour d’été, y avait de quoi être complètement sonné tout en gelant de la tête au pied. Dès le soir, j’étais au chômage technique. Impossible de prendre ma place dans la poudreuse sous le DAB et de toute façon personne ne s’aventurait dans les rues.

La neige tomba pendant des jours sans que le froid ne baisse. La dernière quinzaine d’août, ce fut la Bérézina – sans les cosaques – entre l’évacuation des touristes coincés dans les campings, le déneigement artisanal des routes et des rues, les semi-remorques en travers des voies et les bretons au volant. Ils ont vite appris : il fallait bien prendre la caisse pour aller au taf ou pour le ravitaillement. A l’hécatombe des premiers jours avec les voitures dans le fossé ou sur le toit, a succédé un lent trafic opiniâtre, les mains moites, le regard au loin, les fesses serrées, la trajectoire oscillante sur la neige tassée. La Ville avait demandé de l’aide pour déblayer les rues et, avec quelques kakis encore en état, nous dépellions toute la journée. Au début, fallait se protéger des embardées mais ça s’est calmé, peut-être par sélection naturelle. Devenus de vrais nordiques.

Plus nous nous sommes avancés vers l’hiver, plus le froid est devenu tenace avec de longues chutes de neige. Tu te serais cru au Canada – sans les forêts. Les vaches ont gelé dans les champs, des tonnes de foin sont venues du Sud pour les survivantes. Les porcs comme les poulets ont été abattus. Le Golfe s’est solidifié, les bateaux ont été pris dans les glaces, les tracteurs se sont soudés à la boue, les serres se sont écroulées, les usines ont ralenti par manque d’approvisionnement puis se sont arrêtées. Seuls les bureaux fonctionnaient encore mais, faute d’activité, ils ont fermé aussi. Il n’est resté que l’essentiel : le secours, l’accueil, les regroupements, les soins, les distributions de nourriture. Une économie de guerre – sans l’ennemi.

J’ai bien aimé cet hiver. Comme il fallait maintenir à tout prix les accès, j’avais ma place dans ce chamboulement. On me regardait à nouveau comme un homme parce que j’avais une pelle à neige et, me levant de mon carton, j’étais revenu à leur hauteur. Face à cette adversité incroyable, il y avait comme un air de solidarité.

Les Kakis sont venus quand tout a été paralysé, les vrais, les militaires avec leurs chenilles, leurs camions tout terrain, et malgré leur tenue de combat c’était bien la première fois que je leur trouvais une utilité. Encadrés, entassés, rationnés, nous avons tenu tout l’hiver sous le blizzard, avec des pointes à -40°C.

Le printemps n’est pas venu, l’été non plus. Le 15 août, sous la neige, l’évacuation générale a été ordonnée.

Ville par ville, village par village, ker par ker[3], maison par maison, de la cave au grenier, les Kakis ont flingué les animaux et vidé la Bretagne, en voiture, en car, en camion militaire, sans laisser le choix, les armes pointées dans le dos pour abandonner les lieux d’une vie. Gens des villes, paysans, maisons de retraite, hôpitaux, tout le monde y est passé en n’emportant que l’essentiel, pour un exode vers le Sud, bien plus bas que la Loire, où la terre n’était pas gelée et la vie encore possible.

La Bretagne s’est vidée… et je suis resté. La promiscuité de l’hiver m’avait vite insupporté et ça allait être pire au Sud, dans les camps de réfugiés de toute l’Europe du Nord concentrés autour de la Méditerranée. Plutôt congeler ici que se battre pour la nourriture, l’eau, l’espace vital : ça deviendrait une vraie lutte pour survivre, avec ses coups tordus et ses meurtres, toutes les bassesses humaines dont j’avais déjà soupé jusqu’à l’écœurement. Je préférais crever ici, face au froid – sans les loups.

D’autres ont dû se cacher aussi, mais je n’ai plus rencontré personne. Quelques petits vieux, des fous moins équipés que moi pour survivre. Ils ont dû tous durcir. Je suis le seul survivant dans ce désert blanc sans animaux. Moi le SDF Karnak, je suis le dernier des Ducs de Bretagne, royaume de la glace et du vent – sans la vie… Karnak 1er.

Quand je suis sorti de ma planque, j’avais eu le temps de préparer ma survie. C’était beaucoup plus facile qu’on ne pouvait l’imaginer. Fallait juste être seul et supporter le froid. J’avais été à la bonne école.

Évacuer dans l’urgence 3,2 millions de personnes, ça laissait des trésors sur place. Ils avaient mis dans la valise leurs bijoux, leurs billets, leurs papiers, leurs photos, leurs plus chers souvenirs, quelques fringues, et basta ! Tout le reste m’attendait. Conservé impec au congélateur. Je n’avais qu’à me servir. Je ne m’en suis pas privé.

Mon premier casse a été chez Dwarfers en zone commerciale. Un vrai plaisir de défoncer le rideau de fer à coups de masse avec pour seule limite la fatigue musculaire et non la peur des cognes. Même pas le bruit de l’alarme vu qu’ils avaient coupé le courant en partant. Des gens bien élevés. J’ai pris ce qu’il y avait de plus cher, du vrai haut de gamme. Skis de fond, chaussures, pantalons, vestes, polaires Groënlandia (nom de circonstance, je pourrais lancer maintenant une ligne Britannia mais il n’y aurait personne pour les porter). Il a fallu que je me bricole un traîneau avec une luge et un harnais d’escalade. Même pas besoin de faire du stock. En repassant par le centre-ville, j’ai explosé la vitrine de l’armurerie et j’ai pris le fusil qui me semblait le plus approprié. Réflexe imbécile vu la vacuité de mon duché mais il me fallait bien un attribut de pouvoir. Faute de sceptre, un bâton de feu faisait bien l’affaire.

Avec tout mon barda, j’ai pris la direction du sud, vers la côte. Fini le DAB du Discrédit Vert, j’allais squatter chez les riches.

 

Ça fait presque un an que j’ai pris mes quartiers chez les ricos. Bords de côte, baies vitrées sur la banquise, minimum trois millions d’euros. Vu qu’ils ont fermé à clef, faut dézinguer la porte. Après, le protocole est toujours le même. Repérer la pièce avec une cheminée ou un poêle – il y en a toujours chez les riches – bien calfeutrer, attaquer le stock de bûches. Ramener dans la pièce chaude, la bouffe, le pinard congelé, la gnôle. Quand le bois est fini, brûler les meubles des autres pièces. J’ai un faible pour les meubles design. Puis attaquer les planchers, les autres portes. Dans une demeure de bonne dimension, tu peux facilement tenir un mois en chauffant un max : vu la caillante dehors, je fais rougir la fonte et ça m’arrive même de me mettre à poil sur leur peau de bête, rien que pour me rappeler comment c’était avant. Les jours de tempête, je reste bien au chaud, à regarder la banquise se déformer en craquant sous les marées. Avec parfois six mètres de marnage, ça te fait un chaos indescriptible sur les premiers cinq cents mètres, une muraille quasi infranchissable. C’est pourquoi mes demeures ducales sont toujours en hauteur, pour contempler le Golfe ou l’Océan par-dessus les séracs… et pour surveiller mes arrières. Ça a beau être vide, je reste vraiment prudent. Les riches sont encore les seuls à pouvoir affréter un hélicoptère ou un avion sur ski pour surveiller leur domaine et, s’ils ont réussi à braver l’interdiction d’accès, je ne ferais pas un pli – tout Duc que je suis – face à leurs gardes du corps. Un congelé de plus…

La nuit je m’éclaire chichement à la lampe à huile – boîte de conserve, mèche et huile d’olive ou oméga 3 – et je tire les rideaux avant de me faire un bon bouquin. Le jour, mes traces sont rapidement effacées par le vent, rien à craindre, mais je ne peux pas empêcher la fumée du foyer… Les journées passent vite et pourtant je n’ai pas grand chose à faire en dehors du ravitaillement. Revenu au temps des chasseurs cueilleurs : deux heures de boulot par jour, t’as qu’à te servir. Elle est pas belle la vie ?

La seule chose qui me dérange, c’est que je commence à grave fouetter, genre SDF et ça ne fait pas raccord avec ma nouvelle condition nobiliaire. Avoir de l’eau liquide c’est compliqué : tu satisfais la soif en priorité. Quand il en reste un peu, je me lave le plus crade, par petits morceaux. Mais pas question de nettoyer le linge. Alors quand les sous-vêtements virent au kaki, je pars au ravitaillement, je me fais un nettoyage corporel artisanal, je mets les nouveaux slips et ticheurtes et je brûle les vieux. Mais ça sent toujours…

Quand j’ai bien décapé la bicoque de tout son bois, je déplace ma cour pour une nouvelle résidence. J’aimerais bien griller l’ancienne, politique de la terre brûlée, protocole barbecue pour effacer toutes les traces d’ADN, mais ce serait la fin du Super Duc Fûté. Un incendie de nuit dans une région vide, ça se repère même depuis les satellites…

Je ne vais jamais chez les voisins par sécurité. J’ai mis au point une rotation que j’appelle la rotation des 3 R, les trois communes les plus riches de la côte, peuplées – avant la glaciation – par les Riches Retraités Réactionnaires. En coupant par la glace du Golfe, elles ne sont pas très éloignées mais suffisamment pour éviter d’être repéré.

 

En décembre, j’ai remarqué sur la glace de mer une petite masse grise immobile contre laquelle la neige s’accumulait sous la poussée du vent d’ouest. En m’approchant, j’ai bien vu que c’était un gros piaf sombre avec un peu de blanc sur le cou. Je m’attendais à un bloc congelé dans lequel j’aurais pu faire un shoot, mais en le touchant, il était tout mou. Il a même ouvert un œil sans pouvoir bouger. Je ne sais pas pourquoi mais plutôt que de l’achever et de pouvoir manger de la viande fraîche, je l’ai pris tout doucement, je l’ai roulé dans la polaire de rab du traîneau et je l’ai mis en boule contre moi sous la veste de montagne. Il n’a pas eu l’air d’être gêné par l’odeur, comme moi par la sienne : c’était un bon début. Je l’ai ramené à mon manoir n°4 et je l’ai vite placé au chaud devant la cheminée. J’ai versé de l’eau dans un bol de porcelaine de chez Grillon, mis un peu de macédoine de légumes dans la coupelle et j’ai attendu comme un gamin que la bête ressuscite. Il a pris son temps l’emplumé mais il a commencé par s’ébrouer comme un chien qui sort de l’eau, puis il a fait deux pas chancelants et a bu et mangé mes légumes. Bonne pioche, ça devait être un herbivore. Après il s’est couché à nouveau devant le feu. Comme il n’avait pas l’air de vouloir se présenter, je suis allé dans la bibliothèque chercher un guide des oiseaux – il y en a toujours chez les riches, à côté de celui sur les champignons et de la flore – et j’ai pas trop eu à feuilleter. C’était une oie, une bernache. Elle devait arriver de Sibérie pour hiverner peinarde dans le Golfe mais manque de bol comme le climat s’était pris les pieds dans le tapis roulant océanique, c’était encore la banquise ici. Elle devait être plus fatiguée ou moins maligne pour persister à atterrir malgré les consignes de vol du chef d’escadrille. Comme je n’en avais pas vu d’autres, qu’elle me semblait aussi seule et marginale que moi, j’ai décidé de l’adopter. Et de l’appeler Dodo, la dernière de son espèce, un peu oie blanche, un peu bécasse, perdue dans cet âge de glace. Elle n’a peut-être pas eu le choix mais elle a eu l’air d’accepter le pacte. Karnak 1er et Dodo, le binôme improbable. Au château, elle prenait sa place devant le feu, se mettait contre moi quand je m’y étendais pour dormir. C’était comme un père pour son bébé : je ne l’ai jamais écrasée en me retournant pendant mon sommeil. Et quand je partais faire une virée, elle me suivait comme son Konrad [4]et s’installait sur le traîneau en attendant que je la couvre de sa polaire.

Nous avons passé Noël et le jour de l’an très cools tous les deux. Dodo m’a même chipé un morceau de foie gras, mais comme c’était du canard je l’ai laissé faire, il n’y avait pas de risque de conflit (confit ?) éthique. Comme elle y a pris goût, je lui ai rajouté un peu de pâté chaque jour dans sa ration en me disant qu’elle devait vraiment être anormale pour une herbivore, mais y’a peut-être aussi des bernaches perverses.

Dodo et moi, nous avons mené notre paisible vie de couple jusqu’au mois d’avril, sans une dispute, sans un cri. L’entente parfaite. Elle s’adaptait immédiatement à chaque fois à notre nouvelle demeure, un peu à l’écart quand je maniais la hache mais en suivant le mouvement comme pour m’encourager. Elle engraissait avec son nouveau régime, avec la plume brillante et l’œil alerte. Je n’ai jamais eu de pensées coupables de mise en broche même en rêve. Un vrai tabou.

Et puis, un jour ensoleillé de fin avril, comme Dodo veillait à son poste sur le traîneau pendant que j’enchaînais mes longues foulées, elle s’est mise à siffler. Je m’arrêtai brusquement, prêt à bloquer le traîneau sur son erre quand je la vis se dresser, battre des ailes, regarder vers le ciel, puis vers moi, puis vers le ciel où je voyais tout là haut tourner des piafs sombres. Elle m’a encore regardé puis elle a pris son envol, fait un cercle au-dessus de ma tête, poussé un dernier cri et rejoint d’un trait ses congénères en route pour le Nord-Est.

J’ai crié aussi mais beaucoup trop tard. Puis je me suis assis sur le traîneau. Au bout d’un long moment, je suis retourné direct à la maison et là, je me suis déchiré à la Fine du propriétaire.

Dodo n’a jamais rebroussé chemin. Je l’excuse maintenant car ça devait lui manquer de ne pas voler et de ne pas faire des câlins avec un vrai mâle. Mais ça a été vachement dur de revivre tout seul. Ce qui me fait marrer c’est qu’elle doit apprendre aux autres à chercher du pâté mais il ne doit pas trop y en avoir en Sibérie. Peut-être une chance de la voir rappliquer cet hiver avec toute sa nouvelle famille. La cohabitation sera peut-être difficile avec M. Dodo…

 

J’en suis maintenant à douze demeures. Il en reste des centaines, uniquement en me cantonnant dans le très haut de gamme. Avec le froid qui conserve, j’en ai pour mille ans. Karnak 1er, le fondateur de la nouvelle dynastie des Ducs de Bretagne…

Même si je vis très longtemps, faudrait que je pense moi aussi à la succession et c’est compliqué quand on est tout seul. Ils n’ont pas laissé les installations de clonage en état. Je commence à avoir des rêves torrides et la veuve poignet ne suffit plus à combler le manque. Ces derniers jours, j’ai comme une baisse de pression et je vois bien que j’ai moins le goût à mener en solitaire ma petite vie pépère, même si j’ai une vie intérieure très riche. Et puis le dehors se met de la partie. Fait toujours aussi froid – températures négatives – mais il me semble que ça remonte un peu et surtout, le soleil est souvent là avec un immense ciel sans nuage. Je suis comblé par toute cette beauté mais je crois que j’aimerais pouvoir la partager. Mais hors de question de retrouver les autres zozos dans les camps ! Je crèverai là, avec ou sans Dodo and Co…

 

C’est à nouveau le 15 août, et il ne neige pas. Lumière resplendissante. J’ai décidé un décrassage en profondeur : dégoté une baignoire à l’ancienne, toute en zinc, genre Marat mais je n’ai pas de Charlotte. J’en ai eu pour trois heures et je suis sorti tout propre au soleil vers les 13 h.

J’ai tout de suite senti la fumée de bois au vent d’ouest. Puis j’ai entendu, toujours provenant de la même direction, des hurlements de chiens et des cris d’hommes. Je suis monté dans la tour avec mes jumelles d’ornithologue et j’ai vu le campement sous le soleil. Des traîneaux, des attelages, des sortes de yourtes consolidées par des blocs de glace, des hommes en fourrures, des femmes avec des châles bariolés, des enfants courant dans la neige. Des humains mais pas des occidentaux. Des Inuits, des Nénètses, des Kirghizes ? Des hommes du Nord. Ce désert est maintenant leur territoire. J’ai violemment réprimé mon envie de courir vers eux, d’abdiquer sans condition de mon Duché.

Je suis resté dans mon poste d’observation, sous un tas de couvertures. La nuit a passé. Je n’ai pas fait de feu, je n’ai pas mangé, je n’ai pas allumé ma lampe à huile, je n’ai pas dormi…

Ce matin, je sais qu’il me manque la compagnie des autres hommes, des femmes et des enfants. Cette vie au froid, ma cohabitation avec Dodo, m’ont décapé de toute ma misanthropie. Je suis – moi aussi – un animal social.

Je vais me raser, mettre mes meilleurs habits, charger mes plus belles affaires, entasser mes plus magnifiques cadeaux.

Et quand le soleil se lèvera, j’irai droit vers eux.

 

[1]     « Blanc et noir » le drapeau breton

[2]     « Stupeur et tremblements » – Amélie Nothomb – 1999

[3]     Hameau en breton

[4]    Konrad Lorenz

Petits Meurtres entre Associés : Peintures murales

Premier chapitre du livre « Petits meurtres entre associés » (2002), tout droits réservés, publié ici avec l’accord de l’éditeur Maxima (Paris).

Ils avaient passé toute la nuit à discuter, à ressasser les mêmes rancunes, à se rappeler le bon vieux temps, les années pionnières, quand l’APJ ne tenait que par la volonté d’une poignée d’initiateurs dont ils faisaient partie tous les quatre.

Le sommeil avait eu raison des deux autres membres du Conseil des Sages. Le sommeil ou le sentiment de ne pas appartenir au même clan.

Enfin entre eux, ils avaient attaqué les bouteilles d’alcool que le grand Domek avait subtilisées au bar, juste avant que le serveur, quasi écroulé sur son comptoir, ne ferme le rideau de fer. Les heures étaient passées, de plus en plus inconsistantes, au milieu des fumées de cigarettes, l’alcool enfermant graduellement chacun dans ses obsessions. Ils s’étaient vautrés dans ces canapés mollassons de bars d’hôtels, s’extirpant difficilement de l’effet ventouse des coussins pour saisir un verre ou un mégot. La mélancolie enveloppait le groupe de vieux combattants à l’évocation de souvenirs guerriers, puis progressivement la conversation s’était tue. Les trois hommes s’étaient levés, titubant chacun vers sa chambre, la laissant seule dans la salle.

Elisabeth Saintofer était restée longtemps, absente, finissant la dernière bouteille, allumant cigarette sur cigarette. Elle semblait usée. Tout au long de leurs échanges, sa voix de scie éraillée par les excès avait dominé celles des autres. Le visage avait dû être équilibré, il était maintenant empâté à l’approche de la quarantaine, parcouru de petites rides lui donnant une expression amère. La bouteille et le paquet de cigarettes vides, elle s’était arrachée du fauteuil, marchant avec difficulté, essayant d’avancer d’un pas assuré devant le veilleur qui s’en moquait. Le corps était lourd et pas seulement à cause des vapeurs de l’alcool, dissimulé sous un tailleur ample de teinte trop claire pour la saison. Elle était sortie, empruntant l’allée encore éclairée par les spots d’extérieur qui menait au parking en serpentant dans les massifs. Elle ne semblait pas frissonner dans l’air froid. Quand elle arriva devant les voitures luxueuses, personne n’était là pour l’empêcher de monter dans le coupé de sport allemand. Dans le petit jour de ce début d’avril, elle baissa la fenêtre, peut-être pour ne pas s’endormir, mit le contact et enclencha la marche arrière.

Dans un virage de la route tortueuse du Mont d’Or, juste avant d’atteindre la vallée, comme la voiture longeait un mur d’enceinte abritant un monastère, la direction ne sembla plus obéir à ses mouvements approximatifs. Elisabeth Saintofer s’endormit subitement comme si l’énergie qui l’animait avait été stoppée, laissant le pied enfoncé sur l’accélérateur. Le coupé bondit, heurta un lampadaire qui le renvoya de l’autre côté de la route, où deux petites sœurs des pauvres attendaient le premier autobus du matin. Les deux femmes, happées par le pare-chocs torturé du bolide, retraversèrent la chaussée, abordant tangentiellement le mur crépi, râpant sur plus d’une dizaine de mètres leurs corps racornis en une longue fresque rouge. L’épave finit sa route écrasée contre un parapet de pont, les deux cadavres – ou ce qu’il en restait – enchevêtrés dans les tôles retournées.

Elisabeth n’était plus là. Au premier choc, son corps avait été éjecté par la fenêtre ouverte, décrivant une courbe balistique parfaite jusque sur la berge en contrebas. Elle gisait dans la première herbe du printemps, les eaux grosses du torrent lui léchant les pieds. Les bras et les jambes faisaient des angles bizarres par rapport au tronc. Un témoin attentif – mais il n’y en avait pas encore – aurait vu que sa poitrine se soulevait faiblement, par saccades, malgré le sang maculant ses vêtements pâles…

Aliens

A la Cafêt avec Lolotte et Dragan, ils nous entouraient, ils nous pressaient. La musique était à fond, ils projetaient des drôles de vidéos sur le mur taggé, un peu comme des Tétris, ça bougeait tout le temps dans la lumière bleutée du vidéoproj. Devait y avoir un sens dans ces évolutions de formes colorées parce qu’ils riaient tous, lançaient des paris, s’affrontaient par équipes. L’air sentait la sueur, la vieille bière, la poussière que tu voyais brassée dans le rayon lumineux. Un flipper hoquetait derrière nous. Ils étaient debout, collés les uns aux autres, se serrant, s’embrassant, se passant les verres en plastique et les bouteilles par-dessus les têtes, foule compacte du bar au mur.

Nous étions assis Lolotte et moi sur un canapé tâché. Ou plutôt vautrés parce que la mousse avait rendu l’âme. Face à Dragan sur son tabouret qui nous séparaient d’eux. Nous avions gardés nos cuirs, il faisait chaud. Dragan par habitude, seconde peau râpée et par endroit trouée. Lolotte et moi pour nous protéger de la crasse de cette cave noire et rouge dont le sol collait aux chaussures.

Lolotte est chanteuse. T’inquiètes, ce n’est pas son nom de scène, même si t’es pas forcé de le connaître parce qu’elle n’a pas toutes les radios et télés à ses pieds. Elle se bat depuis des années pour survivre. Elle n’a même pas son statut, faut trop de cachets déclarés alors qu’elle chante souvent au black dans les bars. Elle se produit sur scène mais ce n’est pas assez, son tourneur est une vraie feignasse avec son gros ventre et son crâne dégarni. Tu peux acheter ses CD mais tu ne l’entendras pas dans les médias. Elle n’est pas dans les listes parce qu’elle ne rentre pas dans une catégorie. Trop compliqué pour les programmeurs. Il leur faut un monde bien balisé alors que Lolotte, elle chante tzigane, jazz manouche et chanson française. Même que ses textes, ils ont du sens. S’il faut que tu digères les accords en septième et les paroles, un vrai effort pour le ciboulot, comment qu’il te restera du temps de cerveau disponible pour te faire acheter du Cola-Coca en poussant ton caddie ?

Dès que je viens à la Ville, je vais la voir, entourée par ses musiciens, dans les endroits les plus improbables. Quand je suis submergé par l’émotion, qu’elle arque son corps les yeux fermés les bras en croix et que sa voix m’arrache des larmes et zigzague sur ma peau, je me dis qu’elle sera forcément reconnue un jour à sa vraie valeur. Qu’elle s’imposera face aux pouffes décérébrées aux neurones poitrinaires. Qu’il faudra qu’elle porte des lunettes noires pour que je puisse encore me promener en ville avec elle.

Lolotte est super bien gaulée. Quand je viens la chercher, qu’on se balade ensemble, qu’elle passe son coude dans le mien en gardant les mains dans les poches parce qu’il fait trop froid, avec nos deux blousons noirs et notre haute taille, je vois bien dans le regard des gens qu’ils nous prennent pour un couple. Ça me rend vachement fier.

Lolotte fait partie de la famille. Elle a bercé Dragan quand il était bébé. Même qu’elle est sa marraine. Nous voulions une fée artiste aux cheveux rouges penchée sur son berceau. On a eu raison maintenant qu’il voyage dans l’éther des mathématiques. Les vraies, les fondamentales, les propres. Pas les algorithmes crasseux des traders.

Ils sont sympas, polis, ils me vouvoient et m’appellent « Monsieur ». Mais leurs regards passent à travers moi. C’est flagrant avec les femelles. C’est pas sexiste de les appeler comme ça vu que l’on n’est pas de la même espèce. D’ailleurs je dis aussi les « mâles » mais c’est vrai que je ne les regarde pas trop.

Dragan, c’est mon interprète avec les Aliens. Il m’explique leur langage, leurs codes, leurs mœurs. L’autre soir, à la Cafêt, il nous les désignait discrètement. Leur année, leur discipline, leur préférence sexuelle. Sur ce dernier point, tu pouvais facilement deviner. A voir deux mâles s’embrasser goulûment ou deux femelles s’étreindre, bien que Dragan me dise que ce n’était pas si simple, pistes brouillées, traverses cachées.

Il nous faisait face, souriant, sa bouteille de bière à la main, à l’aise dans ce vacarme qui nous obligeait à hurler nos phrases. Dragan vivait parmi eux, on pouvait croire qu’il était l’un des leurs. Nostalgie de le voir dans son nouveau monde, moi qui l’avait guidé pas à pas pour sortir du nôtre. Les Aliens lui touchaient l’épaule, lui chantaient à l’oreille, lançaient quelques mots que nous ne comprenions pas, puis, en se tournant, nous saluaient d’un hochement de tête et d’un sourire distrait. Toujours ce regard transparent, comme si tu n’existais pas. J’avoue que quelques femelles valaient le coup d’œil, plastique généreuse, imperfections mineures, énergie débordante. Cette assurance que cette Terre était pour elles. Certitude que nous étions dans des dimensions différentes, sans points de rencontre. Comme des passagères à travers la vitre et que tu restes sur le quai. Je sais que je ne ferai jamais partie de leur cercle, impossible de s’intégrer, fossé infranchissable.

Franchement Lolotte, elle faisait la maille face à ces Aliennes. Même que Dragan ne voulait pas croire qu’elle avait presque deux fois plus vécu que ces femelles qui se penchaient et le caressaient de leurs cheveux relevés. Il m’a bien fait rigoler. Ils sont comme ça les mathématiciens fondamentaux. Capables de te siffler une théorie cristalline qui ne trouvera aucune application pratique avant deux mille ans – et encore. Incapables de savoir compter bêtement les années les séparant de leur marraine…C’est pour cela qu’il était parmi eux. Parce qu’il partageait cette étrangeté le mettant à part des humains.

Lolotte nous a dit que c’était toujours comme ça avec les prématurés. Ceux qui survivent ont l’instinct de vie ancré dans le corps. Que les années n’ont pas prise. Ou moins vite.

Puis elle a saisi la main de Dragan, l’a guidé à son côté sur le canapé estropié, nous a pris par les épaules. Éclatante entre le père et le fils. Face à la foule qui parfois jetait un coup d’œil à cette étonnante triade. Je me suis senti un peu plus intégré dans la Cafêt. A cause des regards. Parce que je sentais dans le bras gauche de Lolotte les vibrations de ce monde qui nous entourait. Parce qu’elle nous réunissait Dragan et moi.

Il ne venait plus à la maison. Il fallait donc aller le voir. A chaque fois j’étais surpris par les changements. Un homme en face de moi qui ne voulait plus de la relation parent-enfant. Seulement des échanges entre adultes. Ne pas laisser paraître un affect, une crainte, un souci. Juste capter quelques bribes de sa vie. Accepter de le voir emprunter des chemins similaires et ne pas pouvoir l’aider à aller plus vite. Le laisser découvrir seul. Sans le guider, encore moins le protéger. Accepter tout ce temps perdu malgré l’urgence. Accepter qu’il me retrouvera quand je ne serai peut-être plus là et ne pourrai répondre à ses questions. Comme celles, béantes, que je ne pourrai jamais poser à mon père. Accepter que nous ne sommes pas liés aux chaînes familiales et qu’il vivra une autre histoire, étrangère à mon expérience.

Au côté de Lolotte, il saluait à nouveau quelques Aliens en levant sa bouteille. Solide. Magnifique avec ses cheveux bouclés et sa barbe d’une semaine. Oriental, métèque et pâtre grec. Intégré et reconnu parmi eux. La vie était de son côté.

Quand je suis sorti du taxi après qu’elle m’ait serré très fort, j’ai senti brusquement, face à la porte de l’hôtel, un déchirement. Parce que, partie dans ce taxi dont je voyais encore les lumières au bout de la rue, j’avais perdu le lien avec le monde de Dragan.

J’ai repris mon quotidien. Je travaille avec quelques Aliens. Pas les mêmes mais aussi différents. Relations strictement professionnelles. Impossible de faire passer des émotions ou seulement de blaguer parce qu’ils ne comprennent pas ou que tu te sens déplacé. Je m’y suis fait. Faut bien. L’univers leur appartient. Faut s’accrocher avant de disparaître.

J’ai pris un coup de blues hier quand une Alienne plutôt mignonne m’a dit que son père devait avoir mon âge.

Me comparer au père d’une Alienne ! Pffffffff ça m’a fichu un coup ! J’y ai pensé tout l’après-midi pendant qu’on se les caillait dehors sous la pluie froide.

Quand je suis rentré chez moi, j’ai ouvert l’ancien album photo et je l’ai feuilleté.

Pour voir ce type qui me ressemble, même qu’on croirait que c’est mon fils. Pourtant c’est moi. Avec trente-cinq ans de moins.

Quand j’étais jeune et que je ne le savais pas.

Quand j’étais un Alien.

La Marque Brune : Prologue

Premier chapitre du livre « La Marque brune », publié en 2000 par l’éditeur Terre de Brume

Il avait émergé dans cette cellule aux murs blancs depuis une succession de jours et de nuits qu’il n’arrivait pas à évaluer. De son lit sur lequel son corps était étendu de longues heures, à travers la fenêtre aux barreaux gris minium, il pouvait voir, sans vraiment les regarder, les groupes humains, jamais seuls, surveillés par des personnes en blouse blanche, sillonnant sans cesse le parc, mouvement brownien sans logique, sous les immenses cèdres et séquoias transplantés ici par les premiers propriétaires de l’énorme bâtisse.

Il sentait vibrer cet édifice aux ramifications innombrables, bruire de jour comme de nuit de mille vies, captives, assignées, ou libres. La nuit, quand les bruits de pas étaient plus rares, comme feutrés par la demi obscurité des veilleuses, quand les appels urgents des sonneries dans le réduit des infirmières devenaient exceptionnels grâce à l’abrutissement généralisé aux neuroleptiques ou autres hypnotiques, alors que le silence devait exploser et remplir la chambre de son glacial néant, exacte réplique de celui sévissant dans son cerveau, il percevait toujours cette vibration, somme des trépidations des moteurs et machines assumant les différentes fonctions vitales du bâtiment.

Vide, sans souvenirs, il souffrait d’autant plus de cette étrangeté, que les mots, les sentiments, étaient là, présents et peut-être plus blessants, car non amortis par le flot des images. Il lui semblait que ses facultés logiques restaient intactes, que ce qu’il avait appris était toujours présent sous la couche d’ouate de l’antidépresseur. Il sentait confusément que son passé lointain était retenu provisoirement derrière des portes d’acier qui allaient un jour s’entrouvrir. Mais, inexplicablement, il savait que ses souvenirs récents seraient irrémédiablement détruits, effacés, comme si le secteur le plus récent du disque dur de son histoire avait été reformaté, remis à zéro dans quelque gigantesque anneau électromagnétique.

Cette impression déclenchait au minimum le sourire de l’interne en psychiatrie qui passait quotidiennement le voir. Pour ce dernier, le syndrome était limpide, confirmé par un tableau clinique des plus classiques : bouffées délirantes consécutives à une hypothyroïdie aiguë. Le traitement, simple pour le soma – petite molécule pour la tête, petite molécule pour la thyroïde paresseuse – ne se préoccupait pas de l’approche psychique. On verrait plus tard quand la machine repartirait.

Les premiers jours, quand il sortait de brefs instants de sa torpeur, une femme se tenait toujours à ses côtés. Elle l’avait patiemment sorti de son vide embué de terreur. Femme aimante et nouvelle mère, elle l’avait mis au monde une autre fois, elle avait réincarné cet esprit perdu dans les limbes de ses délires finissants, elle l’avait ramené dans la société des hommes. Elle lui avait donné son nom, elle lui avait donné son âge, elle lui avait donné sa paternité. Elle lui avait expliqué qu’elle était sa femme, qu’ils s’étaient choisis pour le meilleur, que le pire n’entrerait pas chez eux, que l’on reconstruirait son passé sur cet abîme sans mémoire.

Chaque jour, il attendait sa visite, prenait sa main dans la sienne, regardait cette femme, se persuadant un peu plus qu’il était à elle, la questionnant sur sa vie effacée, suspendu à ces lèvres, à ce regard direct parfois absent dans l’effort de souvenance. Jour après jour, il assemblait quelques briques étrangères dans la béance de sa mémoire, se répétant dans le noir de la nuit ces souvenirs d’une autre, pour les recouvrir de sa propre patine.

Lors d’une visite, alors qu’il se sentait plus solide, que son édifice intérieur se calfeutrait, moins sensible aux courants décharnés, elle lui apprit que les gendarmes l’avaient retrouvé prostré dans la longère des landes, roulé en position fœtale derrière la porte d’entrée entrouverte, bleui par le froid inhabituel sous ces cieux, le regard fixe et la commissure des lèvres blanche d’écume séchée. Puis, elle sortit de son sac un paquet de feuilles imprimées assemblées à l’agrafe. Le texte dactylographié, dense, épais, serré, semblait dicté par l’urgence. Sous chaque page la même référence commençait par “ http : //www….. ”.

Elle tendit le texte, lui disant que maintenant il devait voler de ses propres ailes, s’échapper du nid de souvenirs qu’elle lui avait bâti, se confronter à une autre réalité, affronter une autre sensibilité.

Ces feuilles regroupaient la période qui lui semblait avoir été effacée, elles racontaient une histoire, et c’était lui-même qui l’avait écrite.