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Aliens

A la Cafêt avec Lolotte et Dragan, ils nous entouraient, ils nous pressaient. La musique était à fond, ils projetaient des drôles de vidéos sur le mur taggé, un peu comme des Tétris, ça bougeait tout le temps dans la lumière bleutée du vidéoproj. Devait y avoir un sens dans ces évolutions de formes colorées parce qu’ils riaient tous, lançaient des paris, s’affrontaient par équipes. L’air sentait la sueur, la vieille bière, la poussière que tu voyais brassée dans le rayon lumineux. Un flipper hoquetait derrière nous. Ils étaient debout, collés les uns aux autres, se serrant, s’embrassant, se passant les verres en plastique et les bouteilles par-dessus les têtes, foule compacte du bar au mur.

Nous étions assis Lolotte et moi sur un canapé tâché. Ou plutôt vautrés parce que la mousse avait rendu l’âme. Face à Dragan sur son tabouret qui nous séparaient d’eux. Nous avions gardés nos cuirs, il faisait chaud. Dragan par habitude, seconde peau râpée et par endroit trouée. Lolotte et moi pour nous protéger de la crasse de cette cave noire et rouge dont le sol collait aux chaussures.

Lolotte est chanteuse. T’inquiètes, ce n’est pas son nom de scène, même si t’es pas forcé de le connaître parce qu’elle n’a pas toutes les radios et télés à ses pieds. Elle se bat depuis des années pour survivre. Elle n’a même pas son statut, faut trop de cachets déclarés alors qu’elle chante souvent au black dans les bars. Elle se produit sur scène mais ce n’est pas assez, son tourneur est une vraie feignasse avec son gros ventre et son crâne dégarni. Tu peux acheter ses CD mais tu ne l’entendras pas dans les médias. Elle n’est pas dans les listes parce qu’elle ne rentre pas dans une catégorie. Trop compliqué pour les programmeurs. Il leur faut un monde bien balisé alors que Lolotte, elle chante tzigane, jazz manouche et chanson française. Même que ses textes, ils ont du sens. S’il faut que tu digères les accords en septième et les paroles, un vrai effort pour le ciboulot, comment qu’il te restera du temps de cerveau disponible pour te faire acheter du Cola-Coca en poussant ton caddie ?

Dès que je viens à la Ville, je vais la voir, entourée par ses musiciens, dans les endroits les plus improbables. Quand je suis submergé par l’émotion, qu’elle arque son corps les yeux fermés les bras en croix et que sa voix m’arrache des larmes et zigzague sur ma peau, je me dis qu’elle sera forcément reconnue un jour à sa vraie valeur. Qu’elle s’imposera face aux pouffes décérébrées aux neurones poitrinaires. Qu’il faudra qu’elle porte des lunettes noires pour que je puisse encore me promener en ville avec elle.

Lolotte est super bien gaulée. Quand je viens la chercher, qu’on se balade ensemble, qu’elle passe son coude dans le mien en gardant les mains dans les poches parce qu’il fait trop froid, avec nos deux blousons noirs et notre haute taille, je vois bien dans le regard des gens qu’ils nous prennent pour un couple. Ça me rend vachement fier.

Lolotte fait partie de la famille. Elle a bercé Dragan quand il était bébé. Même qu’elle est sa marraine. Nous voulions une fée artiste aux cheveux rouges penchée sur son berceau. On a eu raison maintenant qu’il voyage dans l’éther des mathématiques. Les vraies, les fondamentales, les propres. Pas les algorithmes crasseux des traders.

Ils sont sympas, polis, ils me vouvoient et m’appellent « Monsieur ». Mais leurs regards passent à travers moi. C’est flagrant avec les femelles. C’est pas sexiste de les appeler comme ça vu que l’on n’est pas de la même espèce. D’ailleurs je dis aussi les « mâles » mais c’est vrai que je ne les regarde pas trop.

Dragan, c’est mon interprète avec les Aliens. Il m’explique leur langage, leurs codes, leurs mœurs. L’autre soir, à la Cafêt, il nous les désignait discrètement. Leur année, leur discipline, leur préférence sexuelle. Sur ce dernier point, tu pouvais facilement deviner. A voir deux mâles s’embrasser goulûment ou deux femelles s’étreindre, bien que Dragan me dise que ce n’était pas si simple, pistes brouillées, traverses cachées.

Il nous faisait face, souriant, sa bouteille de bière à la main, à l’aise dans ce vacarme qui nous obligeait à hurler nos phrases. Dragan vivait parmi eux, on pouvait croire qu’il était l’un des leurs. Nostalgie de le voir dans son nouveau monde, moi qui l’avait guidé pas à pas pour sortir du nôtre. Les Aliens lui touchaient l’épaule, lui chantaient à l’oreille, lançaient quelques mots que nous ne comprenions pas, puis, en se tournant, nous saluaient d’un hochement de tête et d’un sourire distrait. Toujours ce regard transparent, comme si tu n’existais pas. J’avoue que quelques femelles valaient le coup d’œil, plastique généreuse, imperfections mineures, énergie débordante. Cette assurance que cette Terre était pour elles. Certitude que nous étions dans des dimensions différentes, sans points de rencontre. Comme des passagères à travers la vitre et que tu restes sur le quai. Je sais que je ne ferai jamais partie de leur cercle, impossible de s’intégrer, fossé infranchissable.

Franchement Lolotte, elle faisait la maille face à ces Aliennes. Même que Dragan ne voulait pas croire qu’elle avait presque deux fois plus vécu que ces femelles qui se penchaient et le caressaient de leurs cheveux relevés. Il m’a bien fait rigoler. Ils sont comme ça les mathématiciens fondamentaux. Capables de te siffler une théorie cristalline qui ne trouvera aucune application pratique avant deux mille ans – et encore. Incapables de savoir compter bêtement les années les séparant de leur marraine…C’est pour cela qu’il était parmi eux. Parce qu’il partageait cette étrangeté le mettant à part des humains.

Lolotte nous a dit que c’était toujours comme ça avec les prématurés. Ceux qui survivent ont l’instinct de vie ancré dans le corps. Que les années n’ont pas prise. Ou moins vite.

Puis elle a saisi la main de Dragan, l’a guidé à son côté sur le canapé estropié, nous a pris par les épaules. Éclatante entre le père et le fils. Face à la foule qui parfois jetait un coup d’œil à cette étonnante triade. Je me suis senti un peu plus intégré dans la Cafêt. A cause des regards. Parce que je sentais dans le bras gauche de Lolotte les vibrations de ce monde qui nous entourait. Parce qu’elle nous réunissait Dragan et moi.

Il ne venait plus à la maison. Il fallait donc aller le voir. A chaque fois j’étais surpris par les changements. Un homme en face de moi qui ne voulait plus de la relation parent-enfant. Seulement des échanges entre adultes. Ne pas laisser paraître un affect, une crainte, un souci. Juste capter quelques bribes de sa vie. Accepter de le voir emprunter des chemins similaires et ne pas pouvoir l’aider à aller plus vite. Le laisser découvrir seul. Sans le guider, encore moins le protéger. Accepter tout ce temps perdu malgré l’urgence. Accepter qu’il me retrouvera quand je ne serai peut-être plus là et ne pourrai répondre à ses questions. Comme celles, béantes, que je ne pourrai jamais poser à mon père. Accepter que nous ne sommes pas liés aux chaînes familiales et qu’il vivra une autre histoire, étrangère à mon expérience.

Au côté de Lolotte, il saluait à nouveau quelques Aliens en levant sa bouteille. Solide. Magnifique avec ses cheveux bouclés et sa barbe d’une semaine. Oriental, métèque et pâtre grec. Intégré et reconnu parmi eux. La vie était de son côté.

Quand je suis sorti du taxi après qu’elle m’ait serré très fort, j’ai senti brusquement, face à la porte de l’hôtel, un déchirement. Parce que, partie dans ce taxi dont je voyais encore les lumières au bout de la rue, j’avais perdu le lien avec le monde de Dragan.

J’ai repris mon quotidien. Je travaille avec quelques Aliens. Pas les mêmes mais aussi différents. Relations strictement professionnelles. Impossible de faire passer des émotions ou seulement de blaguer parce qu’ils ne comprennent pas ou que tu te sens déplacé. Je m’y suis fait. Faut bien. L’univers leur appartient. Faut s’accrocher avant de disparaître.

J’ai pris un coup de blues hier quand une Alienne plutôt mignonne m’a dit que son père devait avoir mon âge.

Me comparer au père d’une Alienne ! Pffffffff ça m’a fichu un coup ! J’y ai pensé tout l’après-midi pendant qu’on se les caillait dehors sous la pluie froide.

Quand je suis rentré chez moi, j’ai ouvert l’ancien album photo et je l’ai feuilleté.

Pour voir ce type qui me ressemble, même qu’on croirait que c’est mon fils. Pourtant c’est moi. Avec trente-cinq ans de moins.

Quand j’étais jeune et que je ne le savais pas.

Quand j’étais un Alien.

Une réflexion sur “Aliens

  • Brigitte

    Bravo pour l’atmosphère : j’ai tout de suite plongé dans ce bar- cave noir et rouge et dans l’histoire, où toute ressemblance avec des personnages existants … est sûrement fortuite… 😉
    La bouteille, les cheveux bouclés et la barbe d’une semaine. du Dragan-pâtre grec sont très parlants mais …. je ne crois pas connaître la marraine !?
    Quand à l’auteur, dans mes souvenirs, il a profité de sa jeunesse et ce n’était pas un Alien : il savait regarder, et voir !
    Aujourd’hui, dur dur le regard des Aliennes (j’en suis entourée au bureau) mais peut-être , avec des cheveux plus longs … ?

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